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La Nostalgie du sacré - Michel Maffesoli

Editions du Cerf, 2020

vendredi 18 décembre 2020 par Alice Granger

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Le religieux fait retour dans les sociétés postmodernes. Michel Maffesoli est à l’écoute de ce retour qui lui évoque Arthur Rimbaud : « Posséder la vérité dans une âme et dans un corps ». C’est parce qu’il est réaliste, dit-il, qu’il peut reconnaitre « l’étroite union de l’esprit et du corps ». L’audace seule ouvre alors « quelques portes de ce merveilleux palais qu’est la vie, et fait comprendre « la richesse insondable du naturel » !
Ce livre est une odyssée pour revenir au pays natal du sacré, ce qui est possible si on est attentif aux « lieux organiques pour la pensée » que sont l’art, la culture, les mœurs. Beaucoup d’esprits passant pour forts s’avèrent alors être en réalité des esprits faibles qui ne veulent pas voir ce qui, littéralement, crève les yeux ! Si l’on voit vraiment, on cesse de croire que le peuple est naturellement débile et donc à éduquer par ce mythe du Progrès qui « préoccupe tellement les politiques de tous bords ». Il s’agissait, avec ce raisonnement du progrès, de faire muter l’humanité, de prendre la place d’un Dieu créateur et « de faire vivre l’homme dans une société ‘hors-nature’ », attitude paranoïaque qui oublie qu’en vérité, l’homme est inchangé, la mutation n’a pas réussi, la nature continuant à servir « de point d’appui à la surnature ‘sacrale’ ». Le retour du sacré, pour Michel Maffesoli, c’est donc le retour aux lois naturelles. Comme lors de la Contre-Réforme catholique du XVIe siècle contre la Réforme protestante, il s’agit maintenant d’une baroquisation de l’être-ensemble, le corps, les sens, les rituels, les communions collectives très différentes les unes des autres, ayant une place essentielle ! Les théories de l’émancipation, du progressisme finalement si destructeur, ne font plus recettes. Une transfiguration, écrit-il, est en cours, outrepassant l’éternelle lamentation humaine exploitée par les théories de l’émancipation. On ne la perçoit que par l’attention « au rêve réconfortant une humanité endolorie » !
Il invite à s’ajuster à ce qui est, en acceptant ce qu’a laissé la tradition. Une autre manière de vivre, en aspirant, même de manière obscure, à une transcendance, étreint par une soif d’infini, qui est le sacré. Il est particulièrement sensible au mot « respect », dont il a entendu l’importance particulière chez les jeunes générations. Or, l’étymologie de « respecter » est « respicere, respectare », c’est-à-dire « regarder en arrière, regarder derrière soi » ! Et aujourd’hui, l’urgence : respecter la nature, les lois naturelles, et le divin, c’est-à-dire la soif, en soi, d’atteindre une vie littéralement divine, qui est aussi désir d’incarnation ! Et alors, les racines, dont l’expression populaire « ce qui est chevillé au corps » fait si bien entendre le sens, font parties du corps social. Comme dans un meuble ancien, il n’y a pas de colle mais des chevilles ancrées dans le bois ! Michel Maffesoli prend de la distance par rapport à ceux qui parlent et répondent pour tous les autres, fournissant des opinions toutes prêtes, cette réduction rationaliste. Le besoin n’est pas uniquement matériel, à certains moments il engendre une jouissance de l’infini. Une force de l’esprit, inconsciente d’elle-même, est en relation avec une force matérielle. Il cite Fernando Pessoa qui, dans son livre sur l’intranquillité, a écrit « qu’à l’opposé d’une incrédulité ambiante, toute société avait besoin d’une transcendance » ! Il est donc temps de devenir sourcier des vérités cachées, d’aller vers une raison entière, c’est-à-dire qui allie le corps et l’esprit. Une entièreté de l’être individuel et de l’Etre collectif qui, seule, permet d’accéder à la vérité du monde. Ce monde, alors, est ouvert sans retrait ! De l’invisible, la vérité, Alétheia, permet de percevoir la visibilité, le savoir étant aussi un « ça-voir », un voir ce qui est là, ce qui requiert « une lecture patiente » ! Lorsque l’on sait « voir ça », en se dépaysant de ce qui va de soi, en remplaçant les représentations par des présentations, la pensée devient authentique ! Maffesoli met au cœur de son chemin de pensée la puissance de l’esprit incarné à la place du pouvoir surplombant d’un savoir abstrait. Le mystère d’une « tension native vers l’infini » fait de l’homme « un passager ou un passeur de l’illimité » !
Tandis que le monde moderne agonise, sature, Maffesoli sent dans ces vagues de l’érosion la gestation d’un monde, où la soif de l’infini engendre un choc amoureux, et un ordre de l’amour qui ne se satisfait plus de l’économisme, du matérialisme et de la société de consommation ! Une nouvelle manière de penser revient sans cesse sur les questions que pose le Réel, qui est un mixte composite de visible et d’invisible. Curieusement, comme dans le principe des fractales, écrit-il, ou en peinture la mise en abyme, dans un chemin de pensée authentique les œuvres précédentes servent de fondement, de fondations à la construction en cours, emboitement permettant de comprendre un ordre de l’amour, et une raison intégrale prenant en compte le corps et l’âme. Un chemin de pensée qui relie donc dans le temps les œuvres, comme une seule œuvre, universelle, chaque être humain y ayant contribué par sa part. Ce chemin de pensée me semble aussi faire sentir qu’il y a un lieu de l’accueil pour « tout » dont chacun des « tous » humains a fait et laisse sa part en luttant contre l’anéantissement qu’est une vie humaine « noble et tragique » comme le dit Apollinaire. Dans cette nostalgie du sacré qu’écoute Michel Maffesoli, il me semble que c’est cet accueil infini qui brille par son invisibilité, mais à ce point d’agonie du monde moderne, les humains ont soif de sentir que, mystérieusement, ils sont, chacun d’eux, accueillis dans l’aventure humaine terrestre infinie, et que les communions collectives diverses permettent de sentir vivant cet esprit-là, en phase avec une nature vraiment là, un monde sensible qui est, qui est donné, accueillant, suscitant poétiquement l’éclosion des sens, donc des émotions qui vibrent avec la sensation de savoir ce qu’est l’incarnation. J’imagine que seule la certitude de cet accueil nourricier qui est là comme un mystère, car invisible, mais chacun le retrouvant loin en lui comme une mémoire immémoriale, peut rendre possible de décrocher du monde moderne et son idéologie du progrès, son individualisme terrifiant de solitude. Cela conduit à s’enfoncer dans l’imaginaire, le nocturne, et donc aussi la douleur d’une descente aux enfers. Trépas, c’est passer outre, laisser s’éteindre l’égotisme propre à la modernité ! Alors, ressurgit le « nous » uni par cette commune immémoriale mémoire d’un accueil nourricier de chaque vie humaine qui vibre secrètement comme une pulsion de vie plus forte que la mort. Et une sorte d’idéal communautaire retrouve dans les rituels de la tradition les traces de communions permettant ensemble de sentir la vibration d’un esprit d’accueil pour « tous », un lieu naturel « donné » faisant lien. Accepter le monde tel qu’il est, dans sa limitation, ça semble comme la naissance, l’être humain né n’a pas choisi le lieu, la famille, la culture, sa terre natale, c’est « donné », c’est comme ça, mais la communauté humaine déjà là l’y accueille, comme si la loi de l’accueil, sur la terre du dehors, était celle d’un transfert dehors d’une maternité qui fut, dans le corps de la femme-mère, biologique ! L’accueil du dehors, sur une terre natale « donnée », avec la nature sensible, avec ces humains déjà là eux-aussi « donnés », est donc mystérieux comme une maternité invisible, qui ne se sent que parce qu’elle se manifeste par le fait d’avoir laissé sortir d’elle la vie humaine en gestation au terme de son incarnation originaire. Cet accueil si mystérieux qui se transfigure dehors, qui se présente par le lieu terrestre, la nature, les humains déjà là, est donc la présentation que la séparation a rendu possible ! C’est comme cela que je sens, en lisant ce livre de Michel Maffesoli, le mystère lié à ce retour du sacré. Le sacré fait entendre une séparation. Le sacré c’est cette séparation qui abandonne au « donné » qui se présente avec la terre natale et les humains qui y habitent déjà ! Le sacré est inhérent à la naissance. Un transfert de la maternité biologique s’effectue dehors, sur la terre natale qui est « donnée », tandis que le matriciel se détruit, est pour toujours inaccessible, et qu’une maternité du dehors accueille, où le monde sensible suscite l’éclosion des sens et le corps s’incarne ainsi, dans l’immensité de la vie au rythme de leur ressuscitation poétique ! La certitude de l’accueil du dehors vient donc de la certitude de la séparation, la mère primitive, la mère matricielle de la gestation, liée à la contrainte biologique du corps de la femme, ayant laissé sortir d’elle l’être humain qu’elle avait accueilli en mettant en dormition ses défenses immunitaires pour qu’elles ne rejettent pas ce tiers antigénique. En laissant au terme de la gestation ce nouvel être humain naître, la mère matricielle accomplit un acte d’amour, elle lui donne ce qu’elle n’a pas, cette terre natale du dehors et les humains qui y habitent déjà ! La certitude de cet accueil du dehors, qui vibre comme un mystère de l’amour abandonnant dans un ordre de l’amour, est nourri par la certitude de la séparation, et ce qui est perdu se transfigure dans le « donné » de la terre natale, que l’être humain né ne choisit pas, qui « est ». Mais qui est comme une maternité transférée définitivement dehors, parce que la mère matricielle, qui est la contrainte biologique du corps différent de la femme programmé pour la gestation, a laissé sortir d’elle l’être humain qui va renouveler sur terre l’aventure de l’espèce humaine. Je lis ce livre de Michel Maffesoli comme le retour sur cette séparation originaire qui transfère sur la terre natale la maternité biologique. Peut-être comme si les humains, dans ce temps de gestation de la postmodernité, n’en avaient pas encore vraiment pris acte consciemment, ni les hommes ni les femmes, celles-ci ne pouvant donc pas saisir quelle révolution ce serait pour elles d’admettre cette maternité du dehors, à laquelle les hommes aussi pourrait donner leur part ! Donc, l’acceptation du monde tel qu’il est, une limitation, donne paradoxalement une vision élargie, dans une transmutation du monde social, redonnant du sens à « une existence vécue en plénitude : l’immensité de la vie » ! Avec la fin de la logique du tiers-exclu, devient possible une mystérieuse incarnation, et l’imparfaite perfection du « chiffre » trois. Michel Maffesoli propose une méditation sur la catholicité essentielle, celle du fait religieux comme reliance, qu’il voit comme fondement de la culture occidentale ! L’appétence pour le sacré est, pour lui, la renaissance d’une puissance insoupçonnée !
