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Qui terre a, guerre a - Jean Rouaud

Editions Grasset, 2022

lundi 2 mai 2022 par Alice Granger

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Jean Rouaud a choisi pour titre de son livre celui que Balzac voulait donner au livre dont il rêvait qu’il serait le plus considérable de sa plume : « Qui terre a, guerre a ». Balzac est mort en le laissant inachevé, et c’est Madame Hanska, qu’il a réussi à épouser peu de temps avant sa mort, qui le publie avec pour titre « Les paysans ». Jean Rouaud souligne que guerre et terre sont les deux ferments de ce roman ! Un soldat de la Grande Armée, promu comte de Montcornet par Napoléon après la bataille d’Essling, après la défaite de Waterloo, se retire sur ses terres « comme un aristocrate d’Ancien Régime » ! Il avait cru qu’il lui suffisait d’acheter une vaste propriété, d’en être le châtelain ! Et que les paysans n’intimideront pas un « général d’Empire qui a mis l’Europe à ses pieds » ! Le jeune Bonaparte, déjà, avait fait entendre à ses soldats qu’ils pouvaient faire comme les soldats de l’Armée Rouge, puisqu’ils étaient mal nourris, ils pourraient piller, se servir de riches plaines et provinces, y trouver honneur et gloire ! En effet, écrit Rouaud, « tous ces roturiers sont fascinés par la vieille noblesse », sont « mordus par le démon de l’aristocratie ». La Révolution avait dépossédé ces aristocrates propriétaires fonciers. Or, les nobles d’Empire s’aperçoivent tout de suite d’une différence fondamentale entre eux et les titrés de l’Ancien Régime ! Il leur manque la terre, celle qui est la cause des conflits. Et qui doit donc être pour eux un tribut, un dommage de guerre, leurs faits d’armes faisant qu’ils y ont légitimement droit ! « La possession de la terre relevant d’une logique de guerre » pour eux ! C’est la guerre qui fait la terre ! Rouaud écrit que la féodalité elle-même fut, dans un temps lointain, une prise de possession des sols par des hommes armés d’une épée et à cheval, ce qui avait suffit à faire apparaître une classe supérieure blanchissant la violence originaire, ayant une aura chevaleresque. La force du nom était bien plus puissante, à leurs yeux, que les faits d’armes. Ces terres acquises par la force seront travaillées par des hommes et des femmes, des serfs, et dans « Les Paysans », Balzac refuse à ceux-ci le droit de posséder le lopin de terre qu’ils cultivent depuis des siècles. C’est la Révolution qui a distribué ces terres, morcelant les grandes propriétés, et marquant la fin de l’aristocratie foncière. Bref, les nobles d’Empire n’ont ni terres ni ancêtres, ils ne sont que des soudards courageux, les racines de leur arbre plongent dans le sang des massacres. Mais par chance, en échange de leur bravoure, ils ont eu un morceau « de terre sur lequel… avez fait travailler des générations et des générations des nôtres afin que tu puisses parader à la cour » : les aigles, ce sont eux, non pas ceux qui les toisent du haut de leur arbre généalogique !
Mais, sur le domaine de Montcornet, va se jouer « le plus vieux conflit du monde, la source-mère des batailles : la possession d’un enclos » ! Le général d’Empire se doute bien qu’il va occuper la place du coucou dans ce nid d’Ancien Régime ! Que le blason de l’arbre généalogique compte plus que les faits d’armes ! Que peut-il, face aux privilèges lestés de plusieurs siècles de domination, aux bonnes manières, à l’art de la table et de la langue, de la morgue et du mépris. Cette grandeur-là, aucun fait d’armes ne la lui offrira ! C’est à cause de sa sensation d’être petit devant ces privilèges qu’il sera aveugle à l’invention d’un partage commençant des terres, de la part de ces aristocrates d’Ancien Régimes, comme rééquilibrant un déséquilibre ! Il ne comprend pas qu’il faut laisser les paysans ramasser le surplus des récoltes dans les champs, ou prendre le bois mort dans la forêt ! Ces paysans n’ont que ça ! Le général d’Empire fait venir des anciens de la Grande Armée, ne connaissant que la guerre pour régler les conflits ! Mais ceux-ci sont vite impuissants contre la guérilla « des Indiens bourguignons » ! Le comte de Montcornet apprend à ses dépens qu’il a eu tort