Editions Payot, collection Désir/Payot, 2021
dimanche 31 janvier 2021 par Alice GrangerPour imprimer
Par trois leçons, qui ne s’adressent pas qu’à des professionnels, Nasio veut s’adresser à chacun personnellement ( et ça c’est un détail qui prendra son importance plus tard) afin qu’il améliore sa façon de penser la dépression, d’écouter le patient déprimé, et surtout de savoir lui parler. Pour lui, enseigner n’est pas seulement transmettre des connaissances, mais aussi « susciter chez l’auditeur l’attitude mentale et émotionnelle la plus ajustée à la pratique qui est la sienne ». Il est vibrant, il est insistant et étonnant, son désir d’offrir un enseignement qui soit une influence, et même plus, un ascendant intime et fécond. Je crois que par ces mots, Nasio nous livre ce qui lui est le plus singulier. C’est curieux comme cette présence qui insiste pour dire je suis là, réalité chaleureuse et vivante, tranche avec cette illusion et cette désillusion en relation avec la dépression ! Un enseignant, écrit-il, bien sûr doit inciter son élève à étudier, mais ensuite à « oublier ce qu’il a appris et s’ouvrir à l’inattendu de la vie ». Il dit que ce « n’est jamais votre savoir qui fera guérir, c’est votre innocence, c’est vous-même ». Peut-être est-elle en effet l’innocence, cette aura qui accompagne cette présence si chaleureuse de Nasio, qui sans doute apporte quelque chose d’ailleurs, d’Argentine, où il a commencé sa pratique psychiatrique et psychanalytique, avec dès le début une passion pour comprendre, théoriser et soigner la dépression.
Il aborde la dépression du point de vue descriptif, cette humeur anormalement triste, ce trouble de l’affectivité, mais cela ne dit rien sur la cause. C’est le point de vue psychanalytique qui, seul, s’intéresse à ce qui est derrière ce qui se perçoit. Aux causes cachées. En voyant l’expression amère d’une personne déprimée, il se dit que sa tristesse dépressive a été provoquée par une perte, celui d’un objet intérieur, et même la perte d’une illusion, la perte de ce qu’elle était parce qu’elle a perdu l’illusion qui lui donnait la force d’être ce qu’elle était. Il soupçonne, par ce point de vue psychanalytique, que le déprimé d’aujourd’hui, depuis son enfance, vit enfermé dans une bulle d’illusion qui le fait se sentir omnipuissant et le coupe de la réalité. La dépression est donc le résultat du « basculement d’une illusion infantile dans une désillusion ravageuse de se sentir n’être plus rien », c’est « une pathologie de la désillusion ». Une amère désillusion. Le mouvement d’une chute. Plus haute a été l’illusion narcissique, plus dure sera la chute de la désillusion ! A ce stade de la lecture, et en ce moment de pandémie où la dépression explose, cette illusion ne serait-elle pas la question remise sur le métier, une bulle en train d’exploser, et la présence chaleureuse de Nasio semble nous dire que c’est le moment de s’ouvrir sur l’inattendu de la vie !
L’écroulement de l’illusion narcissique, dans la dépression, est le plus souvent déclenché par un choc émotionnel, mais chez un patient fragilisé parce que dans son enfance il a subi un psychotraumatisme infantile, tels un abandon, des mauvais traitements ou un abus sexuel voire une tendresse trop sensualisée ou érotisée, qui a installé une névrose. C’est ce psychotraumatisme, alors que le psychisme est encore en gestation, qui « a faussé la relation de l’enfant avec la réalité, et a engendré une névrose post-traumatique ». Nasio donne l’exemple d’une poliomyélite (le psychotraumatisme) ayant provoqué la paralysie d’une jambe. A l’âge adulte, la perte de la béquille, qui lui permettait de se déplacer, est le choc émotionnel. La dépression est la faillite de la névrose, de la béquille. Le choc émotionnel d’aujourd’hui est la répétition du psychotraumatisme d’hier, qui peut être une accumulation de petits traumatismes, comme des propos humiliants et cassants de la part d’une mère disant « tu n’arriveras à rien ! ». Nasio, dans ces trois leçons, n’étudie que la dépression la plus fréquente, celle qui frappe des patients névrosés, non pas des psychotiques, des personnes séniles, ou souffrant d’addictions. Et il attaque la racine du mal, la névrose, puisque la dépression, c’est une névrose qui s’est décompensée, c’est un névrosé qui s’est effondré.
