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Une vie de militantisme - Noam Chomsky

Editions écosociété - 2022

mercredi 22 mars 2023 par Alice Granger

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Dans ce livre d’entretiens avec Noam Chomsky, c’est le militant qui se présente à nous, et c’est en tant que tel qu’il se distingue des autres penseurs. Non seulement en tant qu’intellectuel, il doit contester les prérogatives de l’Etat et les lignes des partis (et il le fait par exemple pour les Etats-Unis), mais surtout il entreprend depuis très longtemps d’accompagner d’autres citoyens qui se sont engagés dans des projets émancipateurs ou veulent le faire. Il leur fait comprendre leur rôle dans l’histoire, et de l’intérêt de s’unir. Il est aussi la voix des oubliés et cabossés du monde, affranchi des illusions de l’exceptionnalisme américain qui s’entretient aux Etats-Unis. Chomsky est un citoyen-monde. Sa voix fait entendre aussi à l’intérieur des Etats-Unis les effets dévastateurs de leurs interventions dans le monde, alors qu’à part la destruction des tours de New York les Américains n’en sentent jamais les effets chez eux. Il fait entendre la logique de la politique extérieure des Etats-Unis aux Américains qui n’en avaient pas conscience, mais aussi aux humains du monde entier. Il fait entendre aussi que s’instruire ne suffit pas, il faut agir de manière nouvelle, et pour un Américain, c’est déjà d’entendre la responsabilité qui est la sienne d’avoir le bon regard sur le Gouvernement, sur la politique qui est faite. C’est un militant qui est toujours proche du local, d’une organisation horizontale et non pas verticale. Il a foi en un citoyen capable d’avoir une vision positive du changement social. Son militantisme œuvre pour un sursaut de l’humanité, chaque citoyen faisant sa part, devant la gravité des menaces qui pèsent sur l’humanité, aussi bien environnementales que la guerre nucléaire. Pour lui, il n’y a pas de solution universelle, mais des projets locaux adaptés à un contexte particulier, qui témoignent de la capacité citoyenne locale, de l’humain trouvant des ressources, de l’énergie et de l’amour-propre en lui-même, et qui peuvent, visibilisés par les réseaux militants, donner des idées à d’autres, germant dans des contextes différents, les projets émancipateurs adaptés à d’autres histoires se faisant écho sur la planète. C’est pour cela qu’il est très important de faire connaître au reste du monde les initiatives émancipatrices locales. Pour Noam Chomsky, communicateur rigoureux, la mise en contact de militants d’une région avec ceux d’autres régions du monde est essentielle. Il est un militant différent, qui incarne le point d’ancrage de réseaux structurés et informels de militants, dans une vue panoramique. Cette organisation informelle aide beaucoup les militants locaux à se comprendre eux-mêmes, et à faire muter les mouvements sociaux. D’autant plus que Chomsky les aide à larguer les amarres d’avec les monopoles médiatiques qui n’agissent toujours qu’en fonction de leur intérêt matériel. A ses débuts, il était un agitateur solitaire, qui a organisé peu à peu son militantisme justement par le dialogue avec les militants, les humains oubliés, humiliés, victimes des guerres. Il n’a jamais cessé de traiter d’égal à égal ses camarades militants, loin de tout élitisme. Son souci majeur, c’est que les revendications et mouvements sociaux intègrent leurs luttes particulières aux défis planétaires, ne perdant jamais de vue ceux-ci. Il n’a de cesse de nous faire entendre sa foi profonde en la capacité et en la volonté des humains de comprendre et de transformer le monde.
