samedi 19 juin 2021 par Alice Granger
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Pour la mère d’Aldo Naouri, les mots et les rêves ont toujours été importants. Elle a saisi immédiatement l’intérêt de la démarche psychanalytique entreprise par son fils. Celui-ci a même senti en elle la nostalgie de ne pas avoir rencontré de « médecin de l’écoute », comme elle disait dans sa langue, la seule qu’elle parlait, l’arabe de Libye ! Toute sa vie, elle égrenait ses souvenirs à la moindre occasion, comme en association libre. Analphabète, veuve à trente-six ans, chassée avec ses sept enfants de Benghazi, en 1942, à cause leur nationalité française, elle s’est retrouvée en Algérie dans la plus grande précarité, où l’arabe était différent de celui qu’elle parlait, puis elle vint à Paris où son fils Aldo terminait sa médecine, et où tous ses enfants jusqu’à la fin de sa vie resteront autour d’elle comme une partie d’elle, subvenant à ses besoins, elle ne parlant qu’avec eux, puisque jamais elle ne parlera le français. Comme si elle était restée en Libye, en parlant sa langue avec ses enfants. Pour elle, les mots sont dans cette langue-là, et Aldo Naouri avance dans son analyse en écoutant, en recherchant ce que lui disent certains mots dans cette langue maternelle.
Cette mère analphabète est d’une intelligence époustouflante en matière d’analyse, et réagit, lorsque son fils lui dit que sur le divan, on raconte souvent les rêves qu’on fait. Or, dans cette famille juive de Libye, on se racontait très souvent les rêves, qui avaient une valeur prédictive toujours positive. Cette mère lui a dit qu’il devait être d’une grande prudence, en racontant ses rêves, il devait être sûr de l’amour de la personne à laquelle il les disait ! D’où l’importance du choix de l’analyste, pour la question du transfert. Lorsqu’il a trouvé son analyste, il a tout de suite su que « Son regard était en moi depuis toujours » !
Aldo Naouri évoque alors deux rêves faits par son père, mort à trente-sept ans d’un diabète mal soigné, racontés par sa mère. L’un est celui que son père a fait deux jours avant sa mort, alors que sa femme était enceinte d’Aldo. Il l’avait réveillée pour le lui raconter : dans ce rêve, il avait ouvert la porte de sa chambre, avait vu un cercueil et une voix lui a dit de s’y mettre. Sa femme ne lui a pas dit ce qu’elle aurait dû lui dire, interpréter le rêve dans un sens positif, lui dire que c’était l’annonce de sa guérison (puisqu’il était malade), et à cause de ça, il était mort deux jours après. D’où une culpabilité énorme à la suite de cette mort, outre la misère et la charge familiale. Aldo Naouri est né deux mois après la mort de son père. L’autre rêve, sa mère le lui a raconté alors qu’il lui avait demandé pourquoi il était toujours malade. Elle lui a répondu que c’était parce qu’il était issu d’un « ‘arq », d’une racine malade, qui veut dire aussi « veine » et « nerf ». Alors elle lui a parlé du rêve de son père. Il était très malade, et une nuit il a réveillé sa femme, son rêve ayant suscité une grande émotion en lui : l’ange Gabriel était venu lui annoncer que de lui allait naître « ‘arf jdid », c’est-à-dire un rameau nouveau. « ‘Arf » signifiant aussi « savoir ». C’est cette nuit-là qu’a été conçu Aldo ! Et à partir du moment où sa mère lui a raconté ce rêve, il n’a plus été malade ! Voilà ces exemples pour faire entendre comment parlait cette mère très différente, extraordinaire, très bavarde, maintenant toute sa vie avec ses enfants un bain de paroles dans leur langue maternelle qu’ils ne parlent qu’avec elle, presque des entrailles faites de récits, de rêves, d’interprétations de rêves, de son histoire, de celle de leur père, du monde si différent dans lequel ils vivaient, les joies et les difficultés dans son ménage, l’enfance de chacun de ses enfants, qui expliquent pourquoi Aldo Naouri parle de son analyse mais aussi de celle de sa mère. En faisant la sienne, il écoute celle de sa mère ! Son père est mort à trente-six ans, et c’est à trente-six ans qu’il commence son analyse, en notant ce quelque chose de triste dans le regard de son analyste, avec lequel ce fut un transfert-coup-de foudre ! Quelque chose de triste qui était aussi dans le regard de son épouse qui, avant sa mort, lui avait dit d’écrire un livre sur sa mère.
Aldo Naouri a tenté de comprendre la façon d’être de sa mère, sa façon de réagir, afin de la rendre plus prévisible, ce qu’elle n’était pas ! Il cherchait à se repérer, voire à échapper à l’histoire qui lui était échue, en vain. Il découvre ainsi, autour du mot « Hassan », qui signifie « coiffeur » mais est aussi le nom de jeune fille de sa mère, que celle-ci voulait l’inscrire dans son ascendance, et non celle du père, en voulant que son fils devienne coiffeur. Il souligne l’importance, pour un enfant, de sa dévolution à l’une ou à l’autre des ascendances parentales, notamment remettre en question la place du père, « dont la transmission du nom depuis toujours aurait pu n’être destinée qu’à contrebalancer les avantages considérables et incontestables que la gestation confère à la mère ». « On sait en effet depuis 1984 que le placenta et le cordon ombilical sont gérés par des gènes du spermatozoïdes et de lui seul. Or c’est le placenta qui, par son effet de filtre, permet à la mère et au fœtus de ne pas s’entre-tuer ». Bref, la fonction séparatrice du père. Si l’ovule a bien les mêmes gènes que ceux du spermatozoïde, ils sont rendus inactifs, sinon la grossesse est pathologique.