Il souligne qu’un épisode dépressif peut céder spontanément, sans traitement, au bout de quelques mois. Et une dépression surmontée peut faire naître une espérance nouvelle, car elle a aidé à mûrir, à prendre conscience que ce fut une faillite de la névrose, et apprendre à se connaître, s’accepter, à déconstruire cette névrose qui a généré la dépression. Un jeune homme dit, en fin de cure, à Nasio : « c’est grâce à la dépression que j’ai réussi à me retrouver » !
Il en vient à la mélancolie, qui est une forme extrême de dépression, une version psychotique. C’est un délire violent qui déshumanise le malade et l’exclut du monde des vivants, écrit Nasio. Lorsqu’il se tue, il ne se rate pas. Il tue en lui l’être indigne par la faute, ou par l’impureté, ou par la ruine. « La mélancolie est un délire d’indignité. Le malade se sent tellement illégitime, tellement de trop, qu’il lui faut impérativement s’anéantir ». C’est aussi une délivrance. Le suicide n’est pas le même s’il s’agit d’un schizophrène, d’un mélancolique, d’un obsessionnel, d’un phobique ou d’un hystérique. Mais, dans chaque cas, au moment de se suicider, l’homme ou la femme est happé par un fantasme. Le suicide est toujours engendré par un fantasme. « L’homme qui se tue est toujours envoûté par un rêve » ! L’hystérique, ou le schizophrène, ne veulent pas mourir, ils veulent tuer le mal qui les empêche de vivre. Le mélancolique veut vraiment mourir, parce qu’il est indigne, parce qu’il veut débarrasser la terre de l’être maudit qu’il est. La mélancolie est le stade ultime de la dépression.
Nasio se pose la question de pourquoi il y a autant de déprimés. Il répond que l’homme est par nature un être d’illusion et de rêves, et qu’il ne peut que rencontrer la désillusion dans sa confrontation avec la dure réalité, et se déprimer facilement. Mais la dépression, elle, gît plutôt dans l’abus du rêve d’un bonheur absolu ! C’est l’ivresse de courir derrière un idéal, par exemple de devenir un jour un être parfait comblé d’amour ! « A trop vouloir l’absolu on ne rencontre que la douleur, la douleur de la déception ». C’est lorsque toute notre existence n’est que rêve que le réveil brutal est une chute inévitable dans le désespoir ! Pour Nasio, à notre époque, nous tendons tous à être des rêveurs !