C’est à Boston, dans les années 60, que Chomsky commence à dénoncer dans ses conférences la puissance américaine qui déferle dans la guerre du Vietnam, et à militer pour les droits civiques. C’est là qu’il apprend de Martin Luther King ne s’est pas contenté de faire des discours contre le racisme, mais qu’il se déplaçait, par exemple au Nord des Etats-Unis pour lancer « La Campagne des pauvres ». Son assassinat a eu lieu tandis qu’il était à Memphis pour défendre une grève des éboueurs. Il a été assassiné parce qu’il avait décidé de ne pas limiter sa militance à la seule revendication du droit de vote des Noirs, mais de lancer une Campagne des pauvres unissant Noirs et Blancs. Donc, Chomsky, très jeune, comprend qu’il faut aller là où des humains mobilisent leur énergie pour défendre eux-mêmes leurs droits, et non pas attendant des élites dans leur hors-sol qu’elles les défendent. Et qu’il faut faire se communiquer des humains qui vivent dans des contextes différents. Sinon, voici les émeutes raciales, et un enfant noir ne peut fréquenter une école réservée aux enfants blancs, et un enfant blanc ne peut fréquenter une école réservée aux enfants noirs. A Boston aussi, en 1965, Noam Chomsky fut parmi les manifestants contre les bombardements au Vietnam. Aux débuts de cette guerre, personne n’avait protesté lorsque le régime du Vietnam du Sud soutenu par les Américains avait fait 60000 morts, car personne ne savait rien. Ni que Kennedy avait intensifié cette guerre en ordonnant les bombardements du Vietnam du Sud, et l’utilisation du napalm pour détruire les récoltes et le bétail, le but étant de faire se retrancher les populations dans des camps de concentration ou des bidonvilles. Chomsky souligne ce silence, qui venait aussi du fait que ces bombardements semblaient légitimes (alors que c’était monstrueux et dirigé contre des civils), puisque le monde entier s’opposait au Vietnam du Sud. Les Etats-Unis semblaient défendre la population. Mais la parole a commencé à se libérer avec les bombardements du Vietnam du Nord, qui étaient inquiétants parce qu’ils risquaient d’attirer dans le conflit les Soviétiques et les Chinois. Un mouvement international de contestation a commencé. Chomsky nous montre qu’à ce moment-là, le Vietnam du Sud était à moitié détruit, et que les soldats américains y arrivaient par milliers. Donc, cette manifestation de 1965, à Boston, dont faisait partie Chomsky, avait pour but de faire pression sur les élus de Washington à propos de la monstruosité de cette guerre, mais ceux-ci ne voulaient pas être souillés par des rats communistes et les soldats américains étaient là pour les éliminer. Les frères Kennedy se défilèrent aussi.
Noam Chomsky était depuis l’âge de 10 ans sensible à la géopolitique, à ce qui se passait dans le monde, et qui se sentait à Philadelphie, où il a grandi. C’était la chute de Barcelone, aux mains de Franco. Cela se passait aussi dans son quartier, puisqu’y habitaient à la fois des Allemands et des Irlandais catholiques pronazis qu’il avait vus fêter la chute de Paris. A 10 ans, il lisait déjà les journaux à la bibliothèque municipale, et il était un garçon qui vivait dans le même monde que celui d’adultes ouverts aux inquiétudes de la planète. Il baignait dans ce monde-là, d’autant plus que des membres de sa famille, des Juifs au chômage, vivaient à New York. Il était éduqué par les leçons de la vie. Dès 12 ans, il prit seul le train pour New York, et c’étaient des années 30 en pleine effervescence, des anarchistes espagnols avaient fui leur pays, de petites librairies étaient tenues par des immigrés, des groupes de gauche avaient leurs bureaux. Mais lui, il était un garçon pas comme les autres, il était inhabituel de voir un gamin discuter, prendre des dépliants sur la géopolitique. Immergé dans ce contexte si éducateur, c’est avant 1940 qu’il fut déjà en capacité de critiquer la politique extérieure des Etats-Unis : parce qu’il était éduqué réellement. Il comprit déjà que les Etats-Unis appuyaient tacitement Franco pendant la guerre civile, alors même que les journaux n’en parlaient pas. Il sut aussi que l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste soutenaient Franco, alors que les autres pays occidentaux avaient décidé un embargo contre