Editions Grasset, 2022
mercredi 25 mai 2022 par Alice GrangerPour imprimer
C’est un garçon qui regarde, depuis toujours, qui est un contemplatif, et qui a mûri plus vite que les autres enfants, parce qu’il est toujours en train de penser, à cause d’une énigme à propos de ses parents, d’un père qui a disparu pour une raison à lui inconnue, qu’il n’a jamais connu, et d’une mère qui a brouillé les pistes, les a conduits dans ce lieu populaire au cœur d’un marché très bruyant, qui ne se lie à personne, garde un secret, lui fait entendre un silence.
C’est pour cela que tout de suite, le très énigmatique monsieur Gérard, professeur de littérature, fait résonner ce qui reste secret dans la vie de ce garçon avec son propre secret à lui. Alors, le garçon ne va plus cesser de regarder ce professeur de littérature, comme pour dérouler à partir d’un ombilic un fil qui le mènera aussi au plus profond de lui-même, aux prises avec la complexité de son père, de sa mère, des inconnus qu’ils sont restés pour lui, même cette mère avec laquelle il vit seul.
Il est incompréhensible en effet qu’un homme aussi raffiné que Monsieur Gérard soit venu se « nicher » dans une petite chambre au-dessus de la pharmacie, au cœur d’un marché populaire, où il ne parle à personne, sauf à la mère de ce garçon, qui s’inquiéta un jour de ne pas le voir à la messe, et, allant lui apporter un bol de soupe, le trouva allongé à plat ventre par terre, le regard hagard. A-t-il un terrible secret ? On ne sait rien de lui, hormis qu’il aurait été renvoyé d’une école religieuse très stricte de jeunes filles de familles aisées parce que l’une d’elle l’avait accusé de lui avoir fait des avances. L’informateur ayant évoqué cela affirma que c’était faux, qu’au contraire c’était lui qui repoussait les avances des adolescentes, et la directrice avait choisi de l’expulser parce qu’il avait trop de charme pour enseigner dans un lycée de jeunes filles !
C’est vrai, Monsieur Gérard dégage un charme presque vénéneux, il attire étrangement, et le garçon surprend même sa propre mère en train de l’épier derrière les plantes de leur balcon ! C’est cette mère qui demande à Monsieur Gérard de donner des cours, tous les après-midis, à son garçon, qui n’a pas de bons résultats à l’école ! C’est un si merveilleux professeur ! En même pas un mois, le garçon non seulement rattrape son retard mais devient le meilleur élève de sa classe ! Les autres professeurs n’en reviennent pas ! Il se passe quelque chose d’inexplicable entre eux ! Le garçon n’a très vite plus besoin d’aide, mais il ne peut se passer d’aller voir ce professeur si différent, qui est étrangement décidé à lui transmettre sa culture ! Par exemple le goût de la poésie (Rimbaud, Keats, Verlaine, Baudelaire, Villon, Whitman, Quevedo), de la musique ! Il apprend l’art de vivre, comment se comporter quand on est invité à un grand dîner, comment s’adresser à un public hostile, et même comment faire une cour discrète à une femme mariée ! Le garçon, qui regarde depuis si longtemps, note qu’il est gaucher ! Sûrement une particularité qui fait qu’il voit le monde différemment des autres, pense-t-il ! Sûrement, il ne s’arrête pas à la surface, le « gaucher perçoit différemment l’intérieur des êtres et de choses ». Mais il note que sa cravate, il la noue avec la main droite ! Le garçon veut devenir monsieur Gérard, il sent que c’est un homme déroutant, il enchante chaque acte de la vie quotidienne, il vous ouvre la porte, mais ensuite il se conduit comme si c’était lui l’invité et non vous ! Donnant des cours, il n’est absolument pas intéressé par l’argent, ni par la nourriture. Le garçon a l’impression « que c’est le seul être abstrait de ma connaissance » ! Seul, il écoute du Wagner allongé sur le plancher, les yeux dans le vide, tel un gisant, loin du monde. Le garçon se méfie un peu de ce gaucher qui peut devenir droitier quand il veut ! Il voudrait résoudre son énigme, décrypter sa chambre comme on lit un roman !