Le père est très présent dans le discours de cette mère. Par exemple, dans les moments très difficiles, elle évoquait de manière déchirante sa disparition, pestait contre son sort. La mémoire du père était fidèlement célébrée chaque année selon la tradition juive. Aldo Naouri explique la mainmise de sa mère sur lui par le rêve de son père, elle devait faire office à la fois de père et de mère. Il n’avait jamais imaginé qu’elle puisse le dévoluer à sa seule histoire ! A Paris, c’est lui seul qui eut en charge sa mère jusqu’à la fin de sa vie, parce qu’elle en avait décidé ainsi. Elle aurait même voulu être accueilli chez lui, selon le système de parenté soudanais qui était dans sa culture. Mais l’épouse d’Aldo Naouri, qui était par sa culture dans un système de parenté eskimo, ne fut pas d’accord ! Comme cette mère ne parlait pas français, et l’épouse pas l’arabe, la communication était de toute façon très difficile. A la mort du père, l’aîné des enfants ayant dix-sept ans, et les suivants, ont dû faire vivre la famille, précipités au choc frontal avec une réalité très dure, développant leur débrouillardise pour gagner de l’argent, leur mère les poussant. Aldo, le dernier, a pu grâce à eux faire des études, être ainsi, selon eux, « en vacances ». D’où la dette, pour Aldo, pour leur rôle de soutien de famille, si jeunes, de sa naissance à ses études. S’il ne s’est jamais soustrait à son devoir, il n’était pas d’accord que ce soit considéré comme une dette, et non pas une logique naturelle de don et de contre-don ! Cette introduction des notions de comptes, d’intérêts, de remboursements, faisait affleurer l’asservissement ! Sa mère l’a asservi sans qu’il puisse se révolter ! Le renvoyant sans cesse à sa dette ! L’appelant en pleine consultation (c’est un pédiatre célèbre) ou la nuit et exigeant qu’il laisse tout pour venir immédiatement Elle ne manquait jamais de dire qu’il était au centre de ses pensées, le bénissant !
Cette mère a été jusqu’à la fin de sa vie le chef incontesté de la famille ! « Veuve à trente-quatre ans et mère de sept enfants vivants sur les dix qu’elle avait mis au monde, elle a affronté l’extrême précarité matérielle de la famille en menant sa barque d’une main de fer et en ne cessant jamais de rappeler vertement chacun à son devoir… Elle avait d’ailleurs trouvé un moyen commode d’imposer ses décisions en conférant très tôt à notre aîné le pouvoir sur tous ses puînés, au deuxième le même pouvoir sauf sur l’aîné, à la troisième la même chose sauf sur ses deux aînés, et ainsi de suite. » Elle pouvait être mère-sorcière, posant à son fils Aldo des problèmes impossible à résoudre mais qu’il résolvait toujours, tant elle le contraignait à l’exploit !
La mort précoce de son mari avait forcé cette femme veuve si jeune, illettrée, chef de famille nombreuse, précipitée dans la plus grande précarité, à savoir se débrouiller pour ses revenus. Et, lorsque, devant ses enfants stupéfaits, en 1962, peu de temps après son arrivée à Paris (elle avait commencé à envoyer à Paris, à l’adresse de son fils Aldo étudiant, des paquets supposés contenir des biscuits pour lui, mais en fait remplis de draps, vaisselle, linge, etc. pendant des mois pour préparer son arrivée, et un jour sans prévenir elle lui téléphona d’Orly pour qu’il vienne la chercher) elle acheta comptant et en liquide son appartement parisien de trois pièces, c’est Dany, le deuxième des enfants, qui donna l’explication. Lui-même, dès ses douze ans, exclu de l’école parce que Juif, a dû travailler, et très vite, il se lança dans un trafic de cartes postales achetées peu chères, qu’il revendait quatre fois leur prix d’achat. Alors, il se lança dans d’autres affaires, et ainsi de suite. Très vite, il a impliqué sa mère dans ses affaires, qui était de très bon conseil. Ainsi, Dany a construit sa première fortune, et sa mère, son magot, car cette association dura toute sa vie. Mais cette mère s’était constitué une autre source de revenus ! Elle taxait ses enfants garçons. Il devait lui verser une somme chaque semaine, proportionnelle à leurs revenus. Elle n’avait pas hésité à traîner son fils aîné sur le point de se marier devant un juge de paix pour qu’il signe un acte d’engagement à toujours verser sa contribution, ainsi que sa participation à la dot et aux frais de mariage de ses sœurs, tant elle avait peur que son épouse le détourne de son devoir ! Cette mère fit pareil avec son deuxième fils. Lorsque Aldo Naouri, réussissant de manière extraordinaire comme pédiatre, gagna très bien sa vie, c’est lui, le dernier de la famille, que les autres avaient élevé, lui ayant permis de faire des études, qui assura seul les besoins de sa mère. Paris, c’était là qu’elle voulait venir habiter. A cause de la parole de son mari, qui lui parlait de Paris, de l’opéra. Elle qui avait vécu dans des taudis, voire une cave pendant les cinq de la vie de cette grande famille en Algérie, la voilà qui était installée et en sécurité à Paris. Mais la chose curieuse était la langue qu’elle parlait, l’arabe, qui faisait qu’elle ne pouvait communiquer qu’avec ses enfants, et ce fut par une interprétation de son psychanalyste qu’Aldo Naouri comprit qu’ainsi, elle pouvait en vérité continuer à habiter Benghazi, où son mari était mort.