de convoiter les terres d’Ancien Régime, il vit son Waterloo, son domaine est mis en vente, que se partagera la nouvelle féodalité « consacrant l’alliance de la paysannerie et de la bourgeoisie ». Balzac, au moment de son mariage avec Madame Hanska, comprit lui-même qu’il ne deviendra jamais propriétaire terrien, puisque celle-ci donna à ses enfants ses riches terres d’Ukraine ! Il était devenu monarchiste, et déplorait que l’Assemblée constituante ait permis la mise à l’encan les biens de la noblesse et du clergé afin de combler le trou financier provoqué par la Révolution : ce qui eut pour conséquence que lors des héritages, ces terres n’étant plus léguées au seul aîné mâle de la famille, au cours de la cascade d’héritages, ces terres devenues celles des paysans s’émiettèrent dans une parcellisation des sols, et c’était la fin de l’aristocratie. Mais la paysannerie n’a pas eu la peau de la bourgeoisie, au contraire elle a été dévorée, « éliminée par les lois de rendement et l’industrialisation des terres » ! En Russie, soixante ans après l’abolition du servage, on a regroupé les terres par la collectivisation : tout appartient à tout le monde ! Mais en fait, à l’Etat, c’est-à-dire à la ploutocratie ! Les fermes nationalisées sont travaillées par la masse de paysans ! Les récalcitrants sont exécutés ou envoyés en Sibérie. Des millions et des millions de morts ! Aux Etats-Unis, il y eut « Les raisins de la colère », et la « Stratégie du choc » de Naomie Klein ! Bref, l’ordre social était bousculé « en imposant un nouveau allant dans le sens d’une plus grande liberté d’exploitation donnée aux puissances économiques et financières » ! Nouvelle aristocratie financière, étendard de grands groupes agro-industriels. Disant que sera terrassée l’hydre de la faim ! Au Brésil, au Paraguay, ailleurs, les protections sanitaires seront inexistantes contre pesticides, insecticides, main-d’œuvre à vil prix, qui sera encore plus maltraitée que les serfs de jadis ! Idem les animaux !
En France, il fallait remédier au morcellement des terres, sans exproprier ni collectiviser ! Selon la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789, la propriété était un droit inviolable et sacré. Bonaparte va arranger ça ! Car qu’est-ce qui ravage le plus les campagnes ? La guerre ! Et l’opération porte le nom de remembrement ! Ce sera Pétain, en 1941, qui instaurera le remembrement en France, et celui-ci débutera en 1955. Jean Rouaud en sera témoin en Loire-Atlantique ! Haies rasées, où nichait toute une vie ! Chênes abattus. Disparition de tout un fouillis végétal. Le paysage s’est ouvert comme un rideau, le regard portant loin. C’était la sépulture de la campagne ancienne, avec ses haies, ses arbres, talus, broussailles, oiseaux, insectes, papillons, chenilles, lézards, vermisseaux, mulots ! On avait mis de l’ordre ! Selon des critères scientifiques ! Les champs démesurés pouvaient accepter les derniers cris de la technologie, tracteurs énormes, etc... Banques prêtant pour acquérir ces engins, les profits d’exploitation étant désormais faramineux, d’autant que le traitement des sols va encore tellement aider ! On connaît désormais les conséquences dramatiques de ce saccage paysager ! Plages d’algues vertes, sols morts gavés de pesticides, inondations, eaux souillées de métaux lourds, océans poubelles, etc… La liste des méfaits de l’agro-industrie rejoint, écrit Rouaud, les pires bilans de toute l’histoire de l’humanité ! Alors, il démontre le lien direct entre guerre et agriculture ! Après la Seconde Guerre mondiale, il y avait d’une part l’aspiration à la vie citadine, et d’autre part, l’industrialisation de l’agriculture faisait qu’il n’y avait pas autant besoin de bras pour travailler la terre : d’où la campagne se vidant de ses forces vives ! Et là, on s’aperçut combien le nitrate, c’est-à-dire un explosif, déversé en abondance pendant la guerre 14, avait été bénéfique pour la végétation ! Comme on n’en avait plus besoin pour la guerre, et qu’on avait beaucoup de stock, on a eu l’idée de l’utiliser pour l’agriculture ! Rouaud est contemporain de ça ! Des nitrates… explosifs pour la nature ! Il était bien placé pour voir les dégâts, puisqu’il avait vu son