Est en train de s’achever cette « légende » d’une raison souveraine qui commença à la Renaissance et trouva son apogée avec les Lumières, puis fut célébrée en 1790, le « culte de la Raison prenant acte, avec la Révolution française, d’une progressive déchristianisation de la société française » ! Tout fut soumis à la raison, qui géra tous les aspects de l’être-ensemble, Saint-Just, « l’Ange de la Terreur », faisant « du bonheur une idée neuve en Europe » ! Les affects, sentiments, fantasmes, émotions communes, furent refoulés dans la sphère privée, entourée de murs, cette étanchéité propre au bourgeoisisme. Furent marginalisées, voire occultées, les générosités liées au phénomènes religieux. Ce fut une religion sans transcendance, une recherche d’un paradis terrestre, la politique devenant la forme profane de la religion. Mais le mythe du Progrès a raté son rendez-vous ! Faire rendre raison à tout le monde, c’est « considérer que la sagesse populaire en son entièreté… n’a pas légitimité. La seule légitimité étant détenue par le rationalisme dont sont détenteurs les ‘responsables’ : politiques, intellectuels et leurs différents avatars, responsables en ce qu’ils ‘répondent’ à la place des autres et pour les autres » ! Ces autres étant des tiers exclus ! Cela débute, ainsi que le démontre Max Weber, avec la Réforme ! Une mutation radicale (Heidegger) ! Avec le protestantisme allemand et la Réforme, la dogmatique romaine est infléchie, et, surtout l’empreinte romano-orientale de l’expérience chrétienne de l’être, liant le christianisme à un Orient mythique, c’est-à-dire un sacral vécu collectivement, une communion des saints. Au lieu de cela, avec la Réforme, et le bourgeoisisme qui en est né, « c’est l’individu rationnel », maître de lui-même et maître de la nature, isolé à la fois de la nature et des autres, qui fut privilégié ! Cela ira jusqu’à la catastrophe écologique, climatique ! D’où cet effrayant déphasage par rapport à la vie réelle ! La méthode rationaliste a évacué tout l’imaginaire populaire pourtant fortement enraciné dans la vie des sociétés, et moteur principal de « toute culture digne de ce nom » ! Une sagesse populaire qui, en son entièreté, « savait unir la rationalité et les fantasmes sensibles », sur un principe de relation, « autre manière de nommer la religion ». Cela faisait participer chacun « à un ensemble plus vaste dont il n’était pas le maître » ! Le rationalisme a brisé cela, et du même coup, s’est attaqué à la complexité de l’animal humain !
Michel Maffesoli parle de la raison intégrale, attitude « questionnante » sensible à l’ambiance émotionnelle dans laquelle baigne toute vie sociale, n’est pas dogmatique. L’être primitif sommeillant en chacun, loin des théories de l’émancipation, est celui qui se soumet à des impulsions qui nous dépassent. « C’est reconnaître que l’on est mû par des forces intérieures qui, à partir de notre être-là, nous font accéder à un être transcendant », et c’est le mystère de l’incarnation. A partir de ce qui est sensible, dans une acceptation à ce qui est donné, on peut accéder au Dieu caché, c’est-à-dire à un « être-là » en plénitude ! Rien n’étant dans l’intellect qui n’est d’abord dans les sens, comme le disait déjà Thomas d’Aquin. Cela a d’abord été dans les sens. Fécondation mutuelle entre le corps et l’esprit. Ainsi une complexité autrement plus dynamique succède au matérialisme. C’est le besoin physique qui fait émerger un désir métaphysique, un désir d’infini. Alors qu’un enténèbrement, résultant des Lumières ayant conduit à une vision unilatérale et à courte vue focalisant l’existence sur les besoins matériels et corporels, a fait resurgir le désir d’infini, spirituel. Une spirale, une reprise redonnant force à une puissance spirituelle en soi s’accomplissant collectivement, fait revenir à ce qui est réellement évident, au sensible, à la nature des choses. « L’incarnation, c’est revenir sur le sol de ce monde » ! A un réalisme qui exhausse « la matière en spiritualité ». L’audace naturaliste de Le Caravage, dans l’esprit de la Contre-Réforme catholique, est celle de ténèbres comme chemin menant à la lumière, et il illustre en quoi la matière « peut être initiatrice d’un surplus d’être spirituel », et qu’il n’y a pas de pensée sans expérimentation. Un chemin de pensée. La raison intégrale, c’est la raison sensible, l’émotion, la passion, l’humain, revenant « aux principes même de l’intelligence, à savoir rassembler, recueillir ce qui est épars dans notre humaine nature » ! C’est comprendre par la raison intégrale l’être-ensemble, en admettant l’importance des passions, de visions non rationnelles, l’unicité de l’intelligence et de l’intuition, en écoutant les forces primitives et intellectuelles dans l’individu et le collectif.
Penser le sacral n’est donc en rien, écrit Maffesoli, un sacrifice de l’intellectuel, ni un dénigrement de la droite raison ! Au contraire, c’est une démarche intellectuelle des plus exigeantes ! Bien au-delà de la logique du tiers-exclu, cette logique de non-contradiction assez simpliste propre au rationalisme moderne ! Elle permet de penser « cette chose autrement plus difficile qu’est le « tiers donné », les identités multiples, les sincérités successives, un polythéisme des valeurs, un multiculturalisme, et beaucoup d’autres diversités ! « Cette coïncidence des choses opposées est une vision intelligente qui est au fondement même de toute civilisation. » L’intelligence (‘inter ligere’), consiste à ramasser, à recueillir ce qui est épars ! Ce sacral met en lumière la force d’un soleil intérieur, qui va bien au-delà de la satisfaction des besoins élémentaires, des besoins vitaux. Michel Maffesoli ajoute que là est peut-être l’aspect substantiel du mystère de l’incarnation. Le chemin de la pensée intégrale n’est pas du tout une démarche désincarnée, c’est une pensée enracinée dans la vie de tous les jours ! Faisant flèche de tout bois, très en-deçà et très au-delà d’un savoir acquis ! Complexité de l’humain qui, tout en étant incarné dans ce monde-ci, est travaillé par la soif d’infini qu’exprime la tension, la pulsion poussant à se relier à l’autre, religieuse en ce sens-là. Il y a une sorte de fidélité d’esprit et de corps à ce monde donné, mais aussi la recherche d’un absolu qui dépasse les limites de ce même monde ! Cela implique de savoir douter, mais aussi se soumettre là où il faut. Bref, « la raison intégrale ouvre à une dimension infinie ». Au contraire, les intelligences stériles ne peuvent pas sortir du monde matériel, de leur univers borné, elles manquent d’incarnation.
Le mystère de l’incarnation est le pourvoyeur du sublime, écrit Maffesoli. Une sorte de communion des saints, d’initiés, partage des mythes, mais ils sont muets vis-à-vis de ceux qui ne les partagent pas. Les grands changements se font dans l’obscurité. Il est difficile de dire le nom de la déité (l’accueil du dehors ?), qui est un cela sans nom, un rien permettant le tout, un creux accueillant qui s’ouvre à l’altérité. C’est l’eccéité du Moyen-Age, le « c’est ainsi ». La mystique « réservée à quelques-uns vient en grec du verbe ‘muo’, se fermer, se taire ». « La rose est, dans de nombreuses cultures, le symbole du secret et de la confidentialité. Déjà dans l’Egypte ancienne, elle représentait un dieu du silence ». Le ciment de ces groupes électifs est l’Esprit. Lautréamont dit que le dieu de ce renouveau spirituel n’est plus le « grand objet extérieur » ! C’est une sortie de l’individualisme moderne. Alors, c’est la beauté de la nature qui se crée en lieu d’accueil vibrant d’émotion et de poésie, c’est la symphonie des oiseaux, la splendeur d’une nuit étoilée, une grande œuvre culturelle, une sculpture, un tableau. Cela nous transporte au-delà de nous-mêmes dans l’empathie accueillante aux « tous » et au « tout », et nous fait communier avec quelque chose de divin. Cela laisse sans voix ! Ce divin a une force incommensurable. La nature a une puissance active, éternelle, immuable, elle est métaphore d’un Dieu créateur principe de toute vie. Difficile de nommer cette puissance divine, puisque cela entre en résonance avec le retrait, la séparation, le transfert invisible vers cette maternité du dehors accueillant. Le monde de la nature et de la culture, de la matière et de l’entendement, est le « produit d’une substance infinie générant et maintenant le monde en son entièreté et sur la durée ». Au-delà « de la paranoïa rationaliste qui a prévalu, tant en politique que dans le domaine culturel, c’est bien ce Dieu qui se retire qui attire ces générations en révolte contre les lieux communs de la bien-pensance dominante » ! Alors, le clair-obscur est magnifié, propice aux vibrations intérieures. Vertu du silence, écrit Michel Maffesoli. Le Sans Nom est une connaissance prudente attentive à l’ombre !
Le chemin de la pensée intégrale est ardu, et passe par la descente aux enfers, la ‘kénose’, mot où l’on entend le grec ‘κένος’ qui signifie ‘vide’. Il s’agit de mourir à son petit soi de l’individualisme moderne et sa loi du plus fort, de sacrifier un narcissisme, un confort installé et borné, alors qu’il est difficile de comprendre les raisons de rien, pour renaître à un Autre plus vaste ! D’abord, cela pose des questions qui semblent sans issue. Mais sur la place publique, les émotions, les passions, les sentiments, retrouvent de la force, tandis que le monde moderne individualiste et utilitariste encore dominant s’avère de plus en plus incapable d’être au rendez-vous en faisant un paradis sur terre pour tous et que la planète, cette « nature des choses », s’avère de plus en plus en grand danger qui commence à arriver par des cataclysmes climatiques, telluriques, guerriers, tels les réveils d’un dragon ou de défenses immunitaires que les humains avaient cru pour toujours en dormition ! L’ange sommeillant en chacun se réveille. Sensibilité libertaire diffuse à travers des communautés, des frères, qui permet d’accéder à un Autre transcendant, dont la racine est dans le mystère de l’incarnation. Il s’agit bien de la Mort, qui revient à l’ordre du jour, afin de laisser la place à ce miracle de l’incarnation qui fait que l’aventure humaine se poursuit et se renouvelle. D’où le « mystère », le secret, l’ombre, la discrétion, l’invisibilité, pour mieux sentir, je l’imagine, combien cet accueil du dehors est Réel, que la maternité s’y est transférée, ce que cela doit à la séparation, à cet acte d’amour qui donne ce qu’il n’a pas en donnant la terre natale et les humains qui y vivent déjà ! La « nature des choses » de Lucrèce est du « donné » hospitalier, accueillant, à exhausser, à faire sentir dans son immensité ouverte infinie « Vivre sa mort de tous les jours, voilà ce qui peut nous faire accéder à la transcendance divine ». Le « trépassement » comme possibilité d’accéder à un plus-être, qui est aussi « l’essentielle aspiration de la mystique catholique ». Comme dans l’amour absolu, cette mystique est l’anéantissement de l’âme qui, en se perdant soi-même, est transportée au-delà des limites de la vie humaine, vers la perpétuation de l’aventure humaine en accueillant l’incarnation en devenir à l’infini. C’est de l’ordre de l’intuition plus que de la représentation. La « kénose », le rabaissement, le dépouillement, pour renaître tel le phénix. C’est quelque chose de cet ordre qui est en train de renaître, écrit Michel Maffesoli. La prétention à dire que tout aurait une solution commence à s’estomper. La célébration d’une mort à soi, par la communion avec l’autre, est une sorte de sacrement qui rend visible la force invisible du tout Autre « s’incarnant dans un être-ensemble » très intense. Accepter cette mort met fin à la conception paranoïaque du modernisme, ce monde que l’homme seul, autosuffisant, serait à même de construire. Vivre la mort de tous les jours, c’est accepter la finitude, reconnaître l’importance des limites. A travers cette mort à soi, le monde se vit et se pense « dans un processus d’interaction et de réversibilité ». Au-delà de l’idéologie de la liberté, « on est concrètement dans un constant rapport de dépendance. Dépendant de la nature environnante, des autres de la communauté et de ce qui nous transcende ». C’est cela, le verbe « être » en son sens infinitif ! L’infini englobant de la déité. Amour comme dépendance absolue. Amour et mort liés. Sainte Thérèse d’Avila, dans la statue du Bernin à Rome, « souligne le rapport existant entre la mort à soi et l’accession à l’Autre qu’est Dieu, par l’extase ». C’est une « transverbération », le trait enflammé de l’amour transperce Sainte Thérèse, amour qui « participe à la sublimité de l’amour divin ». Ce transpercement est une forme de trépas où douleur et joie, finitude et plénitude, amour et mort, sont étroitement mêlés dans une dynamique infinie. Le fond de l’homme, souligne Michel Maffesoli, est structurellement ambivalent. « C’est cela l’économie de la nature dont le divin se porte garant. Il faut, tant bien que mal, s’accorder à la nature des choses, ce ‘natura rerum’ dont le poète Lucrèce a montré la grandeur, mais aussi la cruelle nécessité ». C’est cela qui permet de dissiper, dit Maffesoli, « les simplismes idéalistes des Lumières » ! Et qui souligne le clair-obscur de chaque existence ! C’est cela, la nature des choses où prend naissance la soif d’infini, ce qui pousse à reconnaître du divin comme « véritable ciment du fait sociétal, c’est-à-dire d’un être-ensemble trouvant ses fondements, … ses fondations, dans une transcendance lui servant d’assurance ». C’est l’expérience immémoriale de l’humanité, dit Maffesoli ! Ces expériences qui reconnaissent la réalité du Réel ! Cette « réité », « où l’amour de la vie se nourrit de son contraire. Et où la mort, l’ultime, mais aussi la ‘petite mort’ de l’orgasme, la mort de tous les jours, celle de l’ennui, la ‘bonne mort religieuse’, la mort des extases mystiques, tout cela nous permet d’appréhender un ordre supérieur dont le sacré est garant ».