Mère extraordinaire par sa capacité hors-normes de lutter, pour elle-même et pour sa famille, au choc frontal avec une précarité sans nom. Pendant la guerre, en Libye, elle organisait la course aux abris lors des bombardements, réussissait, avec rien, à cuisiner des choses délicieuses, elle luttait contre la faim pour tous les siens en mendiant auprès des soldats, trouvait des refuges sûrs loin du front. C’est dans des camions et des wagons à bestiaux que s’est effectuée la migration forcée en Algérie, à cause de leur nationalité française qui venait de la famille de l’époux (une fierté). A la tragédie du déracinement s’est ajoutée la maltraitance par la communauté juive d’Algérie parce qu’on leur colla l’étiquette de réfugiés. Mais c’est dans la cave où ils ont tous vécu pendant cinq qu’elle avait soudé autour d’elle de manière indéfectible ses enfants, chacun ayant un contact charnel avec son corps, tandis qu’elle racontait, pendant toutes ces années, « Les mystères de Paris », « Le Comte de Monte-Cristo », « Les mille et Une Nuits », ce qui était incroyable pour une illettrée ! Mais en fait, c’était la parole du père qu’elle transmettait ainsi à ses enfants, puisque c’est lui, boulimique de lecture, qui, le soir au lit, racontait ces livres à son épouse ! Un tremblement de terre, en Algérie, leur a fait tout perdre, mais, les réveillant brutalement, cette mère a pu sortir à temps ses enfants juste avant que la maison ne s’écroule !
Était-ce un joug, ce qu’elle imposait à ses enfants ? Par exemple, jusqu’à la fin de sa vie, elle obligea son fils Aldo à venir manger avec elle chaque vendredi soir.
Un détail : la famille se résumait à « nous », resserrée sur elle-même, et dans la lutte contre la dureté de la vie. En Algérie surtout, ils étaient les seuls référents les uns pour les autres, et chacun cultivait sa propre allégeance à leur mère, cette héroïne, pour eux !
Mère qui a fini par dépendre de son fils Aldo, qui était soucieuse de tout contrôler, maîtriser, peut-être parce qu’elle était d’une autre culture, d’un autre monde, que celui où elle vivait, et aussi parce qu’était toujours vive en elle sa crainte de ne pas pouvoir protéger ses enfants. Donc, la question si insistante qu’il y ait, dans le monde où vivre, quelque chose qui soit une maternité du dehors, dont elle fait jouer le rôle à ses enfants, parce qu’elle n’existe pas autrement. Une mère qui avait souvent des propos paranoïaques, avec tous ses enfants et ses belles-filles, mais pas avec son dernier fils, sauf une fois, avec un kiné, l’accusant d’une manière très violente d’avoir donné des instructions à ce kiné pour la tuer !
Il a compris que s’il était épargné par son délire paranoïaque, c’était parce qu’elle l’avait inscrit dans son ascendance à elle, Hassan. Mais le délire est apparu après que le travail de l’analyse l’ayant extrait de cette ascendance maternelle, il était devenu un Naouri, or le pluriel, « Naouï », signifie « doué d’intentions », et donc il avait l’intention de la tuer. Insiste là, toujours, cette question de la maternité, faisant qu’elle veut le tirer à elle, pour lui transmettre quelque chose de vital, pour réussir à vivre lorsqu’on est jeté dehors, dans la dureté implacable de la vie, ce qui a été son cas par la mort de son mari, un Naouri, et même avant, parce que, s’étant marié à dix-huit ans, il était resté adolescent, faisant sentir la précarité à son épouse, par ailleurs rendue enceinte tous les deux ans ! D’où « Naouri », doué d’intentions qui précipitent dans la précarité, comme le mariage avec les enfants nombreux, d’où la sensation décuplée de la dureté de la vie, de devoir chaque jour lutter contre l’anéantissement. Lorsque sa mère a compris, à propos des « Naouï », elle a cessé ses délires paranoïaques !
Et si cette question de l’ascendance maternelle, Hassen plutôt que Naouri est si importante, transmettant quelque chose à ses enfants d’une nécessité vitale, à son fils Aldo comme par hasard devenu pédiatre, c’est que cette mère, qui a déployé un génie hors du commun pour les protéger, a vécu ses enfants comme une partie d’elle-même, sentant la menace terrible, la survie engagée. La question vitale d’une maternité à inventer, face à cette menace terrible, ce déracinement, cette précipitation dans un monde où il faut à chaque pas déployer des exploits pour manger, se loger, faire un peu d’argent.