père cultiver les anciennes variétés de légumes ! C’est-à-dire que la nature, c’est une question d’échange : les légumineuses fixaient l’azote par leurs racines, et les redonnaient aux céréales qui en étaient gourmandes ! Mais avec les nitrates, on a voulu zapper cet échange ! Les anciennes variétés de blé n’étaient pas du tout adaptées, car difficiles à récolter avec les machines ! Donc, les chercheurs ont trouvé comment rendre nains les blés, et avec de supers épis ! C’était la révolution verte ! Cela se fit au détriment des légumineuses, bien sûr, mais cela profita au lupin, une herbe concurrente du blé, qui était maîtrisé avant par la variété haute de blé ! Mais on avait la solution pour éliminer ce lupin : le premier désherbant, l’isopotiron, qui détruisait le lupin sans faire de mal au blé ! Puis, on a pensé qu’il fallait que le blé ait plus de rendement ! Donc, qu’il développe des tiges secondaires ! On a pensé que, comme il n’y avait plus d’herbe concurrente avec la disparition du lupin, cela allait marcher ! On a seulement apporté au blé des oligoéléments (c’est le principe de la science, on apporte à la plante, mais aussi à l’humain, tout ce dont il a besoin, sans jamais penser aux conséquences !), et le blé n’a plus eu besoin de développer ses racines en profondeur, il s’est déséquilibré, et le champignon est apparu, pouvant librement venir proliférer à la lumière, et s’attaquer à l’épi, d’où la chute des rendements ! Mais pas de problème, les chercheurs avaient la solution : les fongicides ! Puis, lorsque les pucerons s’y sont mis, les chercheurs ont trouvé l’insecticide ! Voilà les conséquences en chaîne du surplus de nitrates laissé par la guerre ! Elles ont fait éclater l’agriculture, elles ont déclaré la guerre à la nature, selon le principe d’exterminer tout ce qui dérange ! « Guerre à la nature qui à chaque époque s’adapte aux nouveaux modes d’extermination sortis des cerveaux scientifiques ». En allant de la guerre traditionnelle à la guerre chimique et jusqu’à la guerre génétique ! Conclusion : « l’agriculture n’est rien d’autre que la continuation de la guerre par d’autres moyens » ! Maintenant, nous sommes face à une planète terre que menace le mur des ténèbres, qui se révolte, qui fait entendre aux humains apprentis-sorciers que l’aventure du vivant est une question d’équilibres sans cesse à réinventer et d’échange, non pas d’éliminer tout ce qui dérange jusqu’à créer un déséquilibre si désastreux qu’il sera impossible, s’il n’y a pas un sursaut de l’humanité, que l’oasis terre reste hospitalière au vivant, et en tout cas aux humains !
Jean Rouaud poursuit son investigation à propos de l’apparition de la guerre : au néolithique. Elle serait une conséquence de la révolution… agricole, qui bouleversa le rapport des humains au monde. Certains s’approprièrent sols et cultures, terres pour le bétail, lieux pour stocker les céréales, et alors la convoitise a été créée ! D’où « qui terre a, guerre a » ! C’était la guerre entre agriculteurs et nomades, entre agriculteurs et éleveurs, mais avant tout, c’était la guerre pour avoir la plus grosse exploitation ! Le premier mort du monde, c’était Abel le nomade, tué par Caïn l’agriculteur ! Mais avant la guerre, il y avait la violence. Comme si toujours ne comptait que la logique de l’appropriation, par exemple une tribu s’appropriant le coin de pêche d’une autre tribu ! Alors, Rouaud souligne que les peuples du paléolithique avaient dans leur imaginaire l’aplomb de la puissance des forces naturelles, l’idée que « des esprits puissants mène la marche du monde » et que ce serait ça à l’origine des religions. On pourrait dire que c’est la reconnaissance, par ces peuples, d’une sorte de dragon toujours en train de déséquilibrer les équilibres, de rebattre les cartes, d’une force autre contre lequel les humains ne peuvent rien, sinon intégrer le changement, le bouleversement, et s’adapter, être créateur, imaginatif, mettant en commun les énergies et la créativité pour le sursaut inimaginable de la gerbe de lumière pour fendre le mur des ténèbres ! Donc, ces peuples, pour accueillir ces puissances de la nature, ont créé des périmètres sacrés, à ne jamais violer, sous peine de mort !