La notion d’’habitus’ (Thomas d’Aquin) vient s’ajuster à un lieu, aux coutumes de la vie quotidienne dans un territoire commun, le lieu faisant lien. Retour à l’entièreté de l’être où vie et mort sont liées. Un nouveau paradigme est en gestation, qu’une « nouvelle matrice de l’être-ensemble est en train de voir le jour ». Voilà ! Accueil du dehors, transfert dehors de l’accueil originaire.
Une nouvelle révolte, protéiforme, est en train de naître contre le veau d’or, contre l’économisme encore dominant, écrit Michel Maffesoli. Cette nature des choses, ce « donné » hospitalier, par des événements collectifs divers et multiformes entraînés par des « saints », fait communier « tous » dans l’esprit d’accueil du tiers jusque-là exclu, dans une harmonie conflictuelle. La renaissance de la force de vie se fait par le côté obscur des choses, dans un Réel difficile à voir au temps encore dominant de l’économisme et du mythe du Progrès. Une révolte de l’esprit, au nom d’un Réel gros de spirituel, avance, non sans une « forme d’héroïsme juvénile » contre la petite réalité matérialiste, telle une « métapolitique indifférente à la politique ! Et en effet, le vieux monde n’est plus contesté, il laisse indifférent, constate Michel Maffesoli. C’est aussi une révolte qui prend des risques, qui sait regarder la mort en face, accepter la finitude. C’est une sorte de chevalerie des temps post-modernes, un affrèrement poussant à s’assembler, « le sentiment émotionnel de participer à une aventure commune avec tous les risques que cela ne manque pas de comporter ». Dans une indifférence vis-à-vis des médias officiels, les laissant ronronner et ronchonner dans leur ordre de l’entre-soi ! La vraie vie est ailleurs ! L’audace se retrouvant « dans la multiplicité des ‘sites’ alternatifs », en ce temps où l’économicisme est encore dominant. Par exemple, les sites de la cyberculture traduisent un « enromancement » de la vie qui « repose sur un imaginaire héroïque, s’insurgeant contre la monotonie propre à la marchandisation ou à la spectacularisation du modernisme », à l’image des chevaliers du Moyen-Age. Risque de ces sites alternatifs comparables à ce que fut dans la tradition chrétienne le dogme de la communion des saints, qui pouvait se faire même dans des catacombes ! Une force, qui ne s’effarouche pas de la mort, un esprit se trouvant dans la déchirure absolue, transmute le négatif en « être ». Force que Michel Maffesoli sent à l’œuvre dans la rébellion métapolitique des jeunes générations dans leur quête spirituelle, dans un vitalisme complexe, à travers épreuves et sursauts, désenchantement et réenchantement, retour des rituels dans la vie sociale et politique. Face « à cette déréliction suprême qu’est le problème de la finitude », l’espèce humaine a toujours eu besoin de croyances, celles du monde modernes furent le mythe d’un Progrès technique infini, la théorie de l’émancipation, maintenant obsolètes ! Fernando Pessoa écrivait que « L’Etre en soi n’est que le Non-Etre ».
Citant Sainte Catherine de Sienne, qui disait que « Dieu nous manque dans l’exacte mesure où nous restons attachés à nous-mêmes », Michel Maffesoli nous accueille dans l’ère du « nous » ! Le cheminement est long, pour remplacer le rationalisme abstrait par la raison intégrale ! « L’acceptation de la limite redonnant le sens de la mesure à un humanisme incarné ». Rien d’un immanentisme à courte vue ! Extinction de l’égo, de l’individualisme, tandis que le regard se tourne vers un plus-être transcendant. Le sentiment religieux, qui strictement parlant est le fait d’être relié à l’autre, revient, dans l’acceptation et la reconnaissance de l’Autre, qui dépayse, ouvre. Michel Maffesoli rappelle les deux sources du mot « religion » : ‘relegere’ qui signifie rassembler, relire, et ‘religare’ qui signifie relier. « C’est en rassemblant ce qui est épars en l’homme et dans la société que l’on peut être relié avec le ‘tout Autre’ ». C’est-à-dire relié par une sorte de certitude commune de l’accueil du dehors ? D’où la fécondité de cette communion avec l’altérité. En étant affecté par l’autre ! L’autre qui, à la fois, limite et détermine, c’est-à-dire inverse le sentiment que c’est terminé, que c’est fini, que c’est immobile et terminé, en ressourcement. Dieu, c’est être affecté par l’Autre, qui est le nombre infini d’autres, le « plus-être ». Heidegger disait qu’on passe de l’ère du « je » à l’ère du « nous » ! Ce qui est là. Ce « nous » est un donné que le donné qu’est la nature, l’hospitalité accueillante, donne. Le « nous », le nombre infini des humains accueillis à leur naissance dans la nature des choses, le ‘natura rerum’, ne peut pas être éliminé par le « je » ! Il se produit donc, dans cette harmonieuse conflictualité, une mort à soi qui permet « d’accéder à l’altérité du groupe ou à celle, absolue du divin ». Dieu, c’est pour Maffesoli cette conscience collective que la vie commence par l’incarnation, qu’une hospitalité charnelle a rendu possible puis a abandonné à la vie dehors, cet inconscient collectif « cause et effet de toute vie sociale », qui fait glisser « de l’autonomie moderne vers l’hétéronomie postmoderne », où « c’est l’autre qui est ma loi » ! Déperdition de soi, intime, qui s’inverse en « extime », et c’est « vers l’autre que l’on se situe », c’est « à partir de l’autre que l’on existe ». La cyberculture, dit Maffesoli, peut aider à conforter ce « nous ». Ce « divin social » comme la manifestation « de cette soif de l’infini qui régulièrement resurgit et qui permet de comprendre cette pulsion conduisant à se désencombrer de soi, pour accéder à un Soi communautaire plus vaste dont le ciment essentiel est le rapport à une transcendance divine ». Une énergie transcende le moi, une empathie sociétale ! Importance des rituels, où le « nous » se théâtralise. Rituels qui mettent en jeu les corps individuels, et « tendent à conforter le corps de la communauté en général ». Maffesoli le rappelle, l’émotion est toujours désindividualisante. Commence à prévaloir le retour du mythe de l’enfant éternel, qui met en jeu une âme, un cœur, capable « d’entendre le retentissement de la voix et des émotions des autres ». Et une vie sociale « dans laquelle le devenir-frère devient ou redevient un élément primordial ». Cet « affrèrement » ressurgit, écrit Maffesoli, régulièrement dans les histoires humaines. L’horizontalité des rapports humains conduit à la transcendance divine, l’entraide, la solidarité, etc. Chaque existence particulière y acquiert un sens. La logique de l’identité propre au modernisme est dépassée vers l’identité aux identifications multiples. Octavio Paz, à propos d’Inès de la Cruz, parle de la sympathie universelle, un consentement à une force invisible « empêchant la dispersion, l’isolement, l’enfermement dans un ego égotiste ».
Le devoir de mémoire de Michel Maffesoli souligne que ce qui est en train de naître ne peut bien être observé que si l’on sait scruter les racines qui servent d’assurance à l’ordre des choses. Pour lui, la vraie progressivité est celle qui reconnaît l’autorité du passé. Enracinement dans ce qui a été, s’il est pris au sérieux, permet de comprendre ce qui est en train de renaître. L’actualité rend actuel ce qui perdure, ce qui est essentiel. Mais ce retour aux racines n’en est un que si on ne lui attribue pas une connotation conservatrice. Ce retour ne fait que rappeler « la vitalité de ce qui est enraciné », qui fait sentir l’importance de ce « donné », du pays natal ? Les théories d’émancipation du XIVe siècles ont voulu se débarrasser du sacré obscurantiste afin d’aller vers l’avenir radieux du Paradis sur terre ! Se dégager des coutumes paysannes, de la glèbe sous les pieds, de la servitude liant le paysan à la terre ! Idéologie des bien-pensants pour lesquels il y a pour chaque problème une solution, une perfectibilité. Alors que le sens de la limite, de la finitude, c’est différent, puisqu’il s’agit de s’ajuster au monde tel qu’il est ! De voire « la nature des choses » comme du donné hospitalier, à la naissance et pour la vie.
Pour accéder à la pensée authentique, il faut faire un saut. Celui qui est libre n’est pas celui qui fait ce qu’il veut, mais veut faire ce qu’il doit faire, c’est-à-dire qui sait s’accorder au « donné ». Une puissance souvent inconsciente émane de ce « donné ». C’est ce « donné » qui donne à être ! Le « donné » comme autre manière de dire la nature et « la loi naturelle qui en est issue, son caractère sacré ». Avant les droits, il y a les devoirs ! Ceux qui ont le sens du tragique (de la mortalité de la vie) se sentent poussés à s’accorder, à s’ajuster à la loi naturelle, à accepter la fatalité du destin, et aussi le trésor caché légué par la Tradition. Le devoir de mémoire renaît de nos jours par les fêtes du patrimoine, les festivals relatant contes et légendes d’un territoire commun. En fait, l’individualisme n’a jamais été une attitude naturelle, il est déconnecté du Réel, c’est une organisation sans racine, qui oublie d’où l’on vient, où on ne sait plus « être là », c’est-à-dire s’accorder à ce qui est. Le devoir de mémoire explore « ces régions obscures où prennent naissance nos racines ». Le culte des saints est enraciné localement, le culte de la Vierge Marie rappelle son enracinement terrestre, elle est l’étoile du matin. La « matrie » fait fond sur une initiation venue du bas, par exemple pour Chateaubriand, des flots, des vents, des nuages, qui le marquèrent enfant. Maffesoli écrit qu’il « ne peut y avoir accession à cette altérité que parce qu’il y a une ‘matrie’ donnant naissance et confortant la vie ! Voilà l’inspiration ! Une maternité transférée dehors, dans la nature des choses, et le « nous » humain ! La culture natale est une sorte de psyché primordiale, pour « ceux qui gardent l’esprit d’enfance ». L’esprit d’adoption s’ouvre à ceux qui nous ont précédés et se tourne vers ceux qui nous suivront. Le monde de la vie n’est pas une succession de droits, comme depuis le XVIIIe siècle c’est la spécificité de la civilisation occidentale, mais plutôt « un ensemble de ‘devoirs’ qui insèrent l’homme dans la rigoureuse loi naturelle, image de la loi surnaturelle ». Dans le « souci » lié à « l’indépassable angoisse qui frappe le monde, quelque chose qui nous assujettit à des valeurs éternelles ». Le mystère de l’incarnation se trouve au-delà de la réduction de l’humain à une dimension économique. L’attention à la « chair du monde » (Merleau-Ponty) est de plus en plus là. Idéal communautaire par Internet, réseaux sociaux, solidarité fondée sur la proximité. Il y a une restauration en cours de l’esprit de jeunesse, par des révoltes et des rébellions, il y a la nécessité « de ces racines assurant à la plante humaine, profondément ancrée dans le sol, une croissance harmonieuse vers le transcendant céleste ». Michel Maffesoli l’écrit : « Voilà bien le devoir de mémoire que réclame l’esprit de jeunesse » !