Aldo Naouri comprend que ce délire de persécution a assuré sa survie et celle de ses enfants, mais il veut comprendre pourquoi c’est lié au nom du père ! Alors, il écoute sa mère ! Celle-ci, presque à la fin de sa vie, déclare que sa mère ne l’a jamais aimée ! Sans doute le regard si neuf sur les enfants et leur mère d’Aldo Naouri vient-il de son histoire familiale. Où sa mère veuve et chef d’une famille nombreuse a dû tant se battre et a appris à ses enfants à lutter contre l’anéantissement, la précarité, la tragédie, le déracinement, l’humiliation, chacun d’eux devant prendre sa part de responsabilité dans l’intérêt commun de la famille, apprendre seul la débrouillardise. Parce qu’il fallait coûte que coûte pallier le manque si cruel du protecteur de la famille, du père mort si jeune, manque qui faisait sentir un manque d’un autre ordre, une cruauté plus grande encore et faisant surgir le désir que ça se construise un beau jour, ce rempart contre la peur du manque total ! A savoir cette intuition d’une sorte de maternité du dehors, d’un Fonds humain d’accueil en l’absence duquel la famille dut rester resserrée sur elle-même jusqu’au bout (d’où dans l’histoire de la famille juive le déracinement là comme une expérience se répétant dans le temps, la nécessité de se débrouiller dans le pays étranger d’accueil comme la famille du père venu d’Algérie vers la Libye, cette mère veuve qui doit quitter la Libye pour l’Algérie où les conditions de vie sont chaotiques parce que les Juifs d’Algérie les accueillent mal, mais en France, grâce à ses enfants qui y réussiront tous, cette mère, ayant su amasser l’argent, connaîtra une forme d’installation, un Fonds humain familial d’accueil entrant en résonance avec les paroles du père, d’où venait la nationalité française, qui louait cette France lointaine, cet « ailleurs peut-être » où sa famille en effet est arrivée comme par une migration qu’il avait lui-même dessinée). Aldo Naouri, devenu ce pédiatre d’exception qui se détache des autres, ayant une intelligence de l’humain nourrie (Naouri) par une culture très différente, cet autre monde de la mère, tribal, a su lire dans l’histoire des enfants et leur mère, écoutée au long de tant d’années de pratique, qu’un enfant, même s’il n’a pas été voulu, est toujours un enfant désiré, sinon il ne serait pas là. Alors, pourquoi sa mère avait-elle dit que sa propre mère ne l’avait jamais aimée ? Dans la lignée de sa grand-mère maternelle, Aldo Naouri raconte que les grossesses étaient toujours des grossesses surprises. Parce que les règles juives de la vie conjugale faisaient que les rapports sexuels n’étaient autorisés que lorsque la femme était fécondable. Mais étaient des bénédictions du ciel, donc elles étaient assumées. Le grand-père maternel de cette mère née dans une Libye encore ottomane lui avait dit, alors qu’elle se demandait pourquoi elle était aussi obnubilée par l’idée de la mort et de ses implications, que cela la travaillait autant parce qu’elle était destinée à vivre longtemps ! Importance des paroles, dans cette culture ! Elle a en effet vécu longtemps ! Elle raconta à son fils d’une part que dans sa famille, les enfants avaient chacun une tâche à accomplir – elle-même, veuve, a aussi exigé ça de chacun de ses enfants ! Elle, elle devait s’occuper de sa dernière sœur, qui pleurait beaucoup. Ce qui l’ennuyait beaucoup ! Alors, pour fuir cet ennui, elle prit l’habitude de se promener dans les souks, puis de suivre les cortèges funéraires. Un jour, elle y rencontra son grand-père maternel, qui a souri de la voir. Etant perplexe en voyant les gens détaler dès que les fossoyeurs commençaient leur travail, elle voulut que son grand-père lui explique ce qui les effrayait à ce point. Alors, il raconta que le mort, dans sa tombe, entendant les prières, se rend compte qu’il est mort, alors il invoque sa mère, pour qu’elle le tire de là. Mais elle ne l’entend pas. Alors, il pense à son père : il ne l’entend pas non plus. Puis il pense à ses frères, à ses sœurs, personne ne l’entend ! Il multiplie ses appels : silence ! Il pousse un dernier cri, sans destinataire, déchirant, sidérant, fait seulement pour émouvoir la foule agglutinée, qui détale, parce que personne ne doit être là pour l’ouïr, car nul ne peut témoigner pour cet humain-là, ni pour tous les autres humains, qui s’en va seul, comme il est entré seul dans la vie, comme il a toujours été seul dans sa vie ! Il ne doit pas pouvoir se raccrocher à un autre porteur de vie. Une incroyable leçon sur le statut de solitude de toute vie ! Rendant si vital l’intérêt général de l’entraide, le fait que chaque humain, dans la communauté humaine où il naît, a sa part à faire. Une humanité devant faire famille humaine solidaire, ayant le sens de la responsabilité. Pourquoi cette mère a-t-elle dit que sa mère ne l’avait jamais aimée ? Devait-elle accepter que la solitude soit la condition commune aux humains ?