l’Espagne. Une société pétrolière du Texas fournissait en essence les armées fascistes, c’étaient en réalité des choses très courantes. Son oreille radar n’en perdait rien. Il était déjà capable de regard critique sur de nombreuses situations, et de penser que la guerre aurait pu être évitée. Que les civils ne devaient pas être pris là-dedans. Ainsi, il était déjà très critique envers ce qui se passait en Grèce en 1944 : la Grande-Bretagne prit le contrôle de la Grèce, Churchill ordonna à ses troupes de traiter Athènes en ville conquise. Britanniques et Etats-Unis, entrant en Europe du Sud avec pour objectif de détruire la résistance antifasciste, entendaient restaurer l’ordre traditionnel. Cela semblait légitime. Le jeune Chomsky trouvait aussi insupportable la propagande antijaponaise, et avec le recul il se rendit en effet compte que les Allemands, blonds aryens, étaient traités avec plus de respect, alors que les Japonais étaient vus comme de la vermine, même pas des humains, à détruire, avant Pearl Harbor, où dans les journaux américains on parlait déjà de forces aériennes attaquant la fourmilière où vivait cette vermine. D’où l’attaque contre Pearl Harbor justifiée… Ensuite, il fut immédiatement conscient de l’hystérie anticommuniste, à laquelle il était si difficile de s’opposer. Noam Chomsky a commencé à faire des conférences très tôt. Qui attiraient beaucoup de jeunes. Presque toujours pour la paix et la justice sociale. Il témoigne, dans ces entretiens, qu’il y a eu un tournant vers 1966-1967. La situation au Vietnam était horrible, et elle était connue. Entrée dans le visible. Alors, le feu a pris, et idem lors de la guerre en Irak, qui a déclenché une vaste manifestation. A partir de 1968, la contestation est devenue un phénomène de masse, et Chomsky a participé à l’action de désobéissance civile à Washington, en 1971. Tout en militant contre la guerre, il soutenait aussi d’autres luttes, comme celle des Black Panthers où il était le seul Blanc. Cela n’arrêtait jamais, témoigne-t-il, et donc, il n’arrêtait jamais. Si Boston fut l’apogée de son militantisme, il n’a jamais aimé y donner des conférences. Il les faisait à contrecœur, c’était une nécessité. Comme en 1968-69, il participa aussi aux manifestations pendant les conflits en Amérique centrale, Nicaragua par exemple. C’est à ce moment-là qu’il comprit que les mouvements qui atteignent vraiment leurs objectifs sont ceux qui s’organisent, sensibilisent, agissent d’une manière non violente. Sinon, ils s’autodétruisent ! Cette violence nuisait à l’activité antiguerre. Et, ajoute-t-il, c’est toujours vrai ! Alors, les manifestations d’aujourd’hui sont-elles efficaces ? Il répond que lorsqu’on opte pour l’action violente, on fait un cadeau à l’extrême-droite, comme de casser des vitrines dans les rues commerçantes. Témoignant à propos de l’Amérique centrale, il souligne que quelque chose eut lieu qui ne s’était jamais produit avant. Pour la première, des citoyens d’un Etat impérial (les Etats-Unis), avaient non seulement dénoncé des atrocités commises en leur nom, mais sont allés vivre du côté des victimes. Cela ne s’était pas fait au Vietnam, personne n’était allé dans les villages vietnamiens, ni dans les villages algériens pendant la guerre d’Algérie. Il souligne combien c’était important d’établir le contact direct avec ces victimes, ces humains, combien il était urgent de les rendre visibles au cœur de la géopolitique. Alors, que faire, par rapport à l’actuelle polarisation des opinions et pour créer des liens avec des gens d’horizons divers, ce qui est sacré et vital pour Chomsky, afin que cet humain soit vraiment mis au cœur de la politique mondiale ? Il répond que beaucoup de choses peuvent être faites, par exemple des militants montent des campements à la frontière mexicaine pour aider des migrants risquant de mourir. Voilà, il faut aller là où des humains se mettent en chemin et disent que la planète terre doit être accueillante à chaque humain. Chomsky se souvient de réunions avec des Vietnamiens, où l’on disait d’éviter à tout prix la violence, où l’on prônait des actions très douces. Ces actions étaient, dit-il, géniales, parce qu’elles touchaient au cœur les gens, les aidaient à comprendre la situation, à voir loin.
