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L’exil à domicile - Régis Debray

Editions Gallimard - 2022

lundi 3 avril 2023 par Alice Granger

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La dédicace du livre, « Au Président de la République des Lettres, Bernard Pivot l’éclaireur et l’ami », met la puce à l’oreille d’emblée, tandis que le livre de Régis Debray ne met en lumière qu’à la fin ce à quoi il voulait en venir. C’est-à-dire justement cet éclaireur, ce prédécesseur, ce compagnon, ce passeur qui, sur terre, vient à la rencontre pour passer le flambeau de la vie sur terre. Et là, le personnage de Bernard Pivot nous souffle qu’il s’agit du rôle de l’écriture, pour ce passage de flambeau sur une planète terre que, Régis Debray est bien placé pour en témoigner, aucun révolutionnaire providentiel ne peut jamais transformer en monde meilleur afin qu’à partir de lui l’humanité n’ait plus qu’à en être l’héritière, n’ayant plus rien à faire, à créer, à inventer, à construire, à recommencer en s’inspirant des leçons, témoignages, transmissions que les prédécesseurs ont laissés dans l’espace-temps et que garde la bibliothèque.
D’abord, au contraire, ce révolutionnaire de jadis qui a côtoyé Fidel Castro, Le Che, qui est revenu en exil à domicile, travaillé par la question de « tout ça pour ça », constate à quel point le monde a changé, mais qu’il n’y est pour rien, et surtout il n’a rien à voir avec un avenir radieux. Il est face à une force hégémonique de changement contre laquelle il n’a rien pu. Et il regarde l’humanité vivant sur la planète terre, dans ce monde changé, comme si les humains y étaient jetés, et que rien ne les protégeait plus - aucune idéologie qui recommencerait celle qui l’avait lui au sortir de l’adolescence fait s’engager aux côtés de ceux qui luttaient pour l’avenir radieux - de la réalité oxymorique très inquiétante, très déstabilisante.
Régis Debray commence en se présentant comme « un vieux con né en 1940 », qui éclate de rire car il vient de s’apercevoir que c’est vers la fin de sa vie « qu’on trouve par où commencer ». Voire même, par où lui a commencé. Donc, même si on ne fait pas attention, c’est dit : son livre s’adresse « aux générations montantes » ! Et, face au sérieux des ambitions qui habitent cette jeunesse, on dirait qu’il témoigne de lui-même au même âge, qui croyait que « la France ne peut être la France sans la grandeur » (et nous entendons dans ce témoignage que le jeune Français de famille bourgeoise parti s’engager dans la révolution en Amérique du Sud était inspiré par la Révolution française comme si elle résonnait encore dans la Révolution d’Octobre), et puis a dû « concéder que, par exemple, Marianne n’est plus chez elle dans le Pacifique », d’où une virilité tricolore qui est forcée d’admettre son impuissance. Il ne lui reste plus qu’à ressasser « un temps plus flatteur pour son amour-propre ». La question du système pileux en a pris un coup. « L’ancienne barbe de gauche, un brin messianique, est de toute évidence en ballottage ». Mais nous devinons que Régis Debray n’a pas dit son dernier mot, lorsqu’il lance : « Pour glabre qu’elle soit, notre actuelle classe dirigeante aurait tort de chanter victoire car lorsqu’une barbe fait retraite, une autre monte en ligne, avec babouches et djellaba ». Il ne lui échappe pas qu’on « est bien rasé au CAC 40 », « au Conseil des Ministres », « au Quai Conti », ainsi qu’au « Pentagone ou au Capitole ». Face à ces imberbes, à ces « gagnants de fraîche date », il sent que le Gaulois « ne tourne pas casaque », il reste « phallocrate et homophobe, peut-être, mais encore debout ». Les jeunes loups gaulois aux affaires ont riposté par une barbe de trois jours, disant, « on en est, du chic anglo-saxon, sans l’être tout en l’étant ». Tandis qu’un « sénateur américain barbu, c’est pour Halloween et faire peur aux enfants »…
Alors, Régis Debray remonte-t-il le temps à vélo, en sens interdit, et avec un sourire niais aux lèvres ? Est-ce encore de son âge ? Il commence par admettre qu’il ne remontera pas la pente. Mais quelque chose est arrivé. Lorsque sa compagne, du lit de la maternité, lui lance (comme lui montrant un fils nouveau-né ?) ce genre de regard qui rend à son lieu l’ex-rebelle, où il ne devra plus parler que des Droits de l’homme et de la Démocratie. Il se voit en géniteur, mais on dirait qu’il le vit comme cet enjambement générationnel inscrivant le passage du temps adolescent, comme si soudain se jouait un dégel du blocage au temps adolescent (rimant avec le temps où le rebelle voulait refaire le monde et prouver ensuite que c’était lui à coup d’idéologie et une bande de camarades guérilleros qui avait laissé en héritage aux générations suivantes d’humains une planète égalitaire faite pour l’éternité dont ils n’auraient plus qu’à jouir), dont Octavio Paz a écrit que l’humanité entière y était encore figée. On dirait que, de son lit, à la maternité, cette compagne devenue mère d’un fils, d’un regard, fit réaliser à l’ex-rebelle qu’il était forcé enfin d’enjamber l’abîme de l’adolescence. Mais est-ce une capitulation ?