Curieusement, cette mère si bavarde a très peu parlé à ses enfants de son enfance et de son adolescence ! A part d’une de ses tantes maternelles, mariée à un homme riche et menant grand train ! C’est au fils de cette tante, installé en Italie, le personnage le plus important du panthéon de cette mère, qu’elle a tenu à présenter son fils Aldo, devenu médecin, qui avait donc aussi réussi… ce dont ce fils n’avait rien à faire, d’où l’humiliation de la mère ! Comme si elle devait, même installée à Paris, avec son fils médecin ayant brillamment réussi sa vie, être encore renvoyée à cette pauvreté de la société libyenne juive, alors que la réussite, par mariage, de cette tante l’en protégeait ! Il y avait, en Libye, une histoire à propos de cette pauvreté ! Qui était tombée si malade qu’on craignait qu’elle meure, ce dont tout le monde se réjouissait ! Mais la tradition imposait d’aller rendre visite à la malade, cette pauvreté, qui s’en réjouit tellement qu’elle a guérie ! Alors, elle s’est installée définitivement auprès d’eux ! D’où le shabbat, luxe gratuit, puisque dans ces communautés, les services sociaux faisaient tout pour que même les plus pauvres puissent manger ! Voilà la maternité du dehors, faite, sous l’apparence du shabbat, de liens sociaux, de dons nourriciers dont chacun fait sa part ! Le sens même de cette pauvreté qui a guéri !
Et c’est au cours d’un shabbat que la mère d’Aldo Naouri avait rencontré son futur mari, qui avait laissé tomber à ses pieds une rose déjà fanée, mais à propos de laquelle il avait dit qu’elle était fanée parce qu’elle se dessèchait à cause du sel de ses larmes coulant à cause de sa solitude et pour la faire y compatir ! Lorsqu’il vient la demander en mariage, il dit qu’il est d’une famille aisée de Benghazi l’ayant envoyé à Tripoli pour ouvrir un comptoir de commerce. Alors, elle a dit oui. La question de la richesse était importante. Celle de sa nationalité française aussi. Cet époux reste comme en adolescence, avec que son épouse semble plus femme, même si elle est très jeune. Au bout d’une semaine de mariage, les époux partirent par bateau pour Benghazi, et les difficultés commencèrent. En effet, la vérité était que la famille de son époux était non pas riche, mais très nécessiteuse !
Aldo Naouri se demande pourquoi sa mère s’est tout de suite résignée à son destin. Que le malheur allait être son lot. Cette précarité de la vie ! Qui, déjà, pourrait la faire s’écrier qu’en effet, même du point de vue de l’accueil nourricier par la vie, elle a une mère qui ne l’a jamais aimée ! Et c’est ce mari qui n’est pas riche qui la précipite immédiatement au choc frontal avec cette vérité. S’il avait été riche, elle en aurait été protégée ! Mais non, jamais elle ne peut oublier la précarité, la dureté de la vie, qui force à la débrouillardise, aux exploits, pour manger, se loger, une nécessité pour elle-même qu’elle transmet à ses enfants, ils doivent chacun faire leur part pour avoir de quoi vivre, qui ne leur est pas donné d’emblée, qui est la richesse perdue, celle qu’a la tante maternelle de la mère, par riche mariage ! Donc, il y a cet homme, ce père, resté adolescent, qui est pauvre, et qui avait été en fait sanctionné par son père parce qu’il était porteur d’une maladie vénérienne, ce qu’elle ignorait lors de son mariage, puisqu’elle n’a appris cela que lorsqu’elle a été contaminée. Ce mari, outre qu’il est pauvre, installe de manière précaire le couple, est d’une grande irresponsabilité en matière sexuelle, car, tandis que tous les deux ans il faisait un enfant à sa femme (jusqu’à dix, dont trois sont morts), il était aussi très sensible aux autres femmes. Les difficultés de cette mère étaient, outre le mari, avec sa belle-mère, pour des questions d’argent. Parce que son mari, en plus d’aimer les femmes, aimait aussi beaucoup faire la bringue ! Donc, il était toujours fauché ! C’est pour cela que le frère aîné d’Aldo, de dix-sept ans plus vieux, à peine adolescent, se mettait en colère contre ce père à chaque grossesse de sa mère, même si en même temps il était très respectueux de ce père. C’est que ce caractère resté adolescent du père précipitait son premier fils, et en cascade les autres enfants, dans cette sensation terrifiante de la précarité, et dans la nécessité de se débrouiller, travaillant très tôt, apprenant le sens des affaires de manière brillante, afin d’assumer à la place du père. Avec ce mari-là, la mère devait forcément devenir très gestionnaire ! Lui faisant les poches, pour lui voler un peu d’argent, et avec elle s’achetait des bijoux… Qu’elle allait mettre en gages dans les moments difficiles !
Cette mère qui a eu de si nombreuses grossesses ne pouvait qu’être très dure contre les femmes de nos sociétés, qui « étaient parvenues, disait-elle, à transformer en exploit un acte naturel à la portée de toute femelle animale. Elle ajoutait que la manière dont elles en tiraient gloire jusqu’à accepter sinon demander d’être dorlotées les infantilisait et n’était pas pour leur faciliter l’accès au rôle de mère » !