Une autre histoire, dans ce livre de Jean Rouaud, témoigne d’un homme qui semblait avoir tourné le dos à la guerre, mais n’avait pas respecté la zone sacrée des Indiens, c’est-à-dire le cimetière ! La riposte fut la mise à mort de sa femme et du petit garçon par les Indiens ! La même chose pour le Général d’Empire et pour cet homme : la non véritable prise en considération de l’autre. Le Général d’Empire était avide de vivre comme un aristocrate d’Ancien Régime sur ses terres, mais il n’avait pas vu que celui-ci laissait ses paysans prendre le surplus restant sur les terres après la récolte, comme si c’était les prémisses d’un partage des terres, d’un regard humain sur des paysans vus comme des personnes humains ! Le Général d’Empire fou de posséder des terres n’a vu que des pillards ! L’homme qui avait tourné le dos à la guerre n’avait vu que les terres de la liberté, et qu’il suffisait de payer la dîme pour traverser l’espace des Indiens, il n’avait pas vu qu’ils avaient un espace sacré inviolable ! Jeremiah Johnson, semblant venu de nulle part, s’était enfoncé dans les Rocheuses, comme tirant un trait sur la vie d’en bas ! Mais il apprend « qu’on ne passe pas d’un seul coup de la vie dite civilisée à la vie dite sauvage » ! D’abord, un trappeur initie à cette rude vie cet homme venu de nulle part, un militaire en rupture avec son passé, courageux ! Pourquoi avait-il choisi de quitter le monde d’en bas et sa barbarie, la guerre ? Croyait-il se débarrasser de la tache de sang qu’il avait sur les mains en s’élevant sur les pentes des Rocheuses ? Sa nouvelle vie sembla une page blanche, sans trace du passé ! Il avait laissé derrière lui « les actions violentes d’un pays obsédé par l’esprit de conquête, grignotant les terres indiennes et mexicaines, faisant main basse sur les sols gorgés d’or » ! Mais pouvait-on tout effacer et recommencer, se demande Rouaud ? Alors qu’il portait encore le pantalon de son costume militaire, et sa bande jaune ! Se croyait-il ressuscité, allant vers le blanchiment des fautes du passé ? Ce territoire vierge était déjà occupé par un Indien crow ! Ne l’ayant pas entendu s’approcher alors qu’il tentait vainement de pêcher une truite, il eut le réflexe militaire de chercher son arme lorsqu’il s’aperçut de sa présence ! Mais, répondant par la bienveillance, l’Indien afficha un dédain pour la maigre pêche de Jeremiah, alors qu’il en avait pêché tout un chapelet ! Cette apparition de l’Indien, qui s’éloigna tranquillement, valait avertissement ! Il devait s’intéresser à l’autre vivant déjà là depuis longtemps ! Mais il payera cher, de ne pas avoir vraiment cherché à comprendre l’importance du sacré, chez ces Indiens ! Par exemple, dans ce cimetière sacré, inviolable, une leçon incroyable, avec ces corps morts laissés à la nature, comme pour dire que l’humain est une partie de la planète terre, et que sa matière est offerte à d’autres combinaisons vivantes ? Et que ce soit la femme et le garçon qui soient tué par l’Indien en dit long sur ce qui n’a pas été entendu, de la part de Jeremiah : s’il pensait en avoir fini avec la guerre, et pouvoir être un trappeur et un pêcheur dans un espace infini, en payant un droit de passage aux Indiens, il avait pourtant sédentarisé sa sexualité, avec sa cabane, une femme pour lui, s’occupant d’un garçon, à travers lequel nous entendons qu’elle s’occupe bien du « petit garçon » ! Or, lorsque l’Indien le frappe parce qu’il n’a pas respecté ce qui était sacré, il l’atteint comme par hasard au niveau de cette sédentarisation de la sexualité : il tue la femme (qui était indienne, et le garçon), pour dire à l’ancien militaire que plus personne ne s’occupera de son « petit garçon » ! Aux yeux des Indiens la terre est sacrée, c’est la terre-mère, alors que pour l’homme blanc, c’est « une bonne fille qui nous donne ce qu’elle a », exactement comme il voit la femme ! Comme le dit un chef indien dans son discours de Seattle et que rédigea un siècle plus tard un militant écologiste américain, c’est un étranger « qui arrive de la nuit et prend à la terre ce dont il a besoin ». Il « enlève la terre à ses enfants et cela ne le tracasse pas. Il traite sa mère, la terre, et son frère, le ciel, comme des choses à acheter, piller, vendre comme les moutons ou les perles brillantes. Son appétit dévorera la terre et ne lissera derrière lui que le désert » ! Bref, on ne découpe pas sa mère en morceaux, on ne vend pas la terre-mère, c’est ça le sacré, la planète terre comme la maternité du dehors accueillante à la vie humaine et au vivant, à la vie au contact des choses sensibles