Noam Chomsky, au gré des entretiens, revient aux années 1940, où ce qui le préoccupait le plus était, pour lui le Juif, le sort de la Palestine. Il est très important, son témoignage qui nous ramène dans ce contexte comme jamais. Donc, déjà, il s’implique dans des groupes de petites tailles, ce n’est pas son truc, d’arriver à appartenir à un groupe élitiste. A l’époque, dit-il, ces groupes considérés comme sionistes seraient vus aujourd’hui comme antisionistes. C’est qu’à l’époque, comme nous ne nous en doutons pas aujourd’hui, ces groupes s’opposaient à la création d’un Etat juif, car ils prônaient la coopération entre les classes ouvrières juives et arabes, en vue de bâtir une Palestine socialiste. C’est fou comme c’était la vision d’une terre de partage ! Et c’était ça, alors, un courant du mouvement sioniste ! Chomsky dit, dans un entretien sur le sionisme de gauche, que le mouvement sioniste ne s’est pas officiellement prononcé pour la création d’un Etat d’Israël ou d’un Etat tout court avant 1942. Si l’idée germait, nombreux étaient les sionistes qui s’y opposaient. Mais ce sont les événements, en particulier la Shoah, qui ont tout changé. Pourtant, en 1946 encore, témoigne-t-il, selon une commission d’enquête américaine, 25% de Juifs de Palestine s’opposaient encore à la création d’un Etat juif, ce qui n’était pas négligeable. Le groupe militant dont il faisait partie allait plus loin en voulant la création d’une Palestine socialiste, ce qui a été balayé par le sionisme politique soutenu par… les grandes puissances. Si la Shoah a tout fait basculer, il faut savoir, dit Chomsky, que d’abord le mouvement sioniste n’était soutenu que par une minorité de Juifs. A la Première Guerre mondiale, seul 1% de Juifs était sympathisant. Il faut aussi savoir que la grande majorité des Juifs vivait en Europe de l’Est, la plupart d’entre eux étant antisionistes et proches du mouvement ouvrier, et ils ont été en grande partie exterminés. C’est cette élimination qui a tout changé. Certes, les dirigeants, eux, pensaient à la création de l’Etat, en grignotant peu à peu, au nez et à la barbe des Palestiniens, ce qui est encore appliqué aujourd’hui. Chomsky explique que c’est comme ça qu’on fait, on accapare un petit bout, puis encore un petit bout, et bientôt on possède ce qu’on voulait. L’idée de la création d’un Etat a germé en 1942. L’accord fut conclu aux Nations Unies en 1947, et dans les milieux que fréquentait Chomsky, ce fut vécu comme un jour de deuil. Une défaite politique. Ensuite, bien sûr, il a beaucoup voyagé dans les villages palestiniens sous contrôle militaire pendant la première intifada, rencontrant des gens extraordinaires, très forts, dans des villages dévastés, qui étaient touchés de voir qu’on venait leur apporter de l’aide, de l’humanité. Chomsky parle de cette région du Moyen-Orient comme l’un des coins les plus malmenés de la planète. Voyages au Liban, camps de réfugiés misérables ou d’autres régions dévastées à répétition par l’agresseur israélien. Tout le monde voulait savoir pourquoi lui et ses compagnons n’étaient pas passés par Israël ? La raison était simple : Israël ne les aurait pas laissé entrer en Cisjordanie, s’opposait à ce que la principale université palestinienne invite librement des conférenciers étrangers. Chomsky témoigne que c’est parmi ces gens les plus démunis qu’il a vécu les expériences les plus encourageantes. Là, les habitants étaient chaleureux et accueillants, et ils luttaient contre un projet d’exploitation minière qui risquait de les priver d’eau potable (comme Chomsky avait déjà vu que cela se passait en Colombie). C’étaient des gens qui faisaient quelque chose de concret. Dévoués à leur cause, et faisant preuve d’une compassion rare, témoigne-t-il. Et de ça, c’est partout dans le monde qu’il en a été témoin. De cette qualité humaine. Cette empathie, et cette bravoure exceptionnelle. Entre autres, il témoigne du cas du Brésil. Sa mémoire est précieuse. En 2016, la première femme présidente du pays, Dulma Rousseff, est destituée, tandis que Lula, qui pourrait remporter les élections de 2018, est condamné à la prison pour corruption. Par la suite, cette incarcération est apparue au grand jour comme une « guerre juridique » utilisant le système judiciaire pour contrer la volonté populaire. Chomsky est allé voir Lula en prison, tandis que l’indignation internationale se levait contre cet emprisonnement. Alors Chomsky s’engagea par ses conférences et lettres dans le devoir de rendre consciente l’opinion publique de la menace croissante que la droite faisait peser sur la démocratie brésilienne mais surtout sur les activités menées dans l’ombre par le capital international, le secteur financier encourageant l’exportation de matières premières issues de l’exploitation des mines et de la forêt amazonienne, provoquant un désastre environnemental. Lula, dont les crimes, s’ils sont réels, sont vraiment mineurs par rapport à ceux commis par ses accusateurs, était vraiment un prisonnier politique. Il fallait le réduire au silence au moment des élections. Le député qui a œuvré pour la destitution, avec une bande sans scrupules, de Dilma Rousseff, n’est autre que Bolsonaro. Chomsky souligne que, contrairement à d’autres pays d’Amérique latine qui ont subi, comme lui, l’horreur de dictatures soutenues par Washington, le Brésil n’a jamais fait le bilan de cette sombre époque, et la conséquence est que les jeunes restent indifférents lorsque Bolsonaro fait l’éloge de cette dictature. La forclusion a frappé aussi la décennie d’or, reconnue par la Banque mondiale, sous Lula, ce qui était sans précédent. Il a accru la prospérité économique et protégé le patrimoine naturel de son pays. Comme sont effacées de la mémoire collective cette décennie d’or et les atrocités commises par la dictature, la profonde haine de classe de la part de l’élite brésilienne est également refoulée. Donc, on ne pouvait pas tolérer que Lula, président qui n’était qu’un simple dirigeant syndical parlant un mauvais portugais, devienne non seulement président mais un homme parmi les plus respectés du monde. Chomsky, qui témoigne à un moment où Bolsonaro est encore au pouvoir, dit que si celui-ci poursuit son projet d’ouvrir l’Amazonie à la surexploitation par les industries minières et forestières, cela menacerait la survie de l’humanité.
