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Le jeune homme - Annie Ernaux

Editions Gallimard, 2022

mercredi 11 mai 2022 par Alice Granger

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Le récit de la relation d’Annie Ernaux avec un jeune homme, qui a trente ans de moins qu’elle, arrive à se mettre en phase avec l’avortement clandestin qu’elle avait vécu justement avant même que ce jeune homme soit né, il y avait trente ans, à Rouen, là où elle le rencontre maintenant, dans sa modeste chambre d’étudiant, avec le lit par terre, ses mots à lui qui la remettent dans le bain de sa classe sociale populaire à elle, comme s’il s’agissait de ne pas l’avoir avortée non plus, cette fille-là, d’où cette question de palimpseste, de l’inscription, de l’écriture, de l’accueil en nidation, où commence chaque vie humaine ! Elle tournait autour de cet avortement clandestin depuis longtemps, elle était en train d’en écrire le récit tandis qu’elle vivait cette aventure, et au fur et à mesure que cette écriture avançait, le désir de décrocher de cette relation, de l’expulser, a fait son chemin, jusqu’à la rupture, comme s’il était temps pour une naissance viable !
Comme par hasard, tandis qu’il lui avait montré des photos de lui enfant, adolescent, elle lui avait montré ses photos à elle, celle de la petite fille, de l’adolescente, celle des vingt, vingt-cinq ans, vingt-huit ans, peut-être celle qu’elle était avant l’avortement, celle qui avait refusé la troisième grossesse, pour faire entendre l’être humain fille qui voulait être accueillie aussi, conçue ? Un jour elle est avec lui dans cette brasserie de Rouen, et elle se revoit, en novembre 1963, à la recherche de la plaque d’un médecin acceptant de l’avorter. Le jeune homme semble avoir presque le même âge que l’étudiant dont elle était enceinte. Elle avait le sentiment que ce jeune homme était, dans sa vie, un ouvreur de temps. Qu’après l’expulsion, la rupture, elle était heureuse d’entrer seule et libre dans le troisième millénaire, elle aussi être humain fille donnée à la lumière, comme l’être humain garçon, cela vibrant avec un air dantesque de fille de son fils !
Ce jeune homme qui lui écrivait depuis un an, qui avait voulu la rencontrer, lui avait dit, en Italie, « Je voudrais être à l’intérieur de toi et sortir de toi pour te ressembler ». L’a-t-elle accueilli pour ne l’expulser, cette fois, qu’après avoir été vraiment, plus qu’une initiatrice en matière de sexualité, son lieu de gestation accepté, accueillant au garçon ? Plus que le cadre d’un souvenir violent. Comme si ses lettres, avant la rencontre, elle les avait entendues comme une demande de nidation, restée en rade, parce maintenant elle-même pouvait aussi, dans le palimpseste, se remettre en nidation. Lorsqu’il lui avait dit, plus tard, qu’il voulait un enfant d’elle, alors que, biologiquement parlant ce n’était plus possible, elle n’avait plus l’âge, en réalité l’enfant c’était lui, le garçon en attente qu’elle accepte d’être le lieu de son embryogénèse, de sa maturation de fœtus ! Pour cela, sur les photos, épiait-il l’autre fille derrière la femme mûre, celle qu’il ne verrait jamais, puisque celle contemporaine de la gestation, celle qu’il quittera, d’où il naîtra. En voyant cette photo d’elle à cet âge d’une femme dont le corps était biologiquement apte à être le lieu d’une gestation, il avait dit « cette photo-là, elle me fait de la tristesse » ! Comme si cette tristesse en lui avait été à l’origine des lettres à elle adressées, afin que par transfert il puisse recommencer à cet accueil, ce début de sa propre vie. Puisqu’elle était l’écrivain de ces questions-là, tournant en fin de compte autour du corps différent de la femme, de cette aliénation qu’est le fait que c’est un corps à travers lequel passe la reproduction de la vie, non seulement celle d’une fille mais aussi celle d’un garçon, et qu’en même temps cette femme veut aussi pouvoir être libre. Et en effet, cette relation se vivra pleinement, il sera même jaloux, comme s’il voulait vivre avec elle effectivement un temps où elle est toute à lui, puis la séparation adviendra logiquement, telle une naissance et une délivrance !