nourricières et sensorielles. La scène de l’homme blanc qui imagine avoir laissé la guerre derrière lui, mais qui, dans le vaste espace où vivent les Indiens, se sédentarise dans sa cabane, avec la femme indienne à portée de mains pour la satisfaction sexuelle, et qui s’occupe bien du petit garçon qu’il est resté et qui est représenté par le garçon rescapé qu’ils ont emmené avec eux, est d’une pauvreté inouïe, ainsi que, pour cette femme, une sorte de viol de l’imaginaire ! Jean Rouaud nous dit que Jeremiah Johnson (dans un film), d’ascendance colonisatrice, tente de s’en affranchir, ce n’est pas lui qui se lancera dans l’exploitation des terres, ni ne les entourera de barbelés, au contraire, il choisit la vie sauvage, comme celle des Indiens, il trouve un coin tranquille, et là il pense que la petite famille va pouvoir vivre de ce qu’offre la nature ! Sauf qu’il est colonisateur de la vie de cette femme indienne. Celle-ci, Cygne, fille d’un chef indien, lui avait été offerte par son père en échange de chevaux qu’il lui avait abandonné, ce père répondant au don par un contre-don supérieur, une obligation pour cet Indien ! L’homme blanc n’avait-il pas compris que ce contre-don l’engageait à respecter ce qui était sacré pour les Indiens ? Alors, il y a la mise à l’épreuve ? Des hommes à cheval et en uniforme militaire débarquent près de la cabane dans les montagnes, et demandent son aide, sous un prétexte humanitaire bien sûr, une bonne cause à défendre, comme une autre guerre dont le prétexte fut de détruire un stock d’armes chimiques ! Ici, il s’agit de sauver une caravane de migrants prise dans la neige ! Pour cela, il faut franchir la montagne, et Jeremiah est le guide chevronné idéal ! Il sait bien que la montagne ne se franchit pas en ligne droite. Il prend la tête de la colonne qui marche dans la neige ! Et soudain, ils tombent sur un cimetière indien, où les corps sont exposés sur des échafaudages, livrés aux corbeaux, comme s’envolant vers l’au-delà, passant d’un état à un autre, se disposant à s’adapter à un rebattage infini des cartes, s’ouvrant à un théâtre du nouveau absolument invisible et inconnu. Jeremiah a beau dire qu’ici on ne passe pas, qu’on ne peut pas violer les esprits, bref que cet-au-delà n’est pas conquérable, il doit céder, et bientôt ils sont en vue du camp de réfugiés ! Alors, c’est fini pour lui, la sédentarisation de la sexualité dans sa cabane ! La femme indienne et le garçon sont assassinés en représailles du viol de l’enclos des esprits ! Ces esprits qui peuvent s’envoler d’un état à un autre, comme d’une vie qui est une infinité de vies nouvelles.
La guerre prétend faire plier l’autre par la force et la terreur, afin d’étendre une suprématie sans bornes, plutôt que d’accepter le rebattage des cartes, et d’être inventif ! Donc, se demande Jean Rouaud, l’invention de la guerre au néolithique est-elle « le signe tangible d’un ramollissement de l’esprit » ? Au paléolithique, par exemple sur les murs du puits de Lascaux, il n’y a qu’une seule victime humaine représentée : un homme à la renverse chargé par un bison blessé perdant ses entrailles. Or, cet homme à une tête d’oiseau ! Il souligne que cela signifie le surgissement d’une pensée (car si l’homme est capable de dessiner un bison, s’il l’avait voulu, il aurait été capable de dessiner un humain !). Si la mort furieuse perd ses entrailles, la vie au contraire semble sortir de la blessure même, et prendre son envol. Car ces humains du paléolithique, à l’âge glaciaire, ont observé la renaissance du jour après la nuit, du printemps après l’hiver, que les ours sortent de leur hibernation : ils croient donc à un autre monde, que la mort n’est pas une fin ! « La vie, ça s’en va et ça revient » ! La figure de l’oiseau, les bras en croix et les doigts écartés, cette façon de rêver en oiseau, c’est l’envol vers le ciel ! De même, l’ange de l’Annonciation a des ailes ! Et le Christ sur la croix a les bras ouverts ! Cette image sur le mur a une dimension métaphysique, écrit Rouaud. Il y a trois formes de vie en continuité : « le bison, animal terrestre qui fouille le sol de ses sabots », « la créature mi-homme mi-oiseau, chimère en mutation afin de passer d’un élément à un autre, de la vie sur terre à la vie des anges », et enfin « le troisième acteur de la scène, un oiseau fiché au bout d’un bâton dressé », qui parle non seulement d’un envol en tournant le dos à la scène, mais surtout indiquant une direction, « un nouvel horizon au-delà de la vie terrestre ». Bref, qu’il s’agit de s’élever « par la force toute-puissante de votre imaginaire » !