Dans la deuxième partie de ce livre d’entretiens, Noam Chomsky parle de l’importance des mouvements sociaux, c’est-à-dire de se rassembler, et que s’il est pessimiste pour l’avenir de l’humanité, il est optimiste pour celui de ces mouvements sociaux. Il témoigne que si l’humanité a traversé des moments très sombres, par exemple ceux qui ont conduits à la Seconde Guerre mondiale, par contre les humains étaient plus engagés socialement et culturellement, même avec l’ombre du nazisme et du fascisme, on pensait pouvoir faire quelque chose. Alors que de nos jours, il y a plus de désespoir, l’impression que nous sommes perdus. Et, selon lui, c’est parce que les syndicats ont été mis au pas dans les années 80, précédé par un virage pro-capitaliste. Mais pour remettre dans le contexte, toujours, Chomsky remonte aux années 1920 aux Etats-Unis, pour nous montrer que si le mouvement ouvrier a été écrasé, il était très vivant, dynamique. Les ouvriers étaient très nombreux. Maintenant, ce sont les employés du tertiaire et temporaires qui sont plus nombreux, le marché du travail est éclaté, les gens sont isolés les uns des autres. Chomsky a beaucoup milité contre le néolibéralisme, et il témoigne pour nous que beaucoup de forces s’y opposent. Il ouvre toujours de l’espoir, alors que cela semble une force contre laquelle nous ne pouvons rien. Il parle des Etats-Unis, et si Trump a été élu, pourtant Hilary Clinton avait la majorité, qui venait des jeunes. Et parmi les électeurs de Trump, beaucoup avaient voté pour Obama et avaient été déçus par lui. Chomsky rappelle que les projets néo-libéraux ont été conçus pour mettre, à l’échelle planétaire, les travailleurs en concurrence, mais en protégeant les élites professionnelles, les accords de libre-échange n’ayant rien à voir avec le commerce mais protégeant les droits des investisseurs, soutenant les grandes sociétés, en particulier pharmaceutiques. Si la soif de changement est si grande, c’est parce que le néolibéralisme a affaibli les démocraties, peut-être encore plus en Europe qu’aux Etats-Unis. Les questions à lui adressées abordant le sujet des luttes identitaires et des luttes des classes, il dit que certes le parti Démocrate et de gauche doit travailler avec la communauté afro-américaine, défendre ses droits civiques ainsi que ceux des homosexuels, mais que cela ne soit pas au détriment des enjeux de classe, qui doivent être la priorité. Cela touche à une vision du monde. L’objectif, dit-il, est de redonner vie au mouvement ouvrier, qui selon lui était et doit rester au premier plan de toute activité progressiste, comme autrefois. Par exemple, si une usine est menacée de fermeture parce qu’aux yeux des banquiers elle n’est pas assez rentable, il faut que les travailleurs et leurs syndicats aient la possibilité de l’acheter et de la gérer eux-mêmes, et ceci n’est possible qu’avec le soutien à la fois de la collectivité et des groupes militants. Lors de la crise de 2008, dit-il, une gauche fonctionnelle, au lieu de l’aide aux propriétaires et gestionnaires, aurait pu pousser à d’autres choix, par exemple confier l’industrie aux travailleurs et aux collectivités, et les sommes dépensées auraient été moins élevées que celles accordées aux entreprises. Par ailleurs, au lieu de faire produire des voitures, peut-être ces travailleurs auraient-ils pu être incités à produire ce dont le pays a vraiment besoin. Pour Chomsky, la source d’espoir et de changement, pour l’économie et la société, ce sont ces travailleurs.