Ne dirait-il pas le contraire ? Car, comme il en a un grand entrainement, c’est par l’écriture qu’il dégaine. Et si celle-ci, dans la bibliothèque, reste comme traces destinées aux générations d’après dans l’espace-temps, ne semble-t-il pas qu’elle s’adresse d’abord à ce fils, qu’il ne nomme pas, mais qu’on devine dans le regard que lui jette cette compagne allongée sur un lit de maternité ? Tout de suite, par l’écriture, c’est un père qui se présente presque déjà comme un personnage de légende à ce fils. Comme pour lui faire entendre qu’au sortir de l’adolescence, il ne s’est pas senti en héritier d’un monde bourgeois du bon côté des choses, mais qu’au contraire, il a voulu refaire le monde, être créateur, sentant qu’il devait prendre part à l’intérêt général, même donner sa vie dans une guérilla pour la cause commune des humains oubliés et maltraités du Sud, et il partit rejoindre la lutte des rebelles unis par une idéologie promettant un avenir radieux. Témoignage qui en jette, aux yeux qui viennent à peine de s’ouvrir à la lumière de la terre qui ne sera pas aussi tranquille que le ventre d’une mère. Et tout de suite, dans cette écriture, curieusement, ça se met à rimer avec la Bombe. Atomique, bien sûr. Comme s’il s’agissait d’une écriture inscrivant une vérité nucléaire, détruisant tout du monde d’avant, cocon matriciel. Et Debray l’écrit, comme par hasard, ainsi : « La France étant femme (excusez le cliché), il n’est jamais mauvais de s’en éloigner de temps à autre ». Voilà. Immédiatement, l’écriture fait entrer en scène le personnage Régis Debray, ex-rebelle, nommé « secrétaire général du Conseil du Pacifique-Sud » par le président François Mitterrand dont est souligné « l’esprit narquois d’un anticonformiste ». Et n’est-ce pas pour donner un relief international, capable de déranger l’ordre des choses dominé par les Etats-Unis, au personnage Régis Debray que celui-ci rappelle que le président Mitterrand avait « envoyé sur les roses » le « vice-président et bientôt président des Etats-Unis, Georges Bush » qui s’alertait qu’un « terroriste » ait été « sournoisement infiltré » dans l’entourage du président français ? Régis Debray, rappelant son intérêt pour les armes à feu, raconte, pas pour des prunes, que le président lui « avait alloué » les « affaires de la Polynésie », et pas moins que le « site d’expérimentation nucléaire de Mururoa ». Nous entendons la vérité nucléaire qui explose : le personnage lutte tel un guérillero afin d’entrer dans la légende, pour que sa vie compte plus qu’une, et non, même s’il est en exil à domicile en laissant voir un bonheur ordinaire devenant familial, il n’a pas dit son dernier mot. Et il commence par témoigner de ce que son expérience à Mururoa lui a appris, à savoir « que la condition militaire ignore le médiocre », et qu’on « gagne toujours à quitter le marécage intello… pour la Grande Muette ». C’est un personnage qui a toujours su sortir de ce marécage intello qui se campe dans cette écriture qui refuse d’avoir dit le dernier mot. La « Marine nationale, en fait, est mondialiste, habituée à faire le tour du monde en douce ou en surface », ayant le sens du stratégique, de la perspicacité, afin de « prendre le pouls de la planète et des rapports de forces ». Notre personnage sut convaincre ce « terrien du milieu » qu’était le président Mitterrand, qui « n’avait pas le pied marin », de rencontrer « les commandants