Cette mère a commencé par donner naissance à quatre garçons. Aldo Naouri a fait l’hypothèse, que sa carrière de pédiatre lui a permis de vérifier, que le sexe de l’enfant est déterminé par la relation que la mère entretient à sa propre mère au moment de la conception. C’est donc comme si sa mère n’avait pas voulu faire subir à une fille ce que sa mère, qui ne l’a jamais aimée, lui avait fait subir. De plus, dans la langue arabe, la parturition est sexuée, et si elle met au monde un garçon, on utilise le verbe « oualala », qui veut dire « garçonner », alors que si c’est une fille, on dit seulement qu’elle a apporté une fille. En arabe, il y a une survalorisation du sexe masculin, et si une femme met au monde des garçons, elle a donc accompli son destin. Sa mère, dit Aldo Naouri, aurait investi dans la procréation pour ne pas sombrer. Sauf que deux garçons meurent. Et que le mari meurt ! Et cette réalité de la précarité qui revient sans cesse ! Mais… les garçons qu’elle a mis au monde, elle va… les taxer ! Elle fait des exploits pour que la famille nombreuse survive, mais ces garçons qu’elle a mis au monde, ce sont aussi ses sources de revenus, tandis que le mari d’abord fait la bringue, et ensuite est mort ! Cette mère n’en avait que pour les garçons ! Lorsque la famille migre en Algérie, en 1942, cette mère et le deuxième de ses garçons, Dany, se débrouillent admirablement avec les soldats américains, offrant un service de blanchisserie, que les soldats paient en marchandise, fromage, confiture, jambon, chocolat, biscuits, beaucoup de denrées qu’ils découvrent. Ces marchandises étaient stockées dans la cave où la famille a vécu pendant cinq ans, et les Juifs venaient faire leurs courses là, achetaient au prix fixé par la mère ! Ce marché noir fut florissant !
Aldo Naouri a pour la beauté une fascination qui peut le faire éclater en sanglots. Il se demande si la beauté comme promesse de bonheur n’était pas à entendre par rapport à la laideur comme promesse de malheur, et que ces innombrables malheurs connus par la famille n’étaient pas consécutifs à « une laideur qui nous aurait poursuivis en envahissant tous les registres de notre existence ? La misère, la mort du père, la guerre, la faim, la migration, la transplantation, le mauvais accueil de la société, l’ostracisme, ‘la cave’, et tant d’autres choses ». Et, au milieu de tant d’adversité, se détache la beauté du geste d’une mère ne se laissant pas être détruite ? Au cours de son analyse, le mot « laid » ne le laisse pas en paix. Cela se dit dans sa langue maternelle « chin », qui est aussi le nom de la lettre qui dit le son « ch ». Or, c’est la première lettre de son frère Chaoul, qui était d’une beauté incontestable, et est mort tragiquement, en se noyant. Il ne ressemblait à aucun autre enfant de la famille, était grand, avait la peau claire, était d’une élégance naturelle, les yeux plus clairs que ceux de sa mère, les cheveux lisses alors que ceux des autres enfants étaient crépus. Il vivait dans son coin, sans rien demander à personne, assez rétif à la parole de la mère. Un jour, pour se protéger des mouches, il s’était recouvert d’un drap des pieds à la tête. Mais, prise d’angoisse, la mère lui avait ordonné de se découvrir la tête, car cette allure de gisant, cela portait malheur ! Mais il recommençait ! Chaoul se savait beau, prenait soin de son corps par de la gymnastique, et faisait des affaires avec son frère aîné. Une de ses sœurs, parce qu’il salissait le sol qu’elle venait de laver, lui cria : « Que tu meures ! ». En fait, ce garçon porte le prénom du grand-père maternel de la mère ! Sa mère appelait ce grand-père, « mon père Chaoul » ! Comme si les filles ne faisaient des enfants qu’à leur père, ajoute-t-il. Lorsqu’il s’est noyé, on aurait dit qu’il avait cherché à sauvegarder la beauté de son visage, coincé entre des pierres. Le jeune Aldo se demande pourquoi sa sœur qui avait souhaité sa mort, pourquoi son frère qui avait souhaité sa mort, pleuraient, alors que leur souhait s’était réalisé ! En analyse, il découvre alors que lui-aussi a souhaité sa mort, lui avait dit « je veux que tu meures » ! Sa mère le lui a confirmé. Mais elle ajoute que, pourtant, ce n’est pas cela qui l’a tué ! C’était un autre vœu ! Cette mère était préoccupée, elle voulait le décharger de sa culpabilité ! Alors, elle a lancé, c’est la parole de son père qui l’a tué ! Cela s’était passé à la fin de la vie de ce père. Alors qu’il voulait de l’eau, ni la fille Guita ni le fils Chaoul avec lequel elle était, n’ont entendu la demande de ce père très malade. Alors, la mère l’avait entendu dire dans un ultime cri : « Guita et Chaoul, que vous soyez les coussins sur lesquels je poserai ma tête au fond de ma tombe » ! Et il meurt peu après ! Le jour où Guita a eu l’appendicite, la mère a refusé l’opération, comme si c’était une lutte avec la mort annoncée. Elle s’en est tirée après un moins de lutte, et par un traitement à la pénicilline. La mère, qui avait déjà perdu une fille, Rachel, qui portait le même prénom que sa mère, ne voulait pas en perdre une deuxième. Elle avait dit que sa mère ne l’avait jamais aimée à cause de cette mort d’une fille portant le même prénom, et qui devait être le soutien de sa vieillesse. Les filles qui lui restaient étaient aussi ce soutien, mais… elles ne se nommaient pas Rachel. Cette angoisse, chez la mère, d’à tout prix pallier sa sensation terrible de précarité de la vie, d’une absence de maternité du dehors, d’un Fonds humain d’accueil, au contraire d’un dehors inhumain à leur famille, et aux Juifs même ! Donc, les filles, c’étaient au sein de la famille ce à quoi elle pouvait s’agripper, de même que pour ses revenus, il y avait les garçons, et, lorsque Aldo gagna confortablement sa vie, uniquement ce dernier fils ! D’ailleurs, lorsque Chaoul s’est noyé, un Arabe n’a pas voulu se porter à son secours, disant « Laisse tomber c’est un Juif » !