Le garçon ne manque pas d’interroger sa mère, qui a eu l’idée des leçons, à propos de ce monsieur Gérard qui n’est pas comme tout le monde, qui ne lit pas les mêmes choses que tout le monde, qui donne l’impression de n’être pas d’ici ! La mère répond, songeuse : « Peut-être », ce qui porte à ébullition les pensées du garçon ! Cette mère élève seule son garçon, le père est parti, mais son fils ignore s’il s’agit d’une disparition, d’un exil, ou bien à cause d’une autre femme, et ils avaient dû déménager en pleine nuit pour que personne ne voit leur débâcle, et ils vivaient donc dans un endroit où aucunes des anciennes connaissances ne pourraient les reconnaître. Il y a là un mystère. Cela vibre tellement parfaitement avec ce monsieur Gérard qui n’est pas d’ici ! La mère, qui n’est pas cultivée, connaît pourtant les noms de tous les écrivains que mérite de lire son fils, et qui sont les écrivains favoris du père parti. Elle l’emmène à la bibliothèque pour qu’il les lise tous, jusqu’à ce qu’il puisse lire Virgile dans le texte comme son père le faisait chaque matin ! On a l’impression que monsieur Gérard est en phase avec ce père exilé, invisible ! Cette mère dit qu’il ne faut pas parler du père, mais le garçon sait que ce n’est pas parce qu’il a commis un crime, mais parce qu’il est contre le pouvoir en place. En Haïti, être contre le pouvoir, c’est courir le risque de se faire tuer par les sbires du dictateur, ou finir en prison, ou être contraint à l’exil ! Le père de ce garçon a choisi de disparaître. Est-ce aussi pour disparaître que monsieur Gérard est venu se nicher dans ce quartier populaire, alors que son raffinement trahit le fait qu’il n’est pas d’ici, et de plus, il ne parle à personne ! Le garçon sait en effet par sa mère que son père est dans le pays, mais que personne ne doit le reconnaître ! Au début, il faisait parvenir des billets à sa femme par des amis sûrs, mais ensuite c’était devenu trop dangereux. Il a disparu. La mère et son fils aussi sont des transfuges, la mère racontant un récit chaque fois différent aux personnes qui veulent savoir leur histoire, brouillant les pistes !
C’est, étrangement, monsieur Gérard qui veut que le garçon se conduise en homme ! Alors, celui-ci ose lui demander pourquoi il est venu habiter un aussi sordide quartier. Par cette question, il a l’impression qu’il a mis son visage à nu ! D’abord, il répond qu’il en avait marre de voir des individus médiocres, puis d’enseigner la poésie à de futurs directeurs de banque qui n’y comprennent rien, et même à des enfants pauvres, puisque ceux-ci sont de futurs tueurs à gages. Le garçon insiste : s’il arrivait à faire aimer Baudelaire à un seul étudiant, ne lui indiquerait-il pas un autre chemin ? Mais alors, monsieur Gérard a une réaction bizarre : il ne veut plus que le garçon revienne le voir ! Mais celui-ci ne renonce-pas, il veut suivre le fil qui a commencé à l’emmener ailleurs, il passe son temps à épier le professeur depuis un muret ! Mais sa porte et sa fenêtre restent fermées, au cœur de ce quartier bruyant !
Sa curiosité à propos de la vie mystérieuse et douloureuse de monsieur Gérard – qui vibre avec celle de son père disparu et dont il se dit qu’il est peut-être en ce moment en train de le regarder – le conduit à aller voir un professeur, qui le connaît. Celui-ci dit que c’est un professeur de littérature excellent, avec un style bien à lui, une sorte de charme spécial, mais qu’on ne sait absolument rien à propos de lui, aucune anecdote sur lui ne circule ! Il part d’un éclat de rire bizarre lorsque le garçon lui dit qu’il aurait été renvoyé d’une école religieuse de filles parce qu’il aurait fait des avances à une élève ! Pour lui, c’est impossible, c’est plutôt le contraire qui serait plausible, des femmes lui faisant des avances. Puis il se souvient, oui, il paraît qu’il a été amoureux d’une femme de la bourgeoisie, comme dans un conte de fées ! On ne sait pas très bien comment a fini cette histoire d’amour, si c’est le père de la fiancée qui lui a fermé la porte parce qu’il n’était pas assez bien pour sa fille, ou bien si c’était de la mère d’une élève dont il était amoureux et qu’elle l’a repoussé, à moins que ce soit elle qui était amoureuse, mais lui il lui aurait fait comprendre qu’il ne pouvait pas la voir, la raison plausible étant qu’il était impuissant. Si ce n’était pas pour cette raison, il n’aurait pas refusé l’amour d’une belle femme riche !