des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins » détenteurs « du feu ultime ». Ce personnage faisait entendre au Président qu’alors « on ne pouvait exclure que la France ait encore son mot à dire sur le cours des choses ici-bas ». En ayant ces « atolls inhabités ». Bien sûr, Régis Debray se fait dans cette écriture le défenseur de ces essais nucléaires français dans le Pacifique-Sud, contre les manifestations antimilitaristes très remontés contre le « Marxiste envoy for Mitterrand ». Tout de suite, il en profite pour prévenir de l’état géopolitique du monde déjà à l’époque : juste en regardant la mappemonde, on se rend compte que le Pacifique « est anglo-saxon de langue et d’âme ». Mais, alors, le dossier des essais nucléaires, écrit-il, était défendable, et il eut l’idée d’inviter sur place, ce qui fut ne manque-t-il pas de le souligner une grande première, les scientifiques et représentants des Etats de la région, afin de leur garantir leur droit de regard, mais surtout de leur prouver que ces essais nucléaires ne provoquaient aucune pollution, étant faites très en-dessous des nappes phréatiques, les roches profondes absorbant toute la radioactivité. Régis Debray fait aussi entendre qu’il fallut de manière stratégique signer un traité avec l’Amérique du Sud pour faire d’elle une zone dénucléarisée, mais en réalité pour que les avions transportant les charges nucléaires à acheminer jusqu’au site de Mururoa puissent survoler ces zones… Pour cela, Debray nous fait entendre son rôle dans la réussite de la diversification des amitiés nécessaire. Ce site fut fermé à la suite de l’affaire du Rainbow Warrior, et s’ensuivit « la mise à l’écart du soussigné par une nouvelle majorité revancharde ». Régis Debray tacle l’hypocrisie dans la gestion des affaires. Et témoigne de la victoire du « modèle protestant anglo-saxon » sur le « modèle catho-étatique dans le monde occidental. Cette suprématie est particulièrement jalouse de ses prérogatives dans l’océan Pacifique ». Le personnage Régis Debray luttant pour entrer dans la légende s’impose par sa capacité de jugement critique. Et il assène : « Il faut l’ignorance crasse des arrière-plans religieux propre à une inculture de managers pour s’étonner d’une chasse militaro-industrielle bien gardée. L’attention préférentielle aux pauvres et aux déshérités, apanage catholique, n’est pas un facteur stratégique ».
Donc, Régis Debray, tout en se présentant comme un survivant « qui ne se sent plus chez lui au milieu des ‘digital natives, followers, netflixers’, ni « sur quel radeau ramer », qui a un mal fou à passer « de la réunion de cellule à la réunion de la copropriété », et de « la 4CV d’occase à la résidence secondaire et à la trottinette électrique », avance son témoignage et son jugement. Cette coexistence forcée a l’avantage de permettre « d’avoir vue sur cour et jardin ». Ce Janus, peut-être parce que l’écriture lui permet de faire avancer un personnage légendaire qui s’avère capable d’enjamber le gel en adolescence de l’humanité, semble presque heureux, paradoxalement, même en voyant « l’Occident perdre la majorité, l’Amérique s’interroger et l’Asie forcir sans cesse ». Puisque, écrit Octavio Paz dans « Le labyrinthe de la solitude », pour cette sortie hors du blocage au stade adolescent de l’humanité, il s’agit justement d’enjamber cette occidentalisation sans que jamais notre âme ne se soit laissée être occidentalisée ?