Mais, au néolithique, la guerre a été divinisée ! C’est ça qui est dit par la représentation. On ne représente que la puissance ! Comme les grands mammifères étaient divinisés sur les murs des grottes ! Comme le dieu de la guerre en surplomb, qui tranche comme Zeus à Troie, et qui désigne Achille comme le vainqueur d’Hector ! Si on la représente au néolithique, écrit Rouaud, c’est qu’elle est devenue une valeur établie, un « nouveau mode de gouvernance » ! On ne divinise plus la nature, les éléments, les forces mystérieuses de la terre ! A travers la guerre, c’est l’homme qui est glorifié, son pouvoir de destruction massive (puisque la guerre n’a que faire de la beauté !) On n’est plus à l’âge de pierre mais à celui de la métallurgie, du bronze. On est à l’âge des parvenus, qui ont supplanté les anciennes puissances, et sont maîtres et possesseurs de l’univers ! On représente la figure du guerrier !
Mais pourquoi ce sentiment de puissance de l’homme ? Quel ennemi héréditaire a-t-il réussi à éliminer ? C’est l’animal ! Figurerait-il, cet animal sauvage craint et admiré, la force sauvage en soi, déboulant à l’adolescence, sexuelle, réduisant au chaos une mode poétique de la vie, la vie devenant la quête prédatrice de l’objet sexuel de satisfaction ? Tout au long du paléolithique supérieur, l’homme donne à l’animal la toute première place, et il représente ce qu’il admire. Ce sont les princes de la toundra du temps glaciaire qu’il peint, le cheval, l’auroch, le mammouth, qui vivaient dans la grande plaine blanche. Mais on dirait qu’il le fait comme d’une représentation de l’animal en lui-même, rêvant de le dominer ! L’ennemi en soi, qui déboule à l’adolescence ? il y a un vieux contentieux entre l’homme et l’animal, dit Rouaud, et c’est visible tout le paléolithique supérieur ! « C’est bien l’homme qui manifeste son désir en concédant à l’animal la toute première place » ! Voilà ! Il s’agit de l’expression d’une volonté de puissance, de domination, qui s’inspire de la force sauvage de l’animal, qui se nomme et se représente par ces animaux ! L’élimination de cet ennemi héréditaire a été aidée par le réchauffement climatique, la sortie hors de l’ère glaciaire ! La muraille verte de la végétation « aura été le coup de pouce du ciel pour en finir avec le règne animal » ! Le regard ne se perdra plus à l’horizon, à suivre ces mammouths, ces aurochs, ces chevaux, mais à suivre la croissance de l’arbre ! Passage du complexe de l’animal au complexe de l’arbre ! L’homme le fait disparaître en le stylisant de plus en plus. Alors, l’homme choisit parmi ces animaux celui qu’il pourra le mieux dresser, domestiquer : le cheval ! En phase avec l’animal en lui, à dresser aussi, au double sens du mot ? Comme l’homme, en effet le cheval « ne connaît que la fuite face au danger » ! (Et la fuite, serait-ce de le domestiquer, cet animal ? Celui en soi ?) Non pas le mammouth, ou l’ours des cavernes ! Le cheval, à l’image des hommes, les plus vulnérables des animaux, est vulnérable, il fuit. Mais aussi, en fuyant il semble s’envoler, et être solaire ! D’où le rêve de le maîtriser, de l’asservir, c’est son mouvement qui est intéressant ! Ces cavalcades d’animaux, c’était ça qui suscitait l’imagination ! La création !
Or, dès la fin du paléolithique, l’homme est déjà créateur, c’est-à-dire agriculteur ! Premiers villages, première agriculture. Et début de la… domestication ! Longtemps, l’homme, chasseur, s’était senti humilié par ces animaux (comme par l’animal sauvage en eux ?) ! Alors, il avait repéré le cheval, le plus vulnérable parmi les seigneurs. Sa liberté se mesurera à la longueur de sa longe ! « Le transfert de puissance est réalisé » ! Et ce qui s’approprie à travers le cheval, c’est le soleil ! C’est ça, en premier ! Ce n’est qu’ensuite que viendra l’utilisation pour les travaux forcés de l’agriculture et de la guerre ! Bien sûr, il faudra du temps à ce cheval pour devenir le roi de l’univers. D’abord, c’est le temps glaciaire, et la peur, la nuit, des prédateurs ! « A Lascaux, … le cheval est la figure dominante » ! L’homme a choisi le bon cheval, note Jean Rouaud ! C’est « le cheval de Troie de ce royaume de lumière » ! Mais, curieusement, il s’agit du dressage de l’animal, voire d’une fuite, puisque c’est un animal qui, face à la peur, ne sait que fuir ? Le dressage de l’ennemi intérieur, cet animal ? Mais aussi celui de l’asservissement de la nature, de la terre-mère, de l’objet sexuel mis dans la cabane ?