Ayant appris que le docteur Hyppolite avait été un ami d’enfance de monsieur Gérard, le garçon va le rencontrer. Il lui apprend que monsieur Gérard n’a jamais connu cette période que l’on appelle enfance ! Enfant, il était déjà comme il était maintenant, très intelligent, c’est-à-dire un peu timbré ! Le garçon sent sa curiosité devenir infinie, comme sentant une sorte de parenté avec lui ! Qu’est-ce qui était si bizarre chez lui ? Et bien, dit le docteur, c’est qu’il avait l’air d’attendre quelque chose de plus de la vie, une sorte d’idéal. Et si ça peut sembler normal partout ailleurs, avoir un idéal en Haïti, c’est dangereux ! A cause de la dictature, demande le garçon ? Non, c’est parce qu’en Haïti, on se moque de ceux qui sont différents. Monsieur Gérard est trop brillant pour Haïti ! La société haïtienne est plus dangereuse que la dictature, c’est un panier de crabes ! Lui-même, il a étudié la médecine pour avoir la paix, parce que cette société respecte les médecins ! A l’école monsieur Gérard était propre, poli, discipliné, toujours le premier, un esprit supérieur dans un corps d’enfant, l’enfant rêvé. Très tôt, on sentait que quelque chose n’allait pas en lui ! Maintenant, lui dit le garçon, monsieur Gérard vit tout seul dans une pauvre chambre au cœur d’un marché bruyant dans un quartier sordide, lisant Baudelaire et écoutant Wagner ! Le docteur est admiratif, dit que c’est un tel luxe, que c’est comme s’il les avait tous giflés ! Puis, il retrouve des souvenirs. Quinze ans plus tôt, monsieur Gérard était le plus jeune et le plus brillant esprit de Port-au-Prince ! Ils étaient assis dans un bar, un jeune homme vêtu avec élégance arriva, et gifla monsieur Gérard, en lui demandant de laisser tranquille sa femme ! Monsieur Gérard est resté silencieux, puis est parti. Le docteur pense que c’est un homme qui souffre.
Le garçon suit son fil, se sent étrangement de plus en plus concerné ! Arrivé chez lui, il attaque sa mère à propos de monsieur Gérard, mais à peine a-t-il prononcé son nom que sa mère s’énerve. Elle a l’air soucieuse, effleure son front comme si une vieille blessure se réveillait ! Le garçon semble titiller une plaie, en insistant, disant que monsieur Gérard avait été amoureux fou d’une femme mariée, que son mari est venu le gifler ! Mais elle, elle se met à rectifier les dires du docteur, qui est un menteur selon elle, alors que le garçon l’avait senti si sûr de l’histoire ! Sa mère s’écrie, cette bande de charognards, elle ne peut pas laisser tranquille monsieur Gérard ! Comme si elle avait trahi un secret, dans un état de crise, et puis elle se ressaisit. Mère et fils sortent sur le balcon regarder les étoiles filantes.
Alors, imaginant monsieur Gérard en train de lire le poème de Baudelaire qu’il préfère, « Le Balcon », le garçon pense avoir saisi son secret ! S’il a refusé les avances de la belle femme riche, c’est parce que monsieur Gérard n’aime qu’une seule femme, sa mère, et que tous ses plaisirs, tous ses devoirs, tiennent à ces vers : « Tu te rappelleras la beauté des caresses, / La douceur du foyer et le charme des soirs » ! Son ami d’enfance, le docteur, avait oublié de parler de cette mère au garçon ! Peut-être était-elle morte lors de cette amitié ? Peut-être que, « étant une très jeune femme célibataire », cette mère se faisait-elle passer pour sa sœur aînée, ou pour sa jeune tante, choses courantes dans cette ville haïtienne ? Peut-être n’a-t-il su qu’après sa mort, à dix ans, qu’elle était sa mère, et non pas sa sœur ? Ayant l’impression de n’avoir jamais eu de mère, il ne se souvient que d’une jeune fille rieuse et espiègle, dont il se sentait être le protecteur ? Bien sûr, c’est le garçon qui invente tout cela, puisque souvent dans la rue, on demande à sa mère et à lui s’ils sont frère et sœur, sa mère l’ayant eu à seize ans, tandis que son père était son premier amoureux ! Toutes les vies sont-elles aussi complexes que la sienne, se demande-t-il. En tout cas, « la vie de monsieur Gérard est un petit théâtre de poche avec un seul spectateur », ce garçon !