En tout cas, il n’est pas d’accord pour dire que le grand âge est un désastre, même si c’est souvent vrai pour le corps. Car, dit-il, « l’âme rachète les désastres d’en bas par les échappées vers le haut ». Alors, « le bel âge, c’est peut-être le quatrième » ! Le meilleur, « c’est le hochement de tête terminal et presque bienveillant ». Une leçon d’humilité, mais pour faire entendre que personne ne peut changer le monde une fois pour toute, et ensuite l’humanité hériterait, pour en jouir, d’un monde meilleur, et que si la « génération Histoire écrasait sous des talons de fer pour forcer le pas des récalcitrants », la ‘génération Nature, qui lui a succédé, ne semble pas, elle non plus, pécher par excès de délicatesse ». Et voilà ce que son témoignage veut transmettre (et ce sont des amis juifs qui pendant la guerre ont dû savoir trouver des « nous » inconnus leur ouvrant une planque, qui à seize ans lui ont fait prendre conscience de ça) qu’il y a de la chance dans la malchance, car celle-ci enseigne à ces malchanceux la réalité du monde, à savoir qu’il n’est jamais sûr, qu’il est inquiétant, changeant, oxymorique, dangereux, ce qu’un fils-à-papa, dans le meilleur des cas, ne découvre que très tard. Donc, cette écriture lutte pour faire entendre aux générations d’après qui arrivent sur terre et apprennent des témoignages que les prédécesseurs, compagnons, passeurs ont laissés dans la bibliothèque qu’elles sont jetées sur la planète terre qui n’est pas du tout un jardin d’enfants, mais sur laquelle chacun aura à se battre, s’organiser en « nous » défendant l’intérêt général d’un monde harmonieux qui n’existe pas d’emblée mais qui doit être une création sans cesse à remettre sur le métier. Aucune idéologie ne saura jamais garantir à des générations héritières une planète devenue radieuse. « Sans un ennemi en face, pas de ‘nous’ ». Mais, constate-t-il, avec « le nombril et la calculette aux commandes, le ‘nous’ qui dort au fond des ‘moi’ n’a plus trop envie de pointer le museau ».
La réflexion centrale est : qu’appelle-t-on vieillir ? Debray rappelle ce que disait Goethe : « Se retirer peu à peu des grandeurs apparentes ». Il semble d’abord mettre en lumière que ce retrait a l’avantage que les grandes idées qui ont été sacrifiées laissent la place aux petites choses et sensations qui s’avèrent sans prix, bref que la vieillesse n’est pas un naufrage sans compensation, si « les « nous » s’émiettent », chacun se cale alors « sur son petit Liré », devenant poète. Tandis qu’une « Cité qui s’abîme a toujours un Soleil levant par-dessus l ‘horizon », et si l’Ecole républicaine, l’Humanisme libéral, le Mouvement ouvrier séculaire, nos magistratures morales et notre Europe modèle de civilisation sont morts de longues maladies, nous avons vu la naissance du Devoir d’ingérence, de la Veille écologique, de la Conscience planétaire, de l’Europe unie, de l’Occident pénétré de ses responsabilités mondiales, « les Droits de l’Homme en écharpe ». Régis Debray s’affiche un peu nostalgique d’une époque où quelques « têtes fêlées » osaient sortir du lot, et où, au bout du monde, dès qu’on disait qu’on était Français, on était félicité, et on faisait « la nique au big boss ». On « se retrouvait envoyé spécial d’un redresseur de torts tous azimuts », et il se souvient combien les Latinos lui ont rendu son pays et sa mémoire. On « prêtait bêtement au sien quelque chose d’un peu exceptionnel ». Mais voilà, il y avait une force contre laquelle il ne pouvait rien. La Démocratie modèle anglo-saxon. C’était à la Silicon Valley qu’il fallait confier « le soin d’ordonner nos émotions et cogitations ». Il n’y avait pas de choix, pas de variantes, pour l’Occident. Mais il semble le reconnaître : finalement s’aligner n’a pas que des désavantages. Et même on peut être fier de se sentir un peu moins franchouillard. Les directeurs d’entreprises sont fiers d’être promus managers, les employés de devenir des collaborateurs, etc. Si l’amour-propre s’en est allé, l’humiliation aussi, on dirait. Mais, se demande-t-il, pourquoi n’avons-nous pas voulu voir ce qu’annonça Stephan Zweig, c’est-à-dire, une fois la Grande Guerre passée, cette uniformisation du monde et le début de la conquête de l’Europe par l’Amérique ? Paul Valéry avait susurré que « L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine ».Jean Monnet, banquier, français mais nord-américain de conviction et d’éducation, se vit confier « le soin de transformer un puzzle économique en un corps politique ». La promesse de prospérité, l’illusion économique, « a soutenu la naissance du plus grand marché du monde, auréolé de morale et d’avenir ».