Chomsky, inlassablement, incite à s’organiser au-delà du fossé culturel. Ainsi, personne n’avait eu l’idée d’aller dans les villages vietnamiens pour aider la population et la protéger. Idem en Amérique centrale. Ce sont les évangélistes qui ont eu ces idées-là. Avec des fidèles ayant l’expérience de terrain infiniment plus que les intellectuels, toujours directement impliqués. Chomsky dit que des non-pratiquants ou des progressistes comme lui peuvent très bien s’associer à eux pour aller localement travailler à des projets concrets. Toujours, aller près de l’humain. Aider les villageois, les victimes d’atrocités, de guerres, de dictatures. Les deux groupes peuvent s’entraider, créer des liens. Importance vitale de ce tissage de liens humains. La gauche, écrit Chomsky, devrait s’en inspirer. Il souligne que, avant la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis, s’ils étaient le pays le plus riche du monde, du point de vue du poids dans la course à l’hégémonie mondiale ils étaient négligeables derrière le Royaume-Unis et la France, car du point de vue culturel, ils étaient arriérés. D’ailleurs, pour les études, il fallait savoir parler le français et l’allemand. Après la guerre, les Européens ont dû se mettre à l’anglais… mais culturellement, cela n’a pas changé grand-chose, à cause, dit-il, des diktats de la Réforme protestante, de la doctrine calviniste : c’est la Bible qui dit la vérité (le président élu jure sur la Bible…). Mais Chomsky reste toujours optimiste lorsqu’il s’agit d’humains, et pense que cela peut changer en travaillant sur la matière qu’est la population, en ne regardant pas de haut des gens arriérés incultes, au contraire il faut parier qu’ils sont capables de comprendre que leurs croyances sont fausses. C’est pour lui essentiel de ne pas être méprisant ! Au contraire, être empathiques, chercher à tisser des ponts sans perdre de vue les croyances. Chomsky a été témoin, localement toujours, que ces croyances religieuses pouvaient changer. C’est ça qui est urgent, notamment en regard du risque climatique. Et le besoin de développement d’infrastructures est un autre lieu de convergence potentiel. Il faut faire que ça puisse fonctionner, non pas tout bloquer comme aux Etats-Unis le font les Républicains. Il salue l’initiative d’Harvard de former de jeunes syndicalistes de partout dans le monde, afin d’acquérir des connaissances faisant qu’en revenant dans leurs sections locales, ils sauront mettre en place des projets inventifs. Vital, dans l’urgence des crises menant la planète vers l’extinction possible des humains, est pour Chomsky cette création de ponts entre tous les milieux du pays et du monde. Il faut, mondialement, se tenir à l’affût des possibles ! Et il faut intégrer les luttes, notamment les luttes identitaires et les luttes des classes. Les barrières empêchent le mouvement syndical, bien formé, de devenir puissant face aux risques qui appellent à s’unir dans un sursaut commun de l’humanité. La hausse partout du niveau de la mer est un enjeu commun, idem le risque nucléaire. Il faut mettre en commun les enjeux, aussi bien le droit des femmes à avoir le même salaire que les hommes que s’attaquer au système capitaliste inégalitaire et exploiteur, et qu’à la nécessité de créer des entreprises autogérées ou des coopératives. D’autant plus que les risques climatiques ultimes touchent d’abord les pauvres. Par exemple, ceux qui habitent près d’une usine chimique, d’où une situation comparable à celle d’une guerre chimique pour les populations défavorisées contraintes d’habiter la zone. Alors, Chomsky jette un énorme et très scandaleux pavé dans la mare. Il écrit que les entreprises du secteur de l’énergie savent tout du réchauffement climatique planétaire, la preuve en est qu’elles construisent des installations pour se protéger de la hausse du niveau de la mer, tout en niant ce risque officiellement, dans le choix du suicide collectif, au nom des profits immédiats, une sorte d’après nous le déluge. Et ni aux Etats-Unis, ni en Europe le système politique n’est au service des populations. Ce mépris engendre alors la colère. Les humains sont désespérés. Chomsky rappelle pourtant qu’aux Etats-Unis, le mouvement populaire le plus radical de l’histoire fut celui des agriculteurs du Texas. Face aux risques climatiques, et parce que le système politique s’adresse aux riches, une gauche réellement progressiste