Après la mort de Chaoul, plus rien n’a été pareil dans cette famille, comme si cette mort avait été fondatrice d’un ordre nouveau ! Chaoul était le dernier des enfants qu’elle avait dévolus à sa propre histoire, non pas celle de son mari, puisqu’elle leur avait donnés à chacun un prénom d’ascendants, celui de son père, celui de l’arrière-grand-père maternel, celui du grand-père maternel, sa fille Rachel ayant le prénom de sa mère ! Aldo Naouri se demande quel lien l’avait uni à son mari pour que lui mort, elle la survivante ait dans son inconscient l’injonction de reconduire sa parole, tremblant qu’elle s’accomplisse, telle la mort de Chaoul. En tout cas, Aldo Naouri comprend que, son père étant décédé à sa naissance, sa mère avait tenté de faire de lui un Hassan (nom de la mère) plutôt qu’un Naouri ! Comment Aldo Naouri a-t-il entendu et mis en acte ce quelque chose de si différent concernant le nom du père, lui dont le prénom ne vient ni d’un ascendant de la lignée maternelle ni d’un ascendant de la lignée paternelle. En tout cas, trois enfants des quatre enfants ayant un prénom venant d’ascendant de la lignée maternelle sont morts alors que le père était vivant, et le quatrième, Chaoul, est mort ensuite car, juste avant sa mort, le père avait dit qu’il mourra ! Parce que cette mère leur avait donné le prénom d’un des ses ascendants en relation avec le fait que ce mari n’était pas à la hauteur à la fois comme époux et comme père de famille, resté adolescent, intéressé par les femmes, et aimant faire la bringue, donc non protecteur pour les siens, d’où la mort pour le prouver ? La famille étant restée longtemps sidérée par la culpabilité, parce que Chaoul n’avait pas été sauvé. Et pourquoi ? Fallait-il entendre quelque chose à propos de la précarité dans laquelle la famille fut précipitée déjà du temps de ce père resté adolescent, faisant des enfants sans penser aux moyens qu’il fallait pour les élever ? C’est-à-dire à un autre statut du père, qui oblige la mère, avec ses enfants, à envisager tout autrement l’organisation de la vie sur terre, où effectivement elle a dû faire des exploits pour loger, faire manger sa famille, avoir une source de revenus, toute seule comme chef de famille, comme s’il lui revenait à elle, la femme mère, de réinventer une sorte de maternité du dehors à laquelle elle força chacun de ses enfants à prendre sa part ? Et alors, le nom du père aurait, dans cette perspective-là, un tout autre sens que celui du protecteur, le sens de la séparation d’avec un état de « rien ne manque ». Au contraire, avec ce père-là, tout manqua déjà de son vivant. Or, Chaoul était à part, prenait soin de sa personne, faisait de la musique, était très beau, comme si rien ne lui manquait, se souciant très peu des paroles de sa mère forçant ses garçons à la débrouillardise. En fait, il était né après la mort en bas âge de deux garçons ! A lui, fallait-il immédiatement lui faire sentir que rien ne lui manquait, pour qu’il ne meurt pas ? D’où son statut à part, dans cette famille nécessiteuse, sa beauté même en témoignant ?
Ce qui est alors très intéressant, c’est comment cela a évolué, avec Aldo Naouri, le dernier des enfants, celui qui a été élevé à la fois par sa mère, qui sut si bien s’associer à ses fils déjà adolescents et très débrouillards pour s’assurer des revenus, et par ses frères et sœurs, qui a pu faire des études médicales grâce à eux, afin de répondre à ce que cela impliquait, d’être un Hassan, de la lignée de la mère. Bref, d’avoir une vision très différente pour pallier la précarité de la vie, pour la mère et les enfants, quand le père n’en masque pas la vérité en assurant les revenus et en sédentarisant sa sexualité (le contraire de ce père qui, tout en ne prenant aucune précaution pour une maîtrise des naissances, dépensait l’argent du ménage dans les bringues, et regardait d’autres femmes). La grande question était, comment la maternité du dehors, la lutte contre la précarité, l’adversité, la vie terriblement oxymorique, pouvait-elle s’organiser, avec des dons nourriciers que les hommes aussi pourraient avoir, pas seulement les femmes, pas seulement la mère. Ce qui est remarquable, c’est que cette femme d’une intelligence exceptionnelle alors qu’elle était illettrée, a mis en demeure chacun de ses garçons, en même temps que les filles étaient dans cette familles assez maltraitées, à faire les travaux domestiques, à se débrouiller pour faire leur part du tissage d’une maternité du dehors capable d’assurer un accueil nourricier certes inconfortable mais qui a toujours été une lutte efficace contre l’anéantissement !