Marchant avec lui sur la jetée près de la mer, à Fécamp, il lui revient à l’esprit un autre dimanche d’été, elle avait dix-huit ans, elle avançait sur cette même promenade, et tous les regards étaient sur elle à cause de sa robe très moulante. Elle était une fille scandaleuse, qui irritait sa mère. Maintenant, la scène est aussi scandaleuse, attire les regards, car leur couple semble inacceptable par la différence d’âge. La scène, plus que l’inceste, montrait-elle un mystère, celui d’un être humain garçon vivant sa nidation à ciel ouvert dans le corps de femme qui s’était incliné pour le recevoir ? C’est une scène qui est, habituellement, invisible. Ce jeune homme, irrésistiblement, avait quitté une fille de son âge, pour elle ! Et elle confie : « Ce que je ressentais dans cette relation était d’une nature indicible, où s’entremêlait le sexe, le temps et la mémoire ». Et son corps n’a plus d’âge (puisqu’il s’agit de sa différence en tant que corps de femme, qui fait qu’il est le lieu où une nouvelle vie de fille et une nouvelle vie de garçon se conçoivent et entrent en gestation ?) Elle ne veut pas cacher sa liaison avec « un homme ‘qui aurait pu être mon fils’ » ! Ils communient souvent, de manière imaginaire, dans le temps de leur perte réciproque, de la séparation, « avec un plaisir extrême », comme si faire l’amour était revenir à l’acte de leur conception réciproque, ouvrant le temps ! S’il avait transformé sa vie « en un étrange et continuel palimpseste », c’est que son désir à lui s’était mis en phase avec quelque chose dont elle avait voulu avorter, comme si cette vie-là rejetée était restée lui demander de vivre ! La ferveur qu’il lui vouait, aucun de ses amants ne la lui avait manifestée !
Le jeune homme lui faisait vivre une expérience initiatrice, mais comme si cette histoire avait, d’une certaine manière, déjà eu lieu, et « que j’en étais le personnage de fiction ». L’histoire d’une grossesse fictive, maintenant seulement prenant sens la différence dont son corps de femme est porteur, et dont elle devait être quitte, en regard de la continuation de l’aventure humaine ? Initiation au rôle vital de la différence biologique de son corps dans la continuation de l’aventure humaine ? Envisageant cette relation sous l’angle du profit, elle ayant de l’argent et lui l’étudiant n’en ayant pas, cela vibre avec la situation de la gestation, où du corps de la mère viennent toutes les ressources nutritives et mêmes les sensations, et il lui fait revivre « ce que je n’aurais jamais imaginé revivre ». Revivre quoi ? Une gestation qui est remise sur le métier. Où la logique veut qu’elle soit en effet en position dominante ? L’amour sur le matelas par terre, Rouen où elle fut elle aussi étudiante : elle-même reparcourt tous les âges de sa vie, comme s’il « était le porteur de la mémoire de mon premier monde ». Le jeune homme fait revivre la petite fille, la jeune fille, la jeune mère avec ses fils qu’elle emmène au théâtre. Même ses manières populaires tandis qu’elle, elle est devenue la bourge, la ramènent en enfance. Il l’emmène dans des cafés fréquentés par des jeunes. Mais s’il l’arrache à sa génération, elle n’est pas dans la sienne. Elle retrouve avec lui l’inconfort de son enfance, mais sachant qu’elle vit maintenant dans un monde plus bourgeois.
Cette histoire avec le jeune homme, tout se passe comme si elle l’avait vécue pour l’écrire, pour l’inscrire là où commence la vie, invisible, cette écriture devenant l’acte de donner à la lumière non seulement ce jeune homme, l’avortement de jadis devenant l’annonce d’une naissance, celui-ci partant vivre sa vie à Paris, mais aussi elle-même, entrant si heureuse dans le troisième millénaire !

Alice Granger



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