Donc, les hommes avaient tranquillement attendu que les conditions climatiques et les lois d’adaptation à un environnement changent ! Les animaux qui restaient n’étaient plus les ours des cavernes, les mammouths, les rhinocéros, mais ceux qu’on pouvait asservir, abâtardir, dresser, changer en bêtes de somme, en leur faisant payer leur liberté de jadis, étaient les bovidés, les chevaux, les bouquetins ! Les hommes étaient les maîtres de la terre ! Le végétal prend le pas sur l’animal, l’arbre est le sceptre signe du pouvoir. Dont la cime pointe le ciel ! Où logent les dieux ! Les dieux aussi sont domestiqués : dans des temples, où ils sont pris au piège ! L’homme est un parvenu, « ivre de sa puissance, ayant tout écrasé sur son passage ». Il offre aux dieux célestes ce temple en guise de datcha, et ils sont priés de ne pas quitter cet enclos sacré ! Car au-delà, « c’est le territoire du parvenu » ! De l’animal qui est parvenu à sa propre maîtrise ? A sa sédentarisation ?
Alors, en effet, voici les jardiniers du paléolithique qui sont à l’œuvre ! Ce n’est pas qu’ils inventent le pain, ni même les gestes du paysan, déjà là. Mais ils remarquent que les graines repoussent, donc ils peuvent se libérer du bon vouloir de la nature ! Ils ont les semences porteuses de la reproduction de la vie, il suffit de les planter, et voici que l’homme a un pouvoir quasi divin, celui de reproduire la vie ! Cette manne qui, comme dans le Bible, se lève de terre, cet enclos où l’on parque les bêtes. C’est un pendant au temple où sont enfermés les dieux, qui prétendent encore être seuls responsables de la création et de la marche du monde ! Les puissants, ce sont maintenant les terriens, agriculteurs et guerriers ! L’homme du néolithique sait reproduire la vie, animale et végétale ! Il sait maîtriser les forces de la nature ! Il est le sorcier de la vie ! En semant le printemps, il sort de la mort de l’hiver ! La plante qui pousse démontre une force de l’homme qui égale celle de la nature, et des dieux qui prétendaient gouverner seuls ! L’enclos cultivé est, écrit Rouaud, le pendant complice et rival du clos du temple, celui-ci n’ayant plus qu’à prédire l’avenir, le rebattage des cartes par le dragon des cataclysmes, et une autre vie à réinventer au-delà de cette vie-là finie !
Le résultat de ces enclos cultivés, et où il y a le bétail domestiqué, c’est l’invention de la convoitise ! La promesse d’une vie de pacha dans cet enclos matrice ! Et, tandis que l’homme acquière du pouvoir au détriment de l’animal, les dieux s’hominisent ! Dieu ressemble plus à un être humain qu’à un dieu ! « L’apparition de la figure humaine à la fin du paléolithique dit bien que l’homme commence à avoir la main sur le monde terrestre ». Et alors, ce sont les massacres qui commencent ! L’homme n’a plus pour ennemi que son semblable ! L’homme devient le rival exclusif de l’homme, la puissance ne souffre plus de concurrence, et seule la guerre est juge de paix ! « Zeus donne sa faveur à Achille contre Hector ». Et il ne faut pas perdre de vue qu’Achille cale toujours sa course sur la lenteur de la tortue qui, elle, est prisonnière de la maison, de la sédentarisation, comme Cygne, la femme indienne de Jeremiah, dans sa cabane ! La guerre est un jeu d’enfants, dit Jean Rouaud ! C’est-à-dire, le jeu de qui, des frères, sera le préféré de l’amour de la mère ? Le néolithique a rendu visible tout ce qui était caché dans les grottes, il a créé de toutes pièces un désir, il a « exposé le lieu du pouvoir comme objet de convoitise » ! Il a créé l’objet domestique de satisfaction sexuelle, en domestiquant l’animal sexuel sauvage en soi en lui donnant à manger, en chevauchant le bon cheval ? Ce dont on veut s’emparer, par la guerre, écrit-il, c’est « cette enceinte sacrée qui donne la vie », c’est « cette fertilité du sol, de ce temple religieux en mesure d’offrir dans une surenchère… la vie éternelle » ! La guerre « s’invente dans une concurrence interhumaine pour un profit supérieur à la simple possession », elle survient « quand l’un cherche à s’emparer de la part de divinité supposée de l’autre ». C’est-à-dire que la guerre rend introuvable un objet devenant trop familier, ennuyeux, relance le désir, la chevauchée qui s’envole, ouvre une issue à l’enfermement de la domestication où le tyran animal en soi a conduit ? S’emparer « des clos interdits qui donnent la vie » et que les petites mains sarclent, binent ! Voici Versailles ! Dans cette guerre, se désigne « l’homme au-dessus de ses semblables qui du coup cessent de l’être et deviennent des sous-hommes » !