Curieux d’en savoir plus sur l’aventure de la transmutation en cours, il souligne que les mots sont souvent prostitués, par exemple la démocratie, la Révolution, le Progrès. Le capitalisme et le socialisme, le bourgeoisisme, se sont emparés du mot Progrès, faisant de l’homme un animal économique esclave du matérialisme de bas étage. L’idéologie de l’intérêt et du profit, le développement technologique, ont contribué à l’égoïsme et l’individualisme des temps modernes ! Le progrès est une forme profane de la religion ! Lorsque, maintenant, on parle de crise, au niveau mondial, c’est parce qu’il se produit à l’évidence une mutation fondamentale à un niveau mondial, prenant des formes différentes. Une aventure de la transmutation. En physique nucléaire, Maffesoli rappelle qu’il s’agit de la transformation d’une substance en une autre substance. Pour nous, il s’agit de la fin de l’idéal des Lumières et de son rêve enchanteur d’une société parfaite à venir qui a conduit au bourgeoisisme culminant dans la société de consommation, l’existence n’étant plus qu’un miroir de la production. L’égotisme moderne est en train de laisser la place à un « nous » beaucoup plus généreux et solidaire. Le temps des tribus revient d’actualité, une sorte de tribalisme archaïque, c’est-à-dire premier, permet de comprendre que c’est l’empathie, l’émotionnel, le sentiment d’appartenance, qui est au fondement de l’être-ensemble contemporain ! Empathie signifie communier avec. Transmutation mystique. Attentive à l’expérience quotidienne, à ce renversement de l’idéal des Lumières, restituant l’enchantement des choses vécues. Car c’est « en laissant être ce monde à partir de la présentation ou de la ‘monstration’ que l’on peut saisir la rumeur grandissante des sens, du sensible, du sensualisme qui ne sont que l’expression visible et naturelle du surnaturel ». Expérience sensible qui réitère l’éclosion sensorielle de la naissance ? Donc, sensibilité à ce qui est secret, caché, invisible, ce mystère qui dit qu’il existe une réserve de l’Etre. Clair-obscur de l’existence, que Le Caravage dans sa peinture a su rendre. C’est à l’opposé de la transparence à tous crins de la modernité. Appétence pour le secret, le caché, le mystère. Héraclite disait que la nature aime à se cacher.
Les élites complètement déconnectées ne peuvent pas saisir le tsunami spirituel en cours. La transmutation des valeurs, écrit Maffesoli, est toujours une aventure et un mystère qui s’opère dans le secret, dans une ombre qui est féconde. Celle-ci est faite d’un réseau de secrets « où s’élabore discrètement le paradigme, c’est-à-dire la matrice donnant vie à tout être-ensemble » ! Voilà ! C’est l’agent caché de toutes mutations d’envergure ! Ce principe spirituel est autrement plus subtil, écrit Michel Maffesoli, que celui du « principe de réalité » dont la dominance est économique ou politiste, où reste incompris que « le Réel est toujours gros de l’Irréel » c’est-à-dire des mythes, des légendes, des fantasmagories qui s’enracinent dans l’expérience humaine. La pensée radicale est attentive à cette puissance de l’invisible, à son énergie en acte dans des actions individuelles, à la force de l’imaginaire, qui visent à « rendre visible la force invisible de l’être-ensemble ». Ce qui se traduit par « un retour en force de l’entraide, du partage, de la solidarité, de l’empathie et autres formes de générosité… C’est-à-dire être en ‘reliance’ avec l’autre. Il s’agit, pour Maffesoli, de savoir discerner cette « centralité souterraine ne se reconnaissant plus du tout dans une société officielle obnubilée par une conception économique à courte vue ». A l’opposé de la désincarnation du monde moderne, la religion telle que la comprend Maffesoli « consiste à mettre l’accent sur l’expérience, l’affectivité propre aux sens ». Ce que l’on peut nommer une ‘éthique de l’esthétique’. C’est bien cela le mystère de l’Incarnation ! Le Dieu fait homme, propre au christianisme, en particulier dans la tradition catholique ou orthodoxe, c’est, au-delà d’une simple attirance intellectuelle, « l’importance du sentir » ! Voilà : le sentir ! Celui de l’humain né ! Sentir, dans les langues romanes, et en particulier en italien, cela signifie ‘écouter’, et en français, aussi une mise en jeu de l’odorat ! Dehors, à la naissance, les sons, les parfums, suscitant les sens, les mettent en éclosion ! S’ajoute l’expérience des couleurs, de la vision ! D’où les rituels, avec les chants, les pèlerinages, que l’on croyait dépassés ! Buisson ardent de Moïse, qui annonce le nom de Dieu, dans ce buisson qui brûle sans se consumer ! Le caractère religieux sollicite l’âme par les sens. Il met l’accent sur « une incarnation intemporelle sollicitant tous les sens ».
Dans la pensée juvénile, on retrouve « l’expérience du moment vécu exprimant une liberté primordiale » naissante. Celle lors de l’éclosion des sens dans le « donné » du monde naturel de la naissance ? « Pas une liberté politique, mais une liberté spirituelle perceptible dans ces regards issus d’une vie élargie » ! « Vie non plus réduite au principe de réalité : économique, sociale, politique, mais vie dans son effusion native » ! Voilà : la naissance, et le « donné » terrestre, la nature des choses, ce qui fait entendre un don d’hospitalité qui s’est transféré dehors, inventant une maternité virginale, celle en résonance avec la virginité des sens en éclosion, l’écoute, l’odorat, la vision, le sentir, le tactile, le goût. « Vie ouverte, élan vital, puissance de l’initial, voilà bien ce qu’exprime la reviviscence de l’Incarnation. » Le sacral est alors lié à la vie vraiment née, au sentir rendu possible par le « donné », l’hospitalité d’un dehors réel, qui réussirait à passer à travers l’économisme dominant en en signant l’apoptose ! La liberté de cette pensée juvénile met en jeu, écrit Maffesoli, au-delà d’une conception étriquée de « l’étant » réduit à sa plus simple expression, un « être » plus global, en reconnaissant que « l’Etre, c’est ce qui est », ce qui est accepté parce que c’est là ! C’est là, ce n’est plus matriciel, cela a été transféré dehors, formant la nature hospitalière, le donné, la nature des choses, une maternité virginale du dehors, où le sensible peut éclore, cette incarnation. Mixte d’amertume et de joie ? Pourquoi ? Parce qu’est encore dominant l’économisme du monde moderne ? Mais Hölderlin parle du « repos serein de l’initial » ! Pour l’instant, sans doute parce qu’il faut encore se battre contre les moulins à vent, il y a un aspect chevaleresque dans beaucoup de pratiques juvéniles. Et le bénévolat, les nombreuses causes humanitaires, les échanges, le partage, forment « un nouveau culte des saints ». Une transmutation qui se fait peu à peu, qui se capillarise dans l’ensemble de la vie quotidienne, comme le sent Michel Maffesoli. La prévalence de la vie intérieure, la multiplication des lieux et occasions de méditation, tout cela met l’accent sur la « reliance », sur le fait que personne ne semble plus exempt « d’un tel moment source » ! Loin de l’utilitarisme, dans un refus « d’un amour de Dieu ‘marchandisé’ » ! L’homme de désir postmoderne n’est pas à la recherche d’un salut lointain et sécularisé, comme dans le mythe du Progrès dans le sillage de la philosophie des Lumières, mais le retour à un désir vécu dans la reliance à l’autre de la communauté et au divin. C’est cela le mystère de l’Incarnation : rendre immanente la transcendance. Ce qui conduit à une exaltation de la vie, à son triomphe, ce qui est la naissance dans le monde sensible, dans la nature donnée où il y a aussi les autres. Ce n’est plus lointain, l’être est là en son entier, du divin incarné. Ce que les extases mystiques vivent. La transmutation en cours, forcément aventureuse car court-circuitant les lieux communs, les certitudes et la bien-pensance rationaliste, « rappelle… que Dieu est la manifestation des réalités possibles… est quelque chose qui est toujours dynamique. La force du devenir s’opposant à la stagnation toujours menaçant des institutions ou des idées figées ». Ce qui est en jeu dans « le retour multiforme du sacral, c’est la source vive d’une dynamique, c’est-à-dire d’une force animant les tenants de l’esprit ». Désir de transcendance incarnant l’archétypale soif de l’infini. Un « au-delà de l’enfermement individuel, une ex-propriation du petit soi, enfermé en lui-même, vers un Soi plus vaste, exprimant la plénitude de l’Etre ». C’est le dogme essentiel de la tradition catholique : Dieu est « l’être le plus grand qui puisse être pensé ». C’est « penser l’être en tant qu’être ». Ce qui est en train de s’opérer est un retour à la religion et à la poésie ! Et la primauté du sentiment y est inhérent.