Ce n’est pas parce quelqu’un dit qu’il est déprimé qu’il l’est vraiment ! Il faut que soit réunis un ensemble de signes cliniques. _La tristesse dépressive, différente de la tristesse normale où l’on perd ce que l’on avait, naît de la perte d’un amour fusionnel. Tristesse d’avoir perdu l’illusion d’être aimé d’un amour sans faille et, au-delà, l’illusion d’être parfait un jour, tristesse dépressive par la perte de ce qu’on était. On s’est perdu soi-même ! Cette tristesse dépressive est anxieuse et chargée d’aigreur, de haine, de ressentiment, dirigés à la fois contre soi-même et contre l’aimé qui a trahi. Tristesse tourmentée d’une désillusion, tristesse haineuse d’une désillusion. _ La pensée obsédante et auto-dévalorisante du déprimé. Interminable rumination du passé, des difficultés du présent, de sa propre médiocrité. Cruel sentiment de culpabilité. _ L’affectivité émoussée du déprimé et l’affaiblissement de son désir de vivre. Perte d’intérêt pour tout. Plus d’amour ni de sexe. L’existence est insipide. Perte de la faculté de goûter au bonheur simple des choses, manger, dormir, prendre soin de son corps, etc. Il s’agit d’un affaiblissement du désir de vivre, du vouloir, de vouloir être, de vouloir être soi, c’est-à-dire de vouloir exister le plus possible. Le déprimé a perdu la vigueur de son désir de s’affirmer. Donc, trois signes cliniques, personne triste, obsédée et lassée de tout, esquissent déjà le portrait d’un déprimé ! En plus, il y a la fatigue immense, le ralentissement des activités quotidiennes, la difficulté à se concentrer, le dysfonctionnement de la mémoire, le trouble de l’attention. Des idées noires, aussi, et le risque suicidaire qui va avec. Des troubles de l’appétit, du sommeil. Mais la tendance dominante d’un déprimé est celle de rester enfermé en soi-même et de se déprécier sans répit ! Car c’est essentiellement un être hautement narcissique non pas parce qu’il s’aime lui-même, mais parce qu’il est en permanence occupé par lui-même ! Narcissisme négatif du déprimé, qui rumine ses échecs ! Mais ce narcissisme négatif est paradoxalement protecteur et défensif, parce qu’il a l’effet positif de resserrer et d’unifier le moi du dépressif ! Le moi reste entier, non clivé ou dissocié comme celui du mélancolique. Il échappe à la folie.
Dans la réalité, il n’y a pas toujours une grande distance entre une personne normalement triste et une personne déprimée !
Dans sa deuxième leçon, Nasio approfondit le point de vue psychanalytique, et pose la question, « Tout le monde peut-il tomber en dépression ? » Non, jamais une dépression ne se forme d’un coup, mais elle arrive par une lente pénétration du passé dans le présent. Nasio propose un schéma de la dépressiogénèse, en quatre temps. *Un : l’Origine, le psychotraumatisme infantile. *Deux, la cause latente, qui est la névrose prédépressive, une trop forte illusion. *Trois, la cause déclenchante, le choc émotionnel, une trop forte désillusion. * Quatre, la dépression. Un schéma dont il souhaite que ce soit une musique qui rythme notre pensée lorsque nous sommes face à la dépression. Il y a un foudroiement dans l’enfance, puis une lente incubation de la dépression, puis un nouveau foudroiement à l’âge adulte, et la chute dans la dépression. Donc, ayons à l’oreille ce tempo en quatre temps, la sidération, la vulnérabilité, le choc, l’effondrement. C’est au moment du choc que le déprimé se présente au psychanalyste, psychiatre, ou à l’écoute.
D’abord, parce que la dépression s’enclenche avec la perte d’une illusion, Nasio nous définit ce qu’est une illusion. Il commence par rappeler qu’elle est absolument indispensable aux humains, que c’est un merveilleux excitant imaginaire, un aiguillon qui nous pousse à agir ! Ce n’est pas une idée, c’est une illusion d’être qui est narcissique, par exemple « je voudrais devenir médecin ». Mais cette illusion narcissique est pathogène si par exemple c’est une fabulation engendrée chez un enfant blessé par un traumatisme afin d’apaiser la blessure et d’éviter un autre traumatisme. Celle-ci est né non pas du désir mais de la peur ! Nasio nous propose une liste d’objets d’amour surinvestis dont la perte précipite un névrosé déjà fragilisé dans la dépression. Cette cause déclenchante, le choc émotionnel d’une désillusion chez quelqu’un qui est incapable d’amortir la perte, qui est toujours d’un objet idolâtré. Cela peut être une personne, un travail, une maison, un compagnon de toujours, un grand-père adoré, un vieil ami d’enfance, un amour-propre exacerbé que la plus légère moquerie humilie, une santé sacralisée, une jeunesse idolâtrée, un idéal politique et social, de l’argent, des objets vénérés, la virilité. Dans tous les cas, la perte de l’aimé, la perte de l’amour lui-même, la perte de l’amour-propre, de la santé, de la jeunesse, de la féminité, de la virilité, d’un bien précieux comme la maison, un travail ou de l’argent, ou une valeur abstraite comme un idéal, déclenche la dépression tandis que surgit la désillusion. L’image magique de soi-même nourrie par l’amour du bien-aimé divinisé disparaît brutalement. Le choc émotionnel d’aujourd’hui est le retour du psychotraumatisme de l’enfance ! Mais il y a une différence essentielle entre l’un et l’autre : le choc émotionnel est une secousse psychique qui se produit sans forclusion. Alors que l’enfant traumatisé vivait sa douleur sans savoir qu’il la vivait, l’adulte sous le choc en a conscience, réussit à la verbaliser.