Une fois, un homme avait abordé le garçon dans la rue, et lui avait dit qu’il avait connu son père, qu’il le croisait encore parfois, qu’il se déguise et ne sort que la nuit, et qu’il est capable de le reconnaître juste à sa voix, unique, un homme très raffiné, il pourrait le conduire jusqu’à lui ! Sa mère, à laquelle le garçon avait raconté ça, explosa de colère, et le garçon n’alla pas au rendez-vous ! Et depuis, il nage dans une mer de mythes, gardés si profondément qu’il ne les partage pas avec sa mère ! Pour éviter qu’elle les dévitalise ! Il s’est toujours dit que monsieur Gérard est son père, qui est un véritable inconnu, dont il ne sait rien, hormis ce que lui en a dit sa mère, qu’il était gaucher ! Il avait toujours trouvé si bizarre que sa mère se soit ainsi occupée de monsieur Gérard, elle qui ne regarde jamais un homme ! Et puis, sa colère, lorsqu’il lui avait parlé des mots du docteur, à propos de son père ! Et puis, pourquoi monsieur Gérard donnait-il l’impression « qu’il cherchait à continuer à vivre par moi », comme seul un père « voudrait apprendre à son fils » ? Il sent bourgeonner au plus profond de lui le secret de sa mère !
Du muret d’où il regarde la fenêtre toujours close de monsieur Gérard, il voit un jour une luxueuse voiture arriver, et en descendre une belle femme riche, qui monte l’escalier menant à sa chambre ! Le garçon regarde la scène invisible. C’est un contemplatif ! Il a toujours su qu’on apprend beaucoup à regarder, assis sur un muret, les choses que les gens cherchent à tout prix à dissimuler ! Ainsi, il voit la floraison du désir ! Atteignant une maturité qui serait impossible s’il courait comme les autres enfants ! Il n’arrête pas de penser, de réfléchir, il ne joue pas. Ce jour-là, ce qui l’intrigue au plus haut point, c’est que cette femme et monsieur Gérard reste enfermés dans la chambre, et que ça dure bizarrement ! Il se dit que ce n’est pas la femme pour laquelle il avait reçu la gifle, c’est plutôt la belle femme riche, celle qui s’est inscrite dans la tête du garçon comme ayant un prix fort, de la valeur. Puis il se voit tombé dans le piège de la formule du docteur Désir ! Il a épinglé « la belle femme riche » comme un papillon ! Est-il pourtant comme monsieur Gérard, c’est-à-dire un intellectuel, pour lequel tout passe par le cerveau, et qu’ainsi, il regarde au lieu de prendre part à la fête ? Le soir, la luxueuse voiture est toujours là, le chauffeur au volant regardant droit devant lui, tandis que le marché est désert. Le garçon fonce lui demander si « mon père » est toujours avec la dame, là-haut dans la chambre ! Le chauffeur est étonné qu’il dise « mon père », et le garçon évoque leur ressemblance. Mais le chauffeur répond qu’il ne l’a jamais vu. Le garçon fin investigateur comprend que ce n’est pas la première fois que la femme riche vient. Et il court voir ce qu’il se passe dans la chambre, le cœur battant, ressentant de l’ivresse. La porte est close, à l’intérieur, il entend la musique de Wagner, mais aucune conversation ! La porte n’est pas fermée, il entre, voit le corps parfumé de la femme, habillée, et monsieur Gérard à côté d’elle, en costume de soirée. Ils se sont coupés les veines. Jamais le mari jaloux ne pourra, par une gifle, reprendre la belle femme riche ! Est-ce que cette scène représente pour le garçon une autre scène, à jamais invisible, où ses parents, à jamais séparés, sont pour toujours réunis ?
Alice Granger
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