Michel Maffesoli nous parle de « ténèbre rayonnante » en évoquant Héraclite : « Rien n’est plus cher à l’éclosion que le retrait ». On entend le retrait d’une maternité biologique, et par la séparation, le transfert dans une maternité du dehors, faite par le « donné » qu’est la nature et par le « donné » qu’est le « nous ». Il ajoute : « L’essentiel avance à bas bruit », ce qui s’élabore dans la postmodernité se fait dans la discrétion, le secret, long voyage dans la pénombre des âmes pour comprendre les passions qui les animent ! Il « faut suivre le fil d’Ariane dans le labyrinthe de la vie pour arriver à la compréhension de l’étrange divinité » ! Puis il cite Fernando Pessoa : « Le soleil a beau dorer la face / Des jours, l’espace muet / Nous rappelle qu’il s’agit d’un masque / Et que c’est la nuit qui est tout » ! Régime nocturne de l’imaginaire, qui redonne ses lettres de noblesse à la part onirique de l’homme ! Une mise en jeu de « toutes les possibilités individuelles et collectives ». « En son sens premier et fondamental, le ‘sociétal’ est bien cette capacité d’intégrer le mythe, le symbolique, l’onirique comme des aspects substantiels de notre vie en société. Le nocturne, dès lors, exprime l’entièreté de l’être. Ou encore la nuit comme substance même du temps ». Plutôt que dénier « la part d’ombre, il faut savoir la ritualiser. Composer avec elle afin qu’elle ne devienne pas perverse et, dès lors, sanguinaire. » On assiste, écrit Maffesoli, à un retour de cette part d’ombre individuelle et collective. A l’illuminisme moderne va succéder l’illumination postmoderne. La « part du diable ». Maffesoli écrit que l’on peut « accentuer la dimension matricielle de ce sobre et protecteur creux en parlant d’une ‘invagination du sens’ » afin de montrer « qu’à côté du ‘patrimoine’ issu du simple rationalisme, le ‘matrimoine’ mettait en jeu le rapport entre la raison et les sens ». Et qu’il « faut prendre acte de l’essentielle obscurité de la condition humaine ». C’est dans les plis de cette obscurité que le destin s’accomplit, « avec la charge tragique que celui-ci contient ». Plissement de l’histoire au destin vécu quotidiennement. Tragique de la naissance, de la perte de l’accueil originaire ? Si « l’on sait penser à partir de ce qui est, et non de ce qui devrait être, si l’on sait regarder ‘ce qui est’, sans se le représenter, mais en se contentant de le présenter, on comprendra qu’existe, de plus en plus, dans la vie de tous les jours une redescente dans la caverne de l’être où le divin occupe une place primordiale. Le ‘sacral’ est tout simplement une manière d’exprimer une telle redescente ». Caverne originaire où est accueillie la gestation de l’être humain renouvelant l’humanité et où chacun de « nous » s’est incarné en premier, son incarnation invisible, motif premier que la logique fractale reproduira dans le visible à l’identique, dans le monde humain et sensible, dans « la nature des choses », dans ce lieu qui fait lien ? Donc, vision d’un transfert dehors de la maternité du dedans en recommençant à celle-ci, vision d’une hospitalité de la nature, des choses, des humains en résonance avec l’hospitalité originaire ? La vie divine serait cette redescente dans la caverne originaire de l’hospitalité, afin qu’elle résonne dehors comme source d’inspiration pour « l’affrèrement », la vie ensemble ? Où « le partage des images, donc des passions et des affects donne une dimension bien plus concrète à l’existence humaine ». Cette communion par le partage des images « conduit la vie dans une amplitude que la réduction à la raison éclairée avait quelque peu dénaturée. » Retour au « régime nocturne » de l’imaginaire qui est en cours, « où les affects jouent un rôle important, ce retour à la nuit des sens » qui rappelle que la société est une « agrégation » dans laquelle « l’émotionnel joue un rôle on ne peut plus important ». Redescente dans la caverne de la vie ! Revenir aux racines ! Glissement du diurne au nocturne. Cet « aspect ténébreux, cette mise en perspective abyssale », tous ces « afoulements » rappellent « le resurgissement d’un univers de mémoire enseveli ». Alors que le « projet diurne des Lumières s’est constitué sur la négation du passé. Sur le refus obstiné de la tradition ». Le retour sacral nocturne est un rappel à la nécessité des « sous-sols de l’être ». Michel Maffesoli parle logiquement du retour aux « Mères », au royaume des ombres où elles demeurent ! Et pour illustrer l’ambivalence et l’ambiguïté humaines, il dit que d’antique mémoire, « le sombre est féminin et la lumière masculine » ! Voire que « le principe féminin est souvent maléfique » ! Les prophètes luttent sans cesse contre le culte des divinités féminines ! Maffesoli écrit que, régulièrement, resurgit, sous forme de compensation, « la figure primordiale de la femme. Figure emblématique du mythe du matriarcat. Figure redonnant de l’importance au ‘Matrimonium. L’accent étant mis dans cette occurrence sur les racines, le terroir, la profondeur et l’obscurité de l’ordre des choses. Tout cela est lié à la figure de la déesse-mère, fécondatrice, protectrice et cruelle à la fois. » Maffesoli insiste sur l’importance anthropologique de la femme primordiale. Les « Vierges noires » montrent la fascination « de l’obscure clarté de la divinité dans la religion populaire, où elles sont le symbole de l’incarnation du sacré, immanence de la transcendance, liant le principe féminin et la puissance de la religion ». Perdurance et actualité de cet archétype matriciel, pour Maffesoli. La pulsion communielle, « ou désir mystique d’être ensemble pour être ensemble à l’ombre protectrice, fût-elle obscure, de la figure mariale » ! Les « endroits où l’on honore la Vierge Marie », des lieux ombragés, c’est, au-delà de l’intellect, là où se conforte « l’émotion structurant la communauté ». La Vierge serait « tour d’ivoire, maison d’or », pour atteindre la divinité, il faut aller à la clarté par l’obscurité, c’est « cela qui est au fondement même du principe féminin : rappeler l’importance des forces obscures, favoriser une connaissance par le sang, comme autant d’anamnèses des racines, de la nécessité du terroir et autres manifestations du matriciel. Toutes choses à consonance mystique ». Maffesoli évoque la civilisation patriarcale précédée, et donc suivie maintenant, par la culture matriarcale. Donc, aspect matriciel de cette nuit obscure, souligne Michel Maffesoli !
Le Dieu fait chair est le fruit des entrailles de la Vierge Marie, ce mystère de l’incarnation. Maffesoli écrit que, tandis que la pensée occidentale est un constant refus de ce « Rien » fécondant, parce qu’elle veut constamment être « pleine » de vérités, de projets, d’avenir, l’Orient mythique est toujours en creux, « réceptif, attentif à ce qui se vit ici et maintenant ». Il rappelle que pour Hanna Arendt, le Rien, le creux, c’est la vie contemplative, qui permet de connaître les choses. Rien, c’est « tout simplement l’autre nom de l’Etre ». Il permet le oui. « Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le Rien, en son obscurité même, est le prototype de la démarche affirmative. Très précisément en ce que ce Rien est gros de multiples possibilités » ! Le nocturne, en limitant, permet d’accéder à un plus-être. « Tout visible suppose de l’invisible. C’est cela, en son sens fort, ‘alétheia’, la vérité : un invisible (la séparation ?) permettant la visibilité et donnant la perceptibilité des choses. Ce qui nécessite que l’on arrive à VOIR » ! Voir ce qui est là. Non pas voir de l’obscurantisme partout ! « Humare », c’est-à-dire enterrer, est à l’origine de l’humain. Mais ce qui est à enterrer, n’est-ce-pas d’abord le placenta ? Pour naître. Enterrer étant l’acceptation de la perte, et de la mort de l’autre que l’on fut avant la naissance ? L’inhumation « est une spécificité de notre espèce animale et la différencie de toutes les autres ». Michel Maffesoli dit qu’il faut être attentif à cette chaîne sémantique « inhumation, humain, humus, humilité », pour comprendre l’importance de la nuit, de la terre-mère protectrice, de la ténèbre en son aspect rayonnant, c’est-à-dire en ce qu’elle accorde à la vie une luminosité lui étant propre ».La « lumière noire » est une manière « de rendre attentif… d’élucider une composante humaine, celle de la nuit, celle de l’obscurité, celle de l’ombre, que la paranoïa ou la schizophrénie occidentale ne voulait pas VOIR ». Les fusions collectives diverses sont des occasions pour que s’opère « une rencontre intérieure avec une puissance étrangère » ! « Le mystère, c’est l’acceptation de l’obscur ou la recherche de l’ombre. Il s’agit là d’une manière de s’accommoder des limites. Limites constitutives de l’humaine nature, et dont la mort est l’expression paroxystique ». Cette acceptation de l’ombre, de la limite, « est une intuition de la culture hellénique que l’on va retrouver dans le romantisme européen au XIXe siècle ». En tout cas, Maffesoli voit ce retour de la part de l’ombre, à accepter comme une composante humaine, comme une réaffirmation du sentiment contre la domination de la simple raison, part nocturne qui a quelque chose de sauvage, qui s’insurge contre « la prétention de tout dominer ». « Part nocturne qui conduit à une acceptation de l’altérité naturelle et, par-là, aboutit à cet Autre de l’homme qu’est le Dieu divin. » Tout le mystère de l’incarnation.
Alors, Michel Maffesoli nous présente « L’immensité de la vie ». Il cite William Blake : « Energy is eternal delight » ! L’énergie est une éternelle joie ». Il insiste sur l’attention à une accentuation du sacré qui est profondément immergé dans la vie quotidienne. Un élan vital, un « principe directeur intense assurant sur la longue durée la perdurance de l’espèce ». Une mystique du naturel « qui peut conduire à celle du sur-naturel ». La célébration de dame-nature, en son immanence, conduit à la transcendance de « l’Être surnaturel ». A partir du Rien on atteint Tout. Il cite Léonard de Vinci : « Parmi les plus grandes choses qui sont parmi nous, c’est l’être du rien qui tient le premier rang » ! De l’énergie, du mouvement, mais aussi de la corporalité. Le corps naturel et limité se transfigure en corps surnaturel et illimité, un corps de gloire. Une complexité en devenir. La conception de Dieu comme une dynamique, une force plus ou moins consciente traversant la psyché collective, paradoxe de l’intime-extime. Une vie poussée à son paroxysme. Puissance de Dieu qui se constitue dans « cet élargissement du moi individuel au Soi global ». Force intense qui « impulse les manifestations de la vie quotidienne, mais qui s’épanouit dans la communauté humaine ». La sociabilité prend le pas sur la personnalité. Alors que la primauté de la conscience individuelle a malmené la « nature des choses », la sagesse populaire en appelle à un savoir-vivre sociétal respectueux et tributaire des us et coutumes ancestraux. Il y a une puissance supérieure à l’individu qui informe en profondeur les manières d’être collectives, et chacun doit obéir à la Loi, ce qui fonde la perdurance du lien social. La « société est une agrégation d’individus où les sentiments, les passions, les émotions, en bref les affects jouent un rôle primordial ». La notion « d’habitus », la vie commune étant une vie habituelle, avec une soumission mais voulue, à « un ordre des choses assurant une indéniable protection ». C’est cette apparente limitation qui, pour Maffesoli, renforce l’immensité de la vie, et son vitalisme. Limitation qui donne un « plus-être » car accordant plus d’importance à la vie contemplative qu’à la vie active au sens d’utilitariste, donnant à la vie une ouverture, une fécondité qui rappelle celle de « l’enfant éternel regardant tout avec émerveillement. Voyant tout comme pour la première fois ». Une mise en perspective très éloignée de l’individualisme ! Une conception holistique de la vie ! Un « olos » c’est-à-dire « tout », « une globalité reposant sur la complémentarité entre tous les éléments composant notre humaine nature. En particulier ce qui relie chaque individu à la communauté dont il est issu et qui lui assure la ‘sur-vie’ dans tous les sens du terme. » Nier cet holisme, cette globalité, mène au rétrécissement individualiste. Et au mal-être généralisé. Après la naissance, « tout » est dans « la nature des choses ». Si l’égo prend le dessus sur la communauté, quand la conscience individuelle prévaut sur la conscience collective, il y a une ambiance convulsive, hystérique. Mais si c’est la connotation collective qui prévaut, alors s’ouvre ce que Michel Maffesoli nomme l’immensité de la vie. Cela nécessite une démarche longue et ardue, une foi, un débat que chacun a avec soi-même, discrètement. Un véritable apprentissage que Heidegger décrit comme « apprendre à exister dans ce qui n’a pas de nom » ! Or, comme la spécificité humaine est de nommer, c’est très difficile, souligne Maffesoli ! D’où les arts, comme la musique, la peinture, la sculpture, pour exprimer et vivre le rapport au divin. Cet apprentissage de l’indicible, dont témoignent, tout au long de la civilisation chrétienne, les statues, les peintures, les fresques, figures emblématiques où s’enracine la mémoire immémoriale de la culture européenne, écrit Maffesoli. Il rappelle combien le beau est très supérieur au simple principe de réalité, combien il transcende la réalité économique, pour aboutir à un Réel bien plus vaste. Iconique autrement plus complet que l’économique qui prévaut dans la modernité. Car « le niveau de la réalité est celui de l’individu, le niveau du beau est celui de l’espèce humaine se transcendant dans le ‘plus oultre’ divin ». Les « afoulements musicaux », « les pratiques artistiques vécues au quotidien et dans le développement des échanges non utilitaires constituant la cyberculture », sont des phénomènes contemporains où « s’élabore une conscience diffuse de la communauté. Et ce dans l’aspect le plus primitif de l’être-ensemble. Celui de l’émotionnel… la correspondance du tribal et du ‘tripal’ ». Maffesoli poursuit : ce religieux qui dépasse la solitude individuelle « n’est suprême que par le concours de tous. Belle définition de la religion s’il en est. Ce ‘Grand Être’ étant issu de ‘l’ensemble continu des êtres convergents’. A savoir les hommes présents, passés et futurs ». « C’est cet ensemble continu qui assure la perfection de l’ordre universel. Autre manière de nommer le divin. Le ‘for externe’ du religieux devient, dès lors, une unité spirituelle issue de la convergence des actions, des pensées, de l’émotionnel et de l’intelligible, ce qui est le propre de tout être-ensemble humain. Ce qui est, tout simplement, une manière de dire l’aspect dynamique de la communauté ». Mouvement où l’on abandonne le repos et l’enfermement en soi-même. Mouvement, car l’individu est en constante émigration vers une transcendance à laquelle il aspire. Nomadisme, en ce que la recherche intérieure, par le biais de l’amour des autres, conduit à une recherche plus entière qui est celle du sacré » !