Nasio nous donne des exemples des plus fréquents psychotraumatismes de l’enfance, ce traumatisme étant « l’impact d’une trop forte excitation chez un être qui n’a pas les moyens psychiques et physiques de l’amortir ». Il distingue trois variantes. L’abandon, la maltraitance physique ou morale, l’abus sexuel ou la tendresse envahissante, trop sensuelle et caressante d’une mère frustrée. Cette tendresse nocive éveille de manière précoce un émoi sexuel chez un enfant qui se montrera alors insatiable dans sa demande de nouveaux câlins excitants. De nombreux déprimés d’aujourd’hui ont été des enfants soit abandonnés, soit maltraités, soit abusés ou trop érotisés. Au moment du traumatisme, l’enfant réagit avec un sursaut de narcissisme et d’hypersensibilité, qui seront ensuite les traits de caractère de l’adulte prédisposé à la dépression par une névrose profonde. L’enfant traumatisé et hébété surréagit au traumatisme de manière désespérée, pour qu’il ne se reproduise pas, mais son narcissisme et son hypersensibilité, ses mécanismes de défense, sont disproportionnés et suractivés toute la vie, comme s’il était en permanence en état d’alerte, ouvrant une période de longue incubation de la dépression. Sur le coup du traumatisme de l’enfance, l’enfant n’a pas pu mettre des mots sur l’émotion brutale qui l’a saisi, c’est la forclusion, l’absence de représentation mentale qui apparaît normalement à la conscience après une émotion. L’enfant ne sait pas se dire à lui-même ce qu’il vit. L’émotion n’est pas intégrée, vécue mais non enregistrée, l’enfant n’a pas pu réagir, ne reste que la peur animale et le réflexe permanent de se mettre à l’abri, de dresser une barrière imaginaire contre une attaque traumatique, un bouclier de vent, afin de s’imaginer intouchable, un rêve d’immunité qui finit par terriblement fragiliser, rendre gravement névrosé. Le rempart imaginaire que l’enfant se fabrique est fait de deux illusions. Celle d’un moi grandiose, invulnérable, compensant le pauvre moi traumatisé. Celle de l’illusion de vivre un amour surprotecteur avec un partenaire qui est tout le contraire de la méchanceté perverse de l’agresseur. « Traumatisé, je rêve d’être intouchable ; blessé par un monstre, je rêve de vivre sous la protection d’un ange ». Deux illusions indissociables : impossible de rêver de grandeur si l’on n’est pas aimé d’un amour absolu. Pleinement aimé, je suis porté par la certitude de devenir un jour l’être magnifique que je rêve d’être, le plus indépendant si je suis phobique (après un trauma d’abandon dans l’enfance), le plus admiré si je suis un obsessionnel (après un trauma de maltraitance dans l’enfance), le plus tendrement aimé si je suis hystérique (après un trauma d’abus sexuel ou d’une tendresse trop sensuelle et érotisée dans l’enfance). La personne qui risque de déprimer, même si elle se défend par sa névrose, passe sans cesse par trois phases, elle se sens aimée d’un amour absolu, elle s’aime elle-même aveuglément, et pourtant elle tremble à l’idée de perdre cet amour et d’être exposée à un nouveau traumatisme, que ce soit l’abandon (personne souffrant de phobie), la maltraitance et l’humiliation ( personne souffrant d’obsession), ou d’être à nouveau réduite à un objet sexuel ( personne souffrant d’hystérie et furieuse devant le dédain de l’aimé). Le névrosé pré-dépressif oscille entre un bercement par les illusions et le tourment de ses craintes. Un double comportement, donc. Dépendance fusionnelle d’avec l’être aimé, insatisfaction de ne jamais obtenir entièrement ce qu’il demande d’où les plaintes, intransigeance et rigidité, hypersensibilité d’où une surréaction au moindre reproche, à la moindre frustration. Donc, les signes avant-coureurs d’une dépression ne sont jamais de la dépression !