pourrait vraiment avoir une vision transformatrice. En permettant à des forces nouvelles, partout dans le monde déjà là localement, d’offrir ce que personne n’offre, et qu’il faut saisir. Les occasions à saisir ne manquent pas. Cela dépend de la capacité des humains à aller de l’avant sur plusieurs fronts à la fois, à l’échelle de l’individu, de la société, de la planète, car tout est relié. Il n’y a pas de meilleur moyen, écrit Chomsky, pour s’attaquer à ce qui mène droit dans le mur, que la divulgation. Que l’éducation. Que de rendre visibles les choses dans l’espace-temps, de ramener à la mémoire les atrocités du passé, de la géopolitique. Par exemple, à propos de l’extrême-droite, il faut marcher 100 fois plus vite qu’elle en mettant à jour ses pratiques, montrant qu’ils sont néo-nazis et néo-fascistes. Il insiste : il ne faut pas se contenter de grandes manifestations, il faut saisir les occasions, et aussi rendre visibles les projets locaux qui marchent. La créativité. Et puis, par exemple, aux Etats-Unis, ériger des monuments qui témoignent de la vraie nature de l’esclavage, montrer que le régime esclavagiste dans ce pays a été le pire du monde. Il faut enseigner la vraie histoire, éduquer, parler du génocide des autochtones aux Etats-Unis. En rendant visibles des projets locaux qui marchent, partout dans le monde, ça donne des idées, ça entraine d’autres humains, dont l’amour-propre est ressuscité. Ainsi, il est vraiment possible, écrit Chomsky, d’ébranler les forces répressives. Il a une vraie vision de ce que devrait être la gauche, qui n’a rien de démagogique et d’idéologique. Il parie sur l’énergie de sursaut de chaque humain, s’unissant face aux risques d’extinction de l’aventure humaine. Il analyse les années Trump, les déceptions suscitées par Obama. Les travailleurs aliénés et désillusionnés, le crime grave du vol des salaires, mais encore et toujours, ce sont les mouvements citoyens qui peuvent, seuls, défendre les droits fondamentaux, qui deviennent peu à peu, au fil de ces entretiens, le droit de vivre sur une planète terre commune dont le devoir de chaque humain, en s’unissant, doit être celui de la sauver du désastre, celui de devenir inhospitalière aux humains. Donc, la lutte contre l’anéantissement peu à peu s’écartent de celle des « victimes » s’attaquant à ceux qui n’ont encore jamais reconnu leurs droits fondamentaux, pour amener aussi ces agresseurs, profiteurs, esclavagistes, à les suivre pour le sursaut ultime afin de sauver la planète, puisqu’elle est la mère commune, celle d’où vient la vie, et que chaque vie humaine en est une partie si elle se bat pour que les qualités uniques de notre planète propice au vivant continuent à se transmettre dans le futur. Chomsky nous fait entendre une lutte humaine contre l’anéantissement qui dépasse la lutte duelle où c’est toujours le plus fort qui gagne, puisque, dans le désastre climatique et aussi nucléaire annoncé, la force qui risque de gagner, c’est celle qui détruit les équilibres propices au vivant de la planète. Ainsi Chomsky nous fait entrevoir une inattendue force du mouvement pacifiste entre les lignes d’une gauche nouvelle, qui se serait réinventée. En cessant de détourner l’attention des citoyens d’une foule d’enjeux concrets vitaux. Or, il souligne, aux Etats-Unis, la mollesse des Démocrates face aux risques environnementaux, et le fait qu’ils se sont focalisés, au temps d Trump, sur une politique militante anti-Trump.
Les entretiens, zoomant sur les risques ultimes liés à la guerre, conduisent à l’analyse des bilans respectifs des Etats-Unis et de la Corée du Nord. Et c’est accablant pour Washington. Qui a assommé, anéanti, la Corée du Nord dans les années 50, dans un climat d’allégresse. Par exemple, les bombardiers américains ont détruit un complexe important de barrages, crime de guerre très grave, puisque l’inondation provoquée a détruit des vallées entières où se cultivait le riz assurant la survie de très nombreux Asiatiques. Des bombardiers à capacité nucléaire survolent à proximité du territoire nord-coréen, jouant avec le feu, et même si ce pays est l’un des pires du monde, c’est quand même un Etat. Son développement économique fait qu’il y a un terrain favorable aux négociations de paix, dont on ne discute pas, alors que c’est bien plus sérieux que de se lancer dans une guerre commerciale avec la Chine dont, écrit-il, personne ne profitera.