Michel Maffesoli nous invite alors au mystère de la trinité, qu’il présente comme une imparfaite perfection. Dans toutes les cultures, commence-t-il, le chiffre trois joue un rôle important, est « au fondement de l’esprit d’harmonie, fût-elle conflictuelle ». Il faut, dit-il, saisir son sens ésotérique et son sens exotérique, car cela permet de « déchiffrer », justement, « le mystère humain en fonction de la Trinité divine » ! Il est conscient que c’est provoquant, dans cette période d’incertitude, où l’on quitte l’époque moderne utilitariste alors que l’époque postmoderne est, en son état naissant, encore indécise ! Mais cette provocation est faite pour ne pas rester dans des certitudes désincarnées et pour aller de l’avant ! Il commence par rappeler que « ce qui a fait la performativité de l’Occident moderne est ce que l’on peut appeler la ‘logique du tiers exclu’ ». L’individu est réduit à sa plus simple expression, une identité une. De même, l’Etat-Nation évacue les particularismes et les spécificités locales, hormis quelques grands récits qui servent à masquer l’uniformisation globale, qui est celle du « bourgeoisisme » qui vise à un utilitarisme économique à courte vue ! Mais en France, cet « unitéisme » culmine avec une conception de la République Une et Indivisible, un unitarisme qui est d’origine théologique, l’arianisme, cette hérésie, combattue par l’Eglise catholique, « considérait que Dieu est un seul esprit et non une substance composée de trois hypostases : Père, Fils, Esprit ». Les partisans de cette Trinité étaient accusés de ne pas être de vrais monothéistes ! Cette conception venant de l’arianisme a progressivement, écrit Maffesoli, constitué l’idéologie officielle du bourgeoisisme c’est-à-dire du monde moderne analysé par Max Weber comme une conjonction entre « l’éthique protestante et l’esprit capitaliste ». La modernité étant donc issue d’une ‘prostantisation’ du monde, c’est-à-dire d’une rationalisation généralisée de l’existence, cette rationalisation propre aux Lumières du XVIIIe siècle « n’ayant fait que parfaire et compléter le projet plus ou moins conscient de la Réforme protestante » ! La structure ternaire de la déité ne pouvait que choquer ce rationalisme ! Celui-ci « purifiait une religion quelque peu magique » : culte des saints, de la Vierge Marie, de la Trinité. Maintenant, écrit Maffesoli, il convient de revenir à la « chose » ! De voir ce qui est, ce qui est là ! Et donc de mettre entre parenthèses « toutes les idéologies qui s’élaborèrent du XVIIe au XIXe siècle ! Revenir à la temporalité, celle de la tradition et des archétypes qui en sont l’expression, où s’entend à la fois l’éternel retour de Nietzsche et la sagesse populaire disant qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Le répétitif est propre à la pensée authentique, écrit-il, et est en phase avec la redondance des histoires humaines. Le doute à l’égard de la pensée établie permet d’entrer dans un « authentique questionnement » qui fait entendre que l’on assiste à la fin, à la saturation d’une modernité, une époque performante, riche en indéniables « succès scientifiques et technologiques », mais destinée à mourir, comme toute époque. A l’opposé du progressisme, est en train de naître une simple « progressivité dont le présent, gros du passé est garant de l’avenir ». Il s’agit de repérer « les indices de ce qui est en gestation afin de comprendre l’aspect pluriel et ambivalent des sociétés contemporaines », de repérer et mettre en correspondance les indices.
Le retour des tribus fait face à l’homogénéisation des Etats nations. Maffesoli l’entend « comme la métaphore de l’hétérogénéisation, c’est-à-dire la prévalence du tiers » ! Un tiers qui n’est plus exclu, qui est donné ! D’où la naissance d’une autre logique, logique de la contradiction, où le contraire ne se dépasse pas en synthèse mais en vécu, en tant que tel « dans une harmonie différentielle et non moins féconde, produisant un équilibre antagoniste ». Cette logique contradictorielle est ouverte, dynamique, ce « qui est la spécificité de l’amour trinitaire ». Le XIXe siècle utilitariste et sa logique du tiers exclu fut dramatique, avec son « tout a une solution, une résolution possible », qui a prévalu jusqu’à la moitié du XXe siècle, avec son désir d’une assurance technologique, d’un contrôle total, de la recherche d’un zéro risque, d’un refoulement de l’incertitude. Au contraire, à cet excès technologique fait suite, surtout dans les attentes des jeunes générations, une recherche de l’incertain, de l’inhabituel, ce qui en appelle à une conception ternaire, au mystère de la Trinité. Ce mystère, écrit Maffesoli, permet « un étonnant et pertinent éclairage sur la vie sociale ». Car en effet, cette foi trinitaire apporte son soutien « à une culture de la réciprocité des relations humaines ». La réciprocité, le partage, l’échange, retrouvent une actualité, dans la vie quotidienne, sur les réseaux sociaux, ceux-ci étant une sorte de « communion des saints » postmoderne. L’assignation à résidence propre au bourgeoisisme « est en train de laisser la place à une hétérogénéité trouvant son équilibre à partir de l’échange ». Même s’il y a en même temps une résistance exacerbée au monde qui change, une « harmonie différentielle est cependant bien en gestation ». Tribu rime avec trois, pour Maffesoli ! La triade, « avant l’Etat ou tout autre rationalisation, est l’élément essentiel de l’être-ensemble ». « Le tiers donné nous rappelle l’importance du contradictoire dans toute structuration humaine… ou sociale – la tribu ou la communauté… elle est fondatrice de l’Etre et donc de tout être ». Le ceci Et cela, non pas ceci OU cela, oui Et non et non pas oui OU non.
« Il s’agit là de l’étroite interaction existant entre le mystère de la Trinité et celui de l’Incarnation. En unissant harmonieusement toutes choses, on est face à un corporéisme mystique, un matérialisme corporel caractérisant au mieux l’aspect traditionnel des choses et le présent le plus actuel ». L’échange, dans la vie quotidienne, c’est « être-avec » qui se diffracte « en de multiples pratiques vécues au jour le jour », affrèrement sous ses différentes formes, le bénévolat, les initiatives coopératives, etc. Ennui dépassé « en mettant en œuvre une ‘contradiction juxtaposée’, en jouant sur la ‘discordance du rythme’ et la ‘superposition d’éléments variés. Cette unicité « privilégiant l’union relationnelle, la juxtaposition des ‘personnes’ composant l’unicité divine’ ». La notion de personne, le « prosopon » de la théologie classique, « n’étant ce qu’elle est qu’en fonction d’une relation à autrui », jamais « suffisante en elle-même, la personne n’existe que dans une complexité relationnelle. Ce qui suscite une harmonie différentielle ». Cette « fonction « trine », « ce rôle du tiers qui met à mal la réduction rationaliste posant en premier une identité autosuffisante, une conscience de soi souveraine » ! La complexité trinitaire le remet en question ! Il s’agit d’une « connaissance perspectiviste » en ce sens que chaque « élément de cette complexité » n’existe « qu’en perspective de l’autre ». Cette « attitude perspectiviste est une expression de la duplicité du désir, de son ambivalence : toujours en attente de l’altérité, toujours dépendant de l’autre. Dépendance qui est l’essence même de l’amour ». Cet ensemble complexe est toujours en mouvement. Une « temporalité où l’éternité se vit au présent », l’instant éternel étant tributaire des coups du hasard, comme de l’inattendu qui dynamise l’amour en le faisant sortir « de la langoureuse quiétude de l’ennui répétitif ». C’est l’unité close qui croit que tout est d’un seul bloc ! La mosaïque de l’unicité est « toujours en tension vers l’autre », l’éternel présent propre à la logique relationnelle est l’expression d’un éternel présent qui marche. Maffesoli souligne que le mot « éternel » vient de ce que ce présent ne peut pas se mesurer à l’aune de la simple simultanéité qui caractérise l’évolution d’un individu autosuffisant et en rien déterminé par l’autre. La personne est en continuelle dépendance, c’est-à-dire en résonance, ce mot faisant entendre le fait de renvoyer le son de l’autre. Comme dans la relation amoureuse, le trois toujours instable « est cause et effet de la relation amoureuse », le propre de cette relation amoureuse étant d’être « en perpétuel redoublement ». Et c’est « en n’acceptant et en ne vivant que par l’autre que chaque personne peut parvenir à ce qu’il y a de meilleur en elle-même ». Le modèle triadique est une imparfaite perfection, c’est une « complétude qui repose sur le jeu des contraires, dont la dynamique est « de l’ordre d’un mécanisme participatif toujours renouvelé ». Ce jeu des contraires se fait, dans la vie sociale d’aujourd’hui, « au-delà de l’économisme encore dominant » ! « Ce qui constitue une centralité souterraine étant en constante expansion », dont le souci est de participer à la vie, aux joies, « toutes choses constitutives de l’altérité ». Ce tiers est résistance dans le temps dominant, et c’est l’autre, « celui de ma ‘tribu’, qui conforte le sentiment d’appartenance » à un autre temps qui s’annonce, s’ouvre, et qui est l’autre « de la nature environnante », cette nature dont l’homme n’est pas le possesseur et le maître. Cette nature dans laquelle la sensibilité poétique est en éclosion, ce qui donne « le sentiment de participer au monde qui nous entoure. De rentrer en réversibilité avec lui. » D’où quelque chose de mystique, ce sentiment de participer « à ce qui nous dépasse », ce qui est obscur, mystérieux, mais pourtant essentiel. « Voilà fondamentalement le rôle du tiers » ! Ce mécanisme de participation, cette prévalence du relationnel, « dont le symbole est la Trinité amoureuse », qui accentue « le glissement de l’homme du besoin purement matériel vers un homme de désir privilégiant le spirituel », cette participation pouvant utiliser la technologie sans en être dominée ! Ce réenchantement implique d’être voyant de ce qui est !