Il y a deux autres traits de caractère du prédépressif, le narcissisme débordant et l’angoisse. Dans ce cas, la dépression ne se prépare pas en silence, mais est un effondrement soudain, après un sentiment de grandeur et d’omniscience infantile. Comme un ballon narcissique qui se dégonfle d’un coup ! L’autre trait de caractère est le fait d’être débordé par d’intense bouffées d’angoisse, de panique, d’hypocondrie, crainte de devenir fou, des symptômes névrotiques devenant insoutenables, qui annoncent l’éventualité de la décompensation dépressive. Si l’angoisse n’est pas jugulée, c’est la chute dans la dépression.
Parmi ces traits de caractère, dans la personnalité prédépressive il y en a deux qui sont prédominants, le profil narcissique avec l’image grandiose de lui-même, et le profil hypersensible qui le rend maladivement susceptible. C’est un paysage humain fait de sommets exaltants et de vallées angoissantes. Deux conditions affectives sont toujours présentes, l’attachement fusionnel et passionné à l’aimé idolâtré qui enfle le narcissisme, et l’hypersensibilité au moindre signe que le lien amoureux se distend.
En fait, plus encore que la perte, c’est la manière de vivre la perte qui déclenche la dépression, nous explique Nasio. Cette perte peut se vivre comme une privation pour une personne dont le trauma infantile est l’abandon, comme une humiliation pour une personne dont le trauma infantile est la maltraitance, comme une frustration pour une personne dont le trauma infantile est l’abus sexuel ou une tendresse trop sensuelle ou érotisée. Privation : « je n’ai pas ce que je devrais normalement avoir » ! Frustration : « Je n’ai pas ce que j’ai demandé et qu’on m’a injustement refusé. Humiliation : « je suis blessé dans mon amour-propre ». La castration, écrit Nasio, englobe chacun de ces vécus de la perte, ce n’est pas un manque mais la peur d’un manque de l’objet précieux que je crois détenir. En fait, la castration n’existe pas, personne n’est châtré. Comme l’écrit Nasio, « tout le malheur du névrosé est dans son imagination » !
A propos du narcissisme exacerbé du prédépressif, Nasio souligne qu’à la différence d’un narcissisme sain où je m’aime sans penser que je m’aime, où le frémissement intérieur me donne l’impression d’être vivant, dans le narcissisme exacerbé je m’aime en pensant à l’être merveilleux que je rêve de devenir. Le narcissisme exacerbé du prédépressif est une hyper-idéalisation du soi. La personne est plus attachée à l’illusion de devenir un jour un être d’exception qu’à la réalité de ce qu’elle est. Illusion narcissique d’un moi grandiose. Prédépressif qui est une sorte de toxicomane de l’illusion. Qui a besoin d’une drogue narcissique qui le fasse rêver, et de la présence à côté de son dealer, l’aimé idolâtré, qui lui fait croire qu’il sera un jour celui qu’il rêve d’être !