Donc, toute l’énergie de Chomsky se concentre sur la nécessité vitale de s’unir dans une militance contre le risque de la sixième extinction. L’action ne peut attendre. Et c’est l’administration de Trump, étudiant les impacts environnementaux, qui a produit le document le plus malveillant du monde. Trump lui-même croit au réchauffement climatique, il a même ordonné la construction d’une digue pour protéger son terrain de golf, mais, dans son feu vert pour l’augmentation conséquente des investissements dans les énergies fossiles, il a favorisé une mentalité généralisée dans le système économique qui est la conception pure et simple d’un suicide collectif. Juste pour satisfaire la soif du profit à court terme. Chomsky invite à contenir dans un sursaut commun de l’humanité les menaces contre la survie de l’espèce humaine, et la vie meilleure est encore à notre portée, en acquérant une compréhension « des finalités et des modalités d’un changement social radical, et tenter de partager celle-ci avec nos concitoyens ». Il pense aux coopératives de travail, à l’agriculture locale, mais aussi à des initiatives en nombre infini que la créativité humaine, habitée par la sensation d’extrême vulnérabilité, trouvera localement partout sur la planète. Il est voyant d’une gauche organisée dans ce sens. Qui commence à l’échelon local, et non pas d’en haut, hors-sol. Il faut laisser les idées locales fleurir, s’organiser, créer. « Chacun doit faire des choix. Personne ne peut tout faire ». « Mais chacun doit reconnaître qu’il existe de nombreux choix parallèles et complémentaires aux siens, et que la solidarité est possible ». Il faut rassembler à nouveau. Les humains ont été isolés. Chomsky zoome sur ces jeunes, qui sont seuls avec leur iPad.
Voilà, nous sommes à 100 secondes de minuit, où tout sera peut-être fini pour l’espèce humaine. A cause de la menace de plus en plus sérieuse d’une guerre nucléaire et d’une catastrophe environnementale imminente, mais aussi du recul de la démocratie. Chomsky dit que la survie de l’humanité dépendra de la façon dont on réglera les menaces d’anéantissement. La question de savoir « comment reconstruire nos sociétés amochées deviendra incontournable ». Il dit que le monde se rétablira de la pandémie actuelle (qu’on aurait pu éviter, puisque des années avant, avec le SRAS en 2003, le milieu scientifique prévoyait la possibilité d’une pandémie par coronavirus, contre lequel le système immunitaire humain était vierge, mais on n’était pas allé jusqu’à la mise au point d’un vaccin, ni à prévoir la mise en acte des mesures immédiates de prévention en attendant les vaccins, ceci pour des motifs lucratifs, l’industrie pharmaceutique n’investissant que dans des recherches rentables à court terme), mais que personne ne se remettra de l’intensification du réchauffement planétaire ni d’une guerre nucléaire d’envergure. Chomsky en profite pour rendre visible le système de santé aux Etats-Unis, qui est le pire du mode développé. Alors que la Chine avait le 31 décembre 2019 alerté l’OMS de la présence de cas de pneumonie dont l’étiologie était inconnue, puis une semaine plus tard qu’il s’agissait d’un coronavirus, immédiatement séquencé et la Chine partageant ce génome avec le reste du monde, Trump, encore pendant des mois après, soutenait que c’était une simple grippe. Le renseignement américain était au courant, mais impossible de convaincre Trump d’agir. La plupart des pays d’Europe, sauf l’Allemagne, ont aussi tardé à agir, (alors que depuis 2017, le renseignement savait des milieux scientifiques qu’un proche cousin du coronavirus qui sera responsable de la pandémie recélait un « potentiel pandémique », qui a fait l’objet d’un exercice de simulation de haut niveau en octobre 2019).
Chomsky le martèle : il ne faut pas perdre foi en l’humanité. Et dans la capacité de chaque humain à faire sa part pour changer le monde et pour vivre en harmonie. Et ceci n’est possible qu’en larguant les amarres d’avec l’élitisme. Chomsky a foi en chacun des humains et refuse profondément l’élitisme, préférant s’émerveiller de la créativité inattendue de l’humain, restant à l’affut pour la recueillir sur tous les fronts de la planète, avec son extraordinaire qualité, l’humilité. Il garde une volonté virginale de toucher de nouveaux publics et il offre son temps avec une générosité sans limite. Il est une des têtes de proue des esprits ouverts sans lesquels la formidable gerbe d’énergie mise en commun par des humains unis dans le sursaut ultime ne pourra pas fendre le mur des ténèbres qui menace l’aventure humaine et du vivant. Il est habité par la flamme d’un amour scotiste attaché de manière indéfectible à ce que, dans le futur sauvé, l’humain puisse continuer à mener la barque fragile de sa vie glorieuse.
Alice Granger



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