On en est encore là. A cette manne à demeure dans les clos cultivés, les communautés se démultipliant depuis le chalcolithique, et le village se ceignant de murailles (ou de frontières) est un lieu sacré qui proclame la puissance de son prince, soleil dompté, cheval dompté, nature domptée « dans la géométrie des jardins à la française, comme à Versailles. Mais l’homme, ce parvenu à dompter l’animal, tel le Général d’Empire et ses rêves d’Ancien Régime qu’il croit réaliser en devenant propriétaire de terres, « n’a pas compris qu’on ne prenait pas possession impunément de ces territoires sacralisés » ! De cette planète terre, que les humains ont presque conduit au désastre ? Sacralisation, ça signifie quoi ? Que la vie, c’est sacré ! Que le désir de vivre des humains, au choc frontal avec leur mort annoncée, la fin qui s’annonce de l’aventure humaine, est un désir qui enjambe l’abîme pour se projeter dans une vie au-delà de la mort, à réinventer, et que ça suscite le sursaut en condensant l’énergie de vie en une inimaginable gerbe de lumière fendant le mur des ténèbres, afin de se réapproprier la planète et sa matière de la création ? Le cimetière devient le lieu de la mort provisoire, car à bien observer tout autour, rien ne meurt vraiment, la terre chaque printemps se couvre de fleurs ! On peut donc se mettre en confiance entre les mains de l’hiver, s’y enfouissant « comme de grands enfants qui retourneraient à la matrice maternelle, en les inhumant ». « Humus et homme proviennent de la même matrice. Les deux ne font qu’un. Je suis homme, je viens de la terre, j’y retourne ». C’est-à-dire qu’on « est là pour reverdir, pour refleurir » ! La mort n’est pas une fin. « La mort, ça vous pousse dans la terre et ça repousse ». Le soubassement métaphysique demeure. Car « il y a encore un dernier clos, le clos du corps, cette enceinte de peau qui emprisonne la part sacrée de l’homme, sa part divine, l’âme, laquelle ne pourra s’évader que par la chair éventrée du corps défunt, désormais libre de migrer ailleurs ». Jeremiah, le colon installé dans la cabane où la femme et le garçon furent massacrés, dont la vaillance au combat questionne les Indiens au point qu’ils le prennent pour un revenant, est telle l’âme bardée de chair qui s’échappe, ressuscite de l’autel de sa tombe, comme s’il ne mourrait plus jamais ! Comme si les Indiens, en détruisant sa sédentarisation de la sexualité, chose qu’il n’avait pas remise en question, tout en s’imaginant avoir laissé la guerre et l’ancien monde des blancs colonisateurs et guerriers derrière lui, l’avaient forcé à dénouer la dernière fixation, qui était aussi la question de cette domestication de l’animal intérieur ! Et en effet, il comprend qu’il avait certes cédé ses chevaux au chef indien, mais celui-ci, en lui offrant en retour sa fille, Cygne, lui fait la plus belle des interprétations de psychanalyste : il lui dit que le bon cheval, il l’a gardé pour lui, afin de le chevaucher dans la cabane pour domestiquer son animal intérieur. Donc, qu’il était toujours le jouet de cet animal ! Il ne l’avait pas vraiment donné à cet Indien, c’est-à-dire se sevrant de ce fantasme de toute puissance prédatrice donnée par la pulsion sexuelle, qui avait fait mourir l’homme en lui renaissant chaque jour comme un premier jour au contact direct des merveilles de la terre. Donc, à propos de ce lien entre terre et guerre, elle est extraordinaire, cette imagination libre de Jean Rouaud, qui va conduire son investigation autour de l’animal ! Afin, bien sûr, de tirer la planète terre du désastre par la faute des humains, par une inimaginable énergie de sursaut !

Alice Granger



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