Dans sa troisième leçon, Nasio nous présente une nouvelle manière de traiter la dépression, c’est-à-dire comment, concrètement, attaquer la racine du mal, c’est-à-dire la névrose prédépressive. Il commence par nous présenter des situations cliniques, comme il l’a fait tout au long des deux leçons précédentes. D’abord, le psychiatre et psychanalyste Nasio est extrêmement attentif à l’apparence du patient, et particulièrement à son visage, dont il dit qu’il est la fenêtre de l’inconscient, et il est très important pour lui de saisir le message informulé de son regard. Visage qui révèle notre secret le plus intime, que nous ignorons nous-mêmes. Il évoque Emmanuel Levinas, qui disait qu’il faut savoir « visiter » un visage, et, pour Nasio, sa physionomie. Plongeant dans le regard de Laurent, un homme de 50 ans, il découvre un homme angoissé au cœur de l’homme triste qui s’efforce de se montrer dur. Alors, il opère ce qu’il appelle une « Rectification subjective », c’est-à-dire des paroles par lesquelles il modifie l’idée que le patient se fait de sa maladie. Laurent justifie sa dépression aiguë par un excès de travail. Le psychanalyste qu’il est lui dit qu’en fait, lorsque son directeur, qu’il aime et admire comme un père, l’a remplacé par un jeune et brillant collègue, il a vécu cela comme une rétrogradation, comme un abandon, alors a surgi l’angoisse de ne plus être aimé, de ne plus avoir la protection donnée par l’amour de l’être qui compte le plus pour lui. « Laurent croyait que sa dépression répondait au surmenage, quand en réalité elle était déclenchée par le sentiment d’avoir perdu l’amour qui le rassurait ». Laurent avait enfant vécu comme un psychotraumatisme la mort brutale de son père, puis avait été un petit garçon surprotégé par sa mère elle-même anxieuse et seule, lui inoculant sa propre angoisse. Plus un enfant est surprotégé, plus il est faible !
Nasio bien sûr travaille avec ce qu’il sait, mais surtout avec ce qu’il sent, le meilleur instrument thérapeutique selon lui, à condition d’avoir une longue expérience. Ce qu’il appelle « Rectification subjective » est selon lui le geste inaugural du traitement de la dépression, la plus importante interprétation adressée à un patient déprimé. Il en résulte pour celui-ci le soulagement de se sentir compris, et ces paroles restent gravées dans la mémoire affective de l’analysant. Ce qui est important, dit-il, au-delà des paroles rectificatrices du psychanalyste, c’est la musique émotionnelle de sa voix, qui s’accorde au rythme profond qui scande la vie intérieure du patient. La musique de la parole émue du psychanalyste est, écrit-il, le signe incontestable d’une interprétation réussie. Toujours, il est attentif à son ressenti à lui, face à ce que lui dit le visage, la physionomie, le corps de la personne déprimée, et par exemple aussi la mère qui accompagne par exemple son bébé. Face à cette mère et son nourrisson déprimé, par exemple, son interprétation n’est pas rationnelle, mais intuitive, éminemment émotionnelle, ce qui est le plus efficace pour traiter, dit-il, un patient dépressif. Cette interprétation est le résultat d’une triple empathie du psychanalyste pour son patient, la première avec son vécu conscient, la deuxième avec son vécu inconscient, la troisième avec le ressenti inconscient de la personne la plus proche de ce patient. Cette triple empathie psychanalytique est pour lui une opération mentale, ou mieux une opération éminemment imaginaire, que seul un psychanalyste peut accomplir, grâce à ce qu’il appelle « l’Inconscient instrumental » qu’il s’est forgé tout au long de sa pratique. Empathie comme un travail de l’imagination ! Imaginer les sentiments que le patient éprouve en imaginant les éprouver soi-même. « J’imagine ce qu’il sent et en l’imaginant je le sens moi-même ». En lisant ce témoignage sur sa pratique, qui l’a amené au fil de l’expérience à cet « Inconscient instrumental » et à l’importance de la capacité d’empathie pour le psychanalyste, je pense qu’il faut ajouter, à propos de Nasio, l’existence d’une qualité de la personne qui est là sans doute depuis l’enfance, à savoir son éveil sensible au fait d’avoir un sens pour un autre humain sans que ce soit une aliénation pour soi, sans le danger d’être ce sens que l’autre nous donne, ce sens juste en vivant à côté, chaleureusement. Si le cerveau humain ne cesse de se transformer en fonction de son environnement, humain et géographique, ce serait un monde réinventé, si chaque humain prenait conscience qu’il est quelque chose pour les humains qu’il rencontre et ce serait un développement de l’empathie, tandis qu’il vit sa propre vie librement ! Je pense que ce que Nasio dit de sa pratique ouvre des perspectives humanistes !