Et cela a conduit au moment où, ayant magnifiquement réussi comme médecin pédiatre, gagnant confortablement sa vie, Aldo Naouri a alors assumé seul, plus par certitude qu’il fallait faire comme cela que pour payer une dette car cette idée-là lui était insupportable, la vie matérielle de sa mère, se laissant même être asservi par elle, être dérangé pendant ses consultations, dans la nuit, mais comme s’il était devenu, par cet accueil nourricier qu’il tissait autour d’elle, la mère de sa mère, la maternité du dehors, pour elle, la réponse à sa certitude que sa propre mère ne l’avait jamais aimée (puisqu’elle l’avait précipitée dans la vie sans Rachel, sa fille, comme bâton de vieillesse), mais, depuis son installation à Paris, l’appartement qu’elle avait elle-même payé restant là comme preuve de ce que les autres enfants avaient fait aussi pour lui assurer leur part de cette maternité du dehors, puisqu’elle avait mis de côté, sous après sous, de l’argent venant de son association dans les affaires de ses autres garçons et du « racket »qu’elle n’avait jamais cessé de faire sur ses enfants ! Cette mère d’exception, différente, très intelligente, ce qu’elle avait transmis à ses enfants, et particulièrement à son dernier fils, Aldo, c’est qu’il n’y a pas de maternité du dehors, d’accueil nourricier du dehors, sans que chacun, dès son enfance, ne fasse sa part pour la matérialiser, la faire devenir réelle dans un monde terriblement oxymorique ! Aldo, le garçon né après la mort de son père, ce que sa mère lui a fait comprendre, c’est que lui, il a été accueilli et nourri par cette maternité du dehors que sa mère et ses frères et sœurs, chacun faisant sa part, lui ont tissée, jusqu’à lui permettre de faire ses études de médecine, et à gagner confortablement sa vie en inventant une pratique de la pédiatrie qui, sans doute, doit l’essentiel à l’intelligence de cette mère, qui a provoqué une mutation dans son regard des enfants et leurs mères. Sans doute Aldo a-t-il reçu cinq sur cinq le message de sa mère, à propos de sa part à faire de la maternité du dehors, sa part d’homme, et c’est ça qui est révolutionnaire, qui est la mutation, puisqu’il commence à devenir le seul à s’occuper de sa mère, aussi bien pour l’argent nécessaire à ses besoins que pour lui faire ses repas, venir écouter chaque jour cette mère si bavarde et ne pouvant parler qu’à ses enfants comme si elle était restée à Benghazi en parlant la langue de là-bas. Ensuite, le choix de devenir pédiatre est également remarquable, si on le met en perspective par rapport à la mort du père, et mieux même, par rapport à ce père resté adolescent mais peut-être pour lui-même faire sentir que la maternité du dehors que la famille est pour femme et enfants, il ne pouvait pas l’assumer seul, qu’il fallait que ce soit quelque chose dont chaque humain fait sa part (et la mère avait inventé une organisation qui pouvait sembler non démocratique, puisque l’aîné des enfants devait s’occuper des autres, le second de ceux d’après lui, et ainsi de suite, et chacun donner une partie de ses revenus en fonction de ce qu’il gagnait). En effet, il est là aussi en place de père, mais en homme qui sait prendre sa part de dons nourriciers, qui n’est plus les seuls dons des femmes mères. Puisque, jusqu’à sa mort, il a prouvé à sa mère que, par sa présence nourricière à lui, que oui, sa mère maintenant l’aimait. Et, dans sa pratique de pédiatre, Aldo Naouri s’est toujours autant intéressé aux enfants qu’à leurs mères, dans ses consultations. Et il a toujours dit à ces mères de laisser à leurs enfants la possibilité de développer eux-mêmes leur propre sensibilité, alors qu’ils sont tellement anticipés par tant de « rien ne manque ».
La réponse de cette mère à Aldo, qui a si bien entendu la demande de sa mère qu’à la fin de sa vie sans doute ne pouvait-elle plus dire que sa mère ne l’avait jamais aimée, même si chaque jour elle devait tyranniquement se plaindre pour vérifier s’il pouvait venir au doigt et à l’œil, fut sa mort. Un matin, alors qu’elle était en bonne santé, elle annonça à son fils qu’elle serait morte le soir. Elle ne changea pas d’avis, même si Aldo tenta de lui prouver qu’elle allait bien. En fin de compte, elle lui a dit que c’était lui qui la tuait ! Paroles très abruptes ! Qu’elle a adoucies en disant que c’était pour délivrer ses frères et sœurs, qui eux aussi ont toujours été soudés autour de cette mère ! Comme si elle était une charge pour eux, et que c’était Aldo qui lui disait de s’en aller, pour qu’ils soient libres. Mais pourquoi pouvait-il lui dire cette parole, qu’elle pouvait aller rejoindre son mari ? En effet, elle avait dit à son fils qu’elle savait que le soir elle serait morte parce que, pour la première fois depuis qu’il était mort, elle avait rêvé qu’elle faisait l’amour avec lui ! Elle a décidé de s’en aller le rejoindre, mais comme si elle pouvait le faire parce qu’Aldo avait vraiment saisi le flambeau qu’elle avait voulu lui transmettre. Et elle, dont le regard était toujours resté triste, est alors parti rejoindre son époux.
Aldo Naouri raconte que c’est son épouse qui l’avait poussé à écrire un livre sur sa mère. Elle est morte en n’en ayant lu que quelques chapitres. Elle aussi avait quelque chose de triste dans son regard. Comme l’analyste d’Aldo avait été choisi pour son regard triste. Cette épouse avait aussi perdu son père, mort en camp de concentration.
Ce livre est vraiment passionnant, parce qu’il raconte la transmission réussie d’une mère d’exception, illettrée mais d’une intelligence supérieure ainsi qu’ayant gardé ouverte la voie plongeant dans l’inconscient, à l’un de ses fils, un garçon, ce qui est si différent de ce qui se passe habituellement entre les mères et leurs filles !
Alice Granger Guitard
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