Quel est le cœur battant de la communion à laquelle aspire de plus en plus d’humains bougeant à contre-rythme par rapport à l’économisme ? C’est que l’altérité « exhausse » chaque personne « pour la faire participer à une « multiplicité-une », la communion étant la recherche d’un absolu, « celui de l’universel Autre ». En s’éloignant d’un égotisme senti, puisque l’individualisme est encore dominant, en ce changement en cours de paradigme ! C’est par un imaginaire baroque que l’altérité joue un rôle primordial dans cette dominance de l’économisme. Ce que Maffesoli nomme postmodernisme est une baroquisation du monde, comme en d’autres époques où le vitalisme, le partage émotionnel, jouaient dans les arts et la vie sociale un rôle de premier plan. Et « l’esprit baroque se reconnaît en ce qu’il met en œuvre des schémas multipolaires ». Octavio Paz, dans son livre sur Ines de la Cruz, montre bien le rôle du tiers « dans la vie toute pleine de passions de cette religieuse », sa vie « exprimant les violents contrastes de l’âge baroque », « ce qui était essentiel était de vivre, avec intensité, on pourrait dire de manière holistique tous les aspects de l’humaine nature ». Une vie intense qui outrepasse « le principe de coupure cher… à la réduction rationaliste ». L’entièreté de la vie veut être en communion avec l’autre humain et l’Autre divin. Il s’agit d’une religion diffuse, qui met l’accent sur « un sentiment émotionnel reposant sur une communion collective ». C’est alors l’autre qui « donne la loi ». Les vibrations étant recherchées dans les rassemblements de tous ordres. Mise en œuvre d’une rêverie mystique, un « autre imaginaire sociétal meut les pratiques quotidiennes ».
C’est un ordre de l’amour qui commence, en « mettant l’accent sur l’affect comme élément originaire de l’existence ». Et, en effet, ce qui met en direction de l’autre est toujours une intentionnalité affective. Donc, Michel Maffesoli insiste, le cœur battant de cette époque en gestation, c’est le relationnel. Et faut prendre en compte qu’il s’agit d’un passage de l’anthropocentrisme moderne vers un théocentrisme « redonnant au désir de l’Autre la place qui était la sienne avant les temps modernes. »
Dans la réduction rationaliste sur un individu autosuffisant, « ne devant rien à ce qui le constitue ou à ceux qui l’entourent », il y a un caractère paranoïaque, celui de l’homme possesseur de la nature, qui substitue et remplace l’acte créateur divin. Alors que le retour du sacral a l’intuition d’une « sorte d’hospitalité inconditionnelle, un perpétuel accueil de l’autre en soi, le tiers jusque-là exclu, à travers la rotation entre les personnes de la Trinité. Une pulsion relationnelle étreint l’homme de désir tendu vers l’autre, et à travers celui-ci, vers l’autre plus oultre, l’Autre transcendant ». Le maître mot est donc l’accueil ! Un accueil qui est encore fragmentant, qui brise l’enfermement égotiste, qui l’ouvre « à un caritatif émotionnel » ! Un « je m’éclate » ! Maffesoli reste sur son idée d’un balancement entre deux époques, il ne faut jamais perdre de vue cela ! L’époque que l’on est en train de quitter, la modernité, met l’accent sur l’homogénéité, donc la réduction à l’homme égotiste, l’homme statistique, l’homme moyen ! La postmodernité, en gestation, s’éloigne d’une morale générale applicable en tout temps et en tout lieu ! Ce sont des éthiques plurielles qui naissent sur fond d’attractions sociales ! Le pont symbolise l’ouverture de la relation à l’autre, au tiers, tandis que la porte met l’accent sur une uniformité continue, celle de l’individu moyen, de l’Etat Nation centralisé et du rationalisme réducteur. « L’individu et l’individualisme enferment. La personne et la communauté s’ouvrent. » L’unité « de l’individu laisse la place à l’unicité de la personne ».
La mosaïque tribale assure la cohésion de l’ensemble « tout en préservant la spécificité de chaque élément en particulier ». « Le groupement des trois personnes divines exprime la force (‘dunamis’), cause et effet de la vie en son origine et dans sa continuité », un humanisme intégral, l’intégral « étant ici compris comme la source de toutes les valeurs d’une fonction algébrique ». Maffesoli veut ainsi signaler l’aspect intégrateur du ternaire, ce qui permet de comprendre que toute existence individuelle ou collective est une continuelle intégration ! « Processus rappelant que l’humanité n’est telle qu’en fonction d’archaïsmes qui la travaillent continuellement. Il est des moments où le réveil de l’archaïque est plus important. Un mot résume ce processus à merveille, celui d’entièreté » ! L’élément fondamental de celle-ci est l’interaction. Le continuel processus relationnel, dont le chiffre trois est le symbole. A « partir d’une lumière intemporelle », on comprend « le monde en son entier ».
Michel Maffesoli nous fait entendre comment cette gestation d’une postmodernité n’est possible qu’avec la Trinité, qu’avec le chiffre trois. Il commence par rappeler que la théorie pythagoricienne montre que « les triades divines apparaissent fort anciennement et se retrouvent dans toutes les sociétés » même les plus « primitives » ! Et il insiste sur cette origine qui « rappelle l’importance de la source à partir de laquelle peut exister ce milieu qu’est le présent » ! Cette source, ce mystère, cette mémoire immémoriale ! Alors il présente les trois personnes en une de la Trinité, le Père, le Fils et l’Esprit ! Le Père « est détenteur de l’autorité… au sens fort, ce qui fait croître ce qui est. Pour ce qui nous concerne, la réalité mondiale ou sociale ». C’est-à-dire que le Père exhausse, présente, le « donné » accueillant au « nous », le « tout » infini de la « nature des choses », à la fois la nature et la communauté humaine déjà là dans sa multiplicité, bref il emmène dans l’exil définitif qu’est la naissance dans un monde ouvert et changeant et se présentant en création sensible aux infinies facettes dépaysantes, oxymoriques, le déracinement ouvrant toujours un « présent » un « donné », « un monde sensible accueillant » et qui pose des questions en même temps qu’il augmente sans cesse à l’infini, il ouvre ainsi au Fils un monde terrestre et humain sensible dans lequel l’éclosion poétique des sens, du corps, du relationnel, ressuscite l’aventure humaine de l’incarnation ! Le Père est l’autorité en ce que, dans la présentation de ce qui est vraiment, ce donné, ce monde tel qu’il est, changeant, divers, déséquilibré c’est-à-dire oxymorique, merveilleux et inquiétant, « tout » en mouvement accueillant les « tous », signifie aussi la séparation d’avec le lieu originaire incarné hospitalier en creux où chaque humain a vécu sa gestation, son incarnation entière. Donc, ce Père comme autorité est aussi la loi disant qu’il n’y a pas d’inceste ! Parce que ce « donné », cette « nature des choses » du dehors, de la planète natale accueillante à « tous » les nés, pour une aventure sensible et poétique où les sens s’éveillent pour une incarnation qui doit tout à l’interaction avec ce monde sensible, n’est pas la métaphore d’une matrice ! Mais une création du Père qui s’inspire de l’hospitalité première perdue et transférée dehors, qui invente l’aventure humaine née dans l’Esprit de l’originaire relation, celle de la nidation, dans la coupure de cette relation ombilicale de sang. Le Fils, dans ce « donné » accueillant et hospitalier par le Père qui emmène dans cette présentation des choses sensibles et humaines à la fois multiples, différentes, dépaysantes mais toujours « ce qui est là » pour accueillir comme si chaque matin était le premier jour, s’incarne sur terre, parmi les hommes. C’est-à-dire que son incarnation poursuit l’aventure de la vie humaine dans une hospitalité du dehors où la sensorialité poétique du corps rassemble ce qui est épars. L’incarnation du dehors qu’il vit chaque jour comme le premier matin du monde réitère dans ce « présent, dans « la nature des choses » à la fois terrestres et humaines, dans ce monde sensible infini, l’incarnation originaire du temps de la gestation, mais dans l’ouvert ! Une logique eucharistique, car il incarne un frère chaleureux qui fait sentir à « tous », aux frères, son incarnation à lui, qui est possible parce que le Père crée le « donné », l’ouvre à l’infini, et que son « exemple » suscite la flamme de l’incarnation en eux, touche des cordes sensibles poétiques profondes. Eucharistique, car ces « frères » dont les cordes sensibles sont ressuscitées par cet « exemple » si vivant, si poétique, en communiant dans ces émotions qui s’enracinent si loin en amont en eux par la relation si nouvelle qu’il a tissée, ont envie de le remercier pour cette bonne nouvelle, où les corps se sentent ressusciter, c’est-à-dire naître sensoriellement ! Remercier, « evraristo », eucharistie ! Le Fils est la deuxième personne de la Trinité, celui à partir duquel s’élabore la ‘religion’. Le Fils est reliant et rassemblant. Il est un corps incarné qui accueille parce qu’il donne sa vie en train de se vivre comme nourriture, comme un prédécesseur passeur, comme une flamme empathique qui suscite à l’intérieur de l’autre la vibration sensible, chaleureuse, d’une même incarnation, touchant réellement l’être que l’autre est aussi, le ressuscitant, le faisant vibrer dans sa chair la plus originaire. La religion, écrit Maffesoli, a bien cette fonction : sublimer l’intériorité individuelle en un ensemble plus vaste où cet individu trouve son équilibre existentiel. L’Esprit, enfin, renvoie à la Tradition, à la « mémoire immémoriale », aux racines natales, aux fêtes et rituels où le lieu fait le lien au cours du temps, témoignant de l’hospitalité natale. C’est le corps de la communauté humaine unie dans cet Esprit-là qui offre l’eucharistie, le remerciement pour cette communion à la fois émotionnelle mais aussi l’intellect d’amour le plus élevé que les humains aient pu atteindre ! Eucharistie, c’est ευχαριστώ, c’est remercier, c’est un état de grâce, c’est « tous » qui remercient dans ce « tout » donné ! L’Esprit, cette source, cet enracinement, cet état originaire de la non exclusion du tiers, ce renouvellement à l’infini de l’incarnation humaine qui repousse par de la vie la terrifiante sensation de la mortalité ! « Un chemin allant de l’unité close à l’unicité ouverte ». Cette force multiforme, qui serait ce tiers non exclu en chaque être humain uni dans la communauté rassemblée, laisse la place à « une multiplicité d’interventions, de créations exprimant les divers aspects de la déité ». Et Maffesoli rappelle que dans la mystique juive, la « Shekhina » souligne le fait « d’habiter, d’être installé et rappelle la présence divine parmi son peuple. L’immanence de Dieu pouvant présenter une sorte d’incarnation ». Archétype de la triade qui, en ce temps de gestation de la postmodernité, « tend à se maintenir, contre vents et marées, dans le tohu-bohu existentiel ». La plénitude est, selon Michel Maffesoli, une forme complexe, c’est-à-dire une « intégrale » ! Des acteurs différenciés œuvrent « à la transformation des fidèles ». La structure ternaire étant un instrument de choix. Pour Pythagore, le Trois n’est pas engendré, c’est le « nombre sans mère » ! La Trinité a un sens à partir de la naissance, donc à partir de la fin de l’hospitalité à l’intérieur du corps contraint biologiquement de la femme ! Le chiffre trois est donc sans mère, lorsque l’aventure de l’incarnation qu’est une vie humaine, qui se réitère à l’infini, se détache d’un corps de femme pour naître dans le « donné » terrestre et humain, dans le relationnel ! Chateaubriand le disait, « le nombre trois semble être dans la nature le terme par excellence ». Maffesoli rappelle que dans la doctrine traditionnelle, « le mystère de la Trinité est l’expression du mystère de l’amour. Et ce, parce que la vie trinitaire est une vie de relation. Un perpétuel mouvement d’amour garant, en cela, du sentiment, toujours tendu vers l’autre, propre à la vie commune, à la vie amoureuse, à la vie d’amitié, toutes choses constituant le substrat fondamental de toute vie en société ».