Etant donné que tout le malheur des névrosés est dans leur imagination, il est logique que tout le travail du psychanalyste est de modifier leur imagination.
Nasio ne s’occupe pas seulement de l’homme déprimé, mais de l’homme narcissique qui se cache derrière lui, ni seulement de la tristesse dépressive mais de la double illusion narcissique dont la perte a fait sombrer dans la tristesse dépressive. Lorsqu’il voit un être triste, il n’oublie jamais de dévoiler la haine embusquée derrière le désarroi ! C’est même sa première mission, de désamorcer cette haine d’aujourd’hui et ce narcissisme exacerbé d’hier. Dire au patient combien il a de la rancœur contre l’aimé qui l’a déçu. De même, il montre au patient déprimé que ses ruminations obsédantes ne sont pas des idées négatives mais un surrégime de sa pensée stérile, donc il s’agit d’essayer de modérer « l’afflux compulsif et insupportable de la pensée taraudante ». Car il a découvert que l’affolement obsessionnel de la pensée est une défense pour empêcher que l’agressivité de la personne déprimée ne se déchaîne ! Donc, il s’agit en fait d’apaiser son agressivité, son instinct de destruction. Comment ? Par des sublimations, l’éveil de sa curiosité, le désir d’apprendre, d’agir, de créer. Mais l’efficacité de l’intervention du psychanalyste, encore et toujours, plus que liée aux mots qu’il dit dépend de l’attitude engagée avec laquelle vous les dites, votre conviction, votre musique. Mais je suis sûre que pour réussir cela, il faut être depuis toujours un être de qualité vibrant avec les autres, c’est-à-dire particulièrement sensible au fait que l’humain est un être social, qui, tout en vivant sa vie, a du sens pour l’autre, entre en vibration avec l’autre humain qu’il rencontre parce que rien n’est plus efficace pour lutter contre l’anéantissement lié à la mortalité de toute vie humaine, n’oublie jamais cela.
A propos de cette nouvelle manière de traiter la dépression, qu’il appelle « L’Interprétation graphique », cette nouveauté qui avait surgi au cœur de l’échange avec une patiente, parce qu’il était lui-même ouvert à la mouvante originalité de l’expérience, il écrit que pour être efficace, ce qui compte n’est pas la technique, mais c’est vous, votre personne, qui utilisez la technique ! Donc, lorsqu’il eut l’idée du dessin, avec un patient, sa main traçait le dessin sous la dictée de son inconscient créateur empathique avec l’inconscient du patient. Importance, dit-il, de de l’attitude mentale qui l’inspire. Dessiner rendit visible l’inconscient invisible.
En rappelant que le travail est un excellent remède contre la dépression, il sent que, en présence du patient, c’est son propre travail qu’il lui fait sentir, son énergie vitale, sa volonté de persévérer dans son être, son désir de continuer à être, de vouloir exister le plus possible et de développer au maximum ses potentialités. Il fait sentir ça, à côté, cette poussée en avant qu’est sa vie à lui, son désir de persévérer pour être mieux qu’il n’est, volonté chaque jour renouvelée comme son idéal le plus cher, non pas une volonté de réussir mais de persévérer dans la vie vivante tenace. Apprenant la disponibilité à l’autre à côté, pour lequel cette sorte de calligraphie vivante partant du cœur battant et du souffle de la respiration et se traçant par le corps chaleureux et la voix vibrante, fait chaud à cet autre, et surtout, n’est pas une illusion ! Nasio est avant tout un homme de qualité !
Alice Granger Guitard
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