Alors Michel Maffesoli, pour aborder la question de la catholicité, cite Baudelaire qui dit qu’il est resté catholique malgré l’obligation pour un Républicain d’être athée ! Maffesoli écrit que dans le domaine dont il s’occupe, qui est le « for-externe », le forum communautaire qu’est le fait religieux, « celui-ci n’est pas raisonneur », car c’est « le fait d’une reconnaissance quelque peu mystique, c’est-à-dire communielle, de l’évidence divine ne pouvant qu’être partagée » ! Reconnaissance de la source (cette séparation originaire, ce transfert vers un accueil du dehors ?). Il évoque ce quelque chose d’étranger « aux certitudes théoriques », parle d’une « humeur instinctuelle reconnaissant le divin comme un élément essentiel. Le terme de ‘discrétion’ soulignant l’aspect discret, voire secret, étant la caractéristique principale de la relation divine ». Il parle de « bien-être » « permettant d’être en rapport avec un ‘plus-être’, celui de la déité ». Comme si la communauté, par la communion, par les affects, recommençait à ce mystère de l’incarnation, à cette hospitalité transférée dehors sur la terre natale, celle où chacun des « tous » de la communauté réussie était ce tiers non exclu en train de s’incarner dans une aventure sensorielle ? Et alors, ce « Dieu essentiellement caché ne peut s’aborder directement par la raison raisonnante. Mais uniquement par le biais du sentiment ». C’est pour cela que l’icônique, les « communions émotionnelles suscitées par la théâtralisation liturgique et mises en œuvre dans les divers cultes des saints », le royaume des images, prédominent sur la raison instrumentale, sur l’économie du monde marchandisé en économie du salut « ayant pris la place d’un rapport direct au mystère divin ». Il s’agit avant tout d’un « sentiment vécu d’essence naturelle et venant de fort loin. Bien plus qu’un savoir appris, c’est un sentiment absolu quelque peu naïf. On peut même dire ‘natif’. C’est « un sentiment qui, comme la culture authentique, se ‘suce’ avec le lait maternel. D’où un enracinement. » « D’où, également, sa radicalité : son aspect absolu, parfois même intransigeant ! » La catholicité, « Katholon », fait entendre, en grec moderne, « κάθε όλος », chaque tout. Maffesoli écrit, « ce qui se trouve en commun à ‘tous’ et à ‘tout’ » ! Une « sorte d’holisme dans lequel l’intelligible est nuancé, relativisé, complété par le sensible. Celui des affects et des passions communes ».
Et là, comme par hasard, Michel Maffesoli cite Auguste Comte qui parle de la Vierge Marie comme la « suave devancière spontanée de l’Humanité », la « Vierge Mère ‘véritable déesse des cœurs méridionaux’ » ! Des cultes populaires des saints célèbrent les apparitions de cette Vierge, et pas seulement à Lourdes. Maternité virginale comme la maternité transférée dehors sur la terre natale, dans le monde naturel et humain sensible, dans ce « donné ». Cet enracinement est, écrit Maffesoli, « non pas la foi d’un individu isolé, interprétant le texte sacré à sa pure convenance ou selon une simple pulsion autonome, mais bien une personne trouvant son accomplissement dans la plénitude d’une communauté soudée dans l’interprétation collective de la parole divine ». A l’opposé de la modernité, « le retour de la tradition en appelle à cet ‘enracinement dynamique’ qu’est la pensée ‘progressive’ ». Michel Maffesoli est à l’écoute de « la multiplicité des communautés catholiques, en particulier juvéniles… qui, grâce à la diffusion propre aux réseaux sociaux, font revivre, avec une étonnante intensité les formes traditionnelles de la religion catholique ». Ce « Katholon » concerne tous et tout ! Et non pas quelques individus, vivant péniblement et de manière isolée « dans les jungles de pierres que sont les mégapoles postmodernes. Pas plus qu’une foi réduite à la sphère du privé et sans emprise sur le monde environnant. Tous : en ce qui prévaut est bien la communauté à laquelle on participe. Le sentiment d’appartenance se développant en fait foi. Tout : en ce que tous les aspects de l’existence sont concernés. Ce qui donne à la vie qualitative une importance accrue » ! La civilisation chrétienne, et même la civilisation occidentale n’a-t-elle pas été présidée, se demande Maffesoli, de manière holistique ( de ‘olos’) par ce « qualitatif », reposant sur « l’harmonie quasiment inconsciente entre les modes de vie, le lieu où ceux-ci s’expriment et les constructions architecturales illustrant l’immarcessible équilibre d’un tel ensemble./ Ce qui fait la spécificité d’un être-ensemble cohérent, c’est-à-dire un peuple, c’est de participer à une création culturelle holistique – habiter, manger, s’habiller – création grâce à laquelle il réalise sa mission. Celle-ci n’est qu’une mise en ordre d’une configuration par laquelle ce peuple réussit sa réalisation historique, économique, spirituelle ». C’est le déracinement d’un tel « être-là qui conduit inexorablement au chaos », dit Maffesoli. C’est peut-être, dit-il, ce qui se passe maintenant. Mais cela suscite le sursaut. Et il y a des moments où une création multiforme « a permis l’élaboration d’une culture collective s’illustrant dans l’édification conjointe d’un peuple et d’un lieu », quiétude et harmonie des villages dans de nombreuses régions de France avant leurs défigurations par des constructions mercantiles, des lieux propices à la sérénité, où « est privilégié le rapport à l’altérité qui est aussi bien l’autre de la nature que l’autre du groupe, l’autre de la déité » (présence diffuse des lieux cultuels). Maffesoli le rappelle : le lieu fait lien ! Le « sanctuaire catholique favorisant des cultes et des liturgies spécifiques, conforte les communions émotionnelles où, au-delà du ‘for-interne’, celui de la foi individuelle, s’exprime ce ‘forum’ collectif, essence même de la religion ». Une « âme collective qui, d’une manière inconsciente, ‘sait’, d’un savoir incorporé, où il convient que les choses soient ». Chateaubriand disait que le catholicisme avait appris « à placer nos vrais monuments à leur juste place… parce qu’un art quand il est en rapport avec les coutumes d’un peuple, fait ‘naturellement’ ce qu’il y a de mieux à faire ». Chateaubriand soulignait la fécondité de « l’interaction holistique » qui « se contente d’épiphaniser ce qui est », autre manière de rappeler le fait « d’être-là », ceci soulignant « que l’on n’efface pas les racines communes, autrement dit les traditions ». Maffesoli souligne que d’antique mémoire, « la tradition catholique s’est contentée d’intégrer une religiosité intemporelle taraudant, depuis l’origine, l’espèce humaine ». Accent mis sur « une conception de l’entièreté de l’humain ». Le catholicisme ayant « la capacité d’intégrer et de sublimer ce qui avait été, précédemment le propre de cultes particuliers et limités ». Sagesse de cette tradition qui sait « bénéficier d’héritages venus de loin, sans oublier de canoniser ce qu’il y a de bon et d’éternel dans les cultures populaires de quelque ordre soient-elle ». Le Katholon, écrit Maffesoli, c’est « sentir, c’est-à-dire d’une manière holistique ce qui mérite d’être canonisé… honorer un saint qui, d’un temps immémorial se trouve en possession d’un culte public ». Le substrat du catholicisme, « ce n’est pas le pouvoir… mais bien la puissance venue du bas et servant de légitimité aux diverses institutions ecclésiales… C’est bien le peuple qui est la vraie autorité et qui donc fait croître (auctoritas) cet être-ensemble qu’est le fait religieux ».
L’être-là religieux, celui de la communauté, exprime « la nostalgie de l’inaccessible ». Le cœur battant du mystère de l’incarnation qui immanentise le divin est celui des pratiques cultuelles, où s’exprime « un élan du cœur dont le saint en tant que médiateur est le protagoniste. Ce qui explique le culte des saints constituant essentiel de la religiosité populaire ». « D’une manière générale, toutes les pratiques de la religion populaire, aussi étonnantes qu’elles puissent paraître sont simplement la marque de fabrique de l’espèce humaine. Sa spécificité consistant à incarner le divin » ! Sous « les coups de butoir du rationalisme réducteur, le divin a été occulté », mais désormais de nombreux indices pointent « son inéluctable resurgissement ».
Très au-delà « de la conscience individuelle, cette nostalgie souligne, par son ‘a priori’ collectif, la nature impersonnelle de l’âme humaine. La psychè personnelle n’étant dès lors que la particularisation d’une entité plus vaste : l’âme du monde… Les pratiques religieuses ayant essentiellement pour fonction de faire accéder à cette entité plus vaste. Archétypale aspiration de l’espèce humaine ».
A la logique du mythe du Progrès s’oppose le devenir spiralesque du monde, avec sa succession de tournants, qui expriment une évolution créatrice, une reprise de telle et telle valeur que l’on avait cru dépasser. Retour spécifique de l’enracinement dynamique « dû à la tradition revisitée », tournant ayant pour corollaire la religiosité populaire, cause et effet de la reviviscence du « corps mystique » comme « valorisation de la communauté s’exprimant dans la multiplicité des communions émotionnelles ». Le catholicisme intégral remet l’accent sur le « plus-être » que sont les émotions collectives constituées par la vibration, par la théâtralisation de la nostalgie du sacré. Ce qui souligne que la religion ne peut être réduite au « for-interne » de la conscience individuelle. Révolte des gilets jaunes comme angle d’attaque catholique c’est-à-dire holistique (katholon). Même si, au début de ces mouvements populaires, il y a le prétexte économique, au-delà de ces pré-textes, le vrai texte est ailleurs, loin de l’attitude réductrice des journalistes et observateurs sociaux obnubilés par la comptabilisation de toutes choses ne voyant à l’origine de tous ces mouvements populaire qu’une cause marchande. Alors que ces mouvements sont d’origine spirituelle en ce qu’ils expriment « le désir impérieux d’être ‘relié’ à l’autre », d’être avec l’autre, cet ‘affrèrement’. Une révolte contre un monde marchand. Hölderlin foudroyé par sa poésie. Désir mythologique comme « l’expression d’un principe d’ordre : celui d’affinité dans les manières d’être et de sentir », un « affrèrement ». « Sentiment d’appartenance venant de fort loin ».
Ce livre de Michel Maffesoli est un chemin de pensée, qui ne peut se conclure. La reviviscence du sacré est pour le meilleur et pour le pire, celui-ci étant le fanatisme, aux formes multiples. Car il y a de l’obscurité dans le retour du sacré, forçant à être éternel apprenti, recréant avec des réminiscences, de l’archétypal, posant quelques « pierres d’attente » qui permettent des liaisons, des associations d’idées. Non pas une démonstration, mais une monstration de ce qui est. Et la fin d’une époque donnée est prémonitoire « d’une renaissance non moins inéluctable » ! Une série d’idées, de pratiques, de principes, « expriment l’espérance diffuse vis-à-vis d’un monde en gestation ». Maffesoli a senti « une indéniable énergie créatrice, la mise en place d’une démarche ‘progressive’, celle de l’enracinement dynamique permettant l’harmonie de la nature et de la grâce. Ajustement progressif renouant avec la conception traditionnelle de l’ordre des choses ! Cet ordre redonne ses lettres de noblesse aux sentiments primitifs nous animant » ! Maffesoli s’est employé à faire ressortir ces indices, cette perception d’un cœur battant de la recherche diffuse du qualitatif !
Alice Granger Guitard



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