Quand on prend de l’âge, s’écrie Régis Debray, on découvre l’avantage de pouvoir prendre du recul. On lorgne moins sur l’herbe du voisin qui nous semble toujours plus verte, nous sacrifions nos ambitions et nous laissons nos sensations s’affiner. Pourtant, il le claironne, se ramène le toujours aussi vif plaisir de déplaire. Sans plus de carrière à défendre, il peut être lui-même. Être malheureux aide à faire de la bonne littérature. Il semble accepter, en apparence, que la politique ce ne soit plus les idées, dans la République des entrepreneurs, et que si jadis elle était sinistrogyre, elle soit maintenant dextrogyre. Reste maintenant l’Image, et plus besoin de phraseurs. On ne peut rien, persifle-t-il, « contre un jeune banquier photogénique ». Mais, concède-t-il, comme le disait René Char, si à ses racines l’arbre communiste était chargé d’espoir, à son sommet il était faux. Faut-il dire merci à la révolution technologique qui a frappé d’obsolescence « l’antique plume Sergent-Major », et saluer « ce qu’a de libérateur l’Opinion en libre accès », Tartempion pouvant livrer son sentiment à tout moment ? Tandis que celui qui prend de l’âge trouve bon de vivoter au jour le jour, dégustant la crème de marrons dont il raffole depuis l’enfance ? Aussitôt alors, cette écriture fait revenir le passé en Bolivie, où il devait faire des repérages en sachant se dissimuler, et, dit-il, pour pouvoir un jour compter, il fallait savoir se faire porter absent. Régis Debray en a gardé le gout de la sous-exposition, voir de l’avancée dans l’ombre, mais aussi de la capacité d’adaptation et de survie pour le retour « en démocratie avancée », dans la jungle des villes. Il avait appris le report de la satisfaction. Comme si, par-delà la défaite, la crucifixion, il y avait la certitude de la résurrection, du bonus. Mais est-ce justement cette vieillesse, ce quatrième âge ? C’est quand ça a foiré qu’on veut piger, dit-il. Heure du jugement, et de l’imagination ? Car chaque « ratage allume une lampe ». Et il témoigne que, paradoxalement, il faut élever un autel aux despotes, ils ont fait grandir à la dure nos meilleurs éclaireurs. Et certaines mises à l’ombre valent toutes les meilleures universités.
Et alors, Régis Debray commence à remercier, en des aînés, ces éclaireurs. Comme se glissant parmi ces prédécesseurs éclaireurs par l’écriture, sa vie entrant dans la légende devenant plus qu’une vie, restant vivant dans l’espace-temps de la bibliothèque. Il témoigne de sa génération, qui a eu la chance de « flairer des odeurs d’Histoire auprès de ses aînés », et de se glisser elle-même dans le doux lit de la Mémoire, tandis que les « baby-boomers bercés, bernés par les Grandes Glorieuses, ont échappé au son du canon ». Mais voici que le canon revient par l’est.
Il fait entendre son jugement. Il y a deux sortes de mémoire : « celle qui fait obligation et celle qui fait diversion ». Il y a « le passé-convocation », et « le passé-promenade ».
Mais, sur la planète terre, au fait, est-il dit « que le crétin digital ait le dernier mot de l’histoire », qu’un « hyperconnecté » aura toujours la possibilité de se planquer « dans d’incalculables golfes d’ombre » ? N’y aura-t-il pas « des inconnus parmi nous qui un jour feront date sans être passés par les algorithmes et les PowerPoint » ? Il écrit clairement que des inconnus peuvent avancer dans l’ombre et le silence, et soudain, ayant en soi des forces et des ressources intellectuelles suffisantes, deviendront visibles. Il reste des choses à la portée des démunis, s’ils savent lire, s’ils sont des terriens alphabétisés. D’où le choix de l’écriture, pour Régis Debray ! Et même, ce sont les femmes qui lisent le plus, fréquentent les bibliothèques. Et les seniors.
Il se déclare ouvertement, habité par le désir de laisser des traces. Alors, dit-il, sur le métier, il faut rajouter des merveilles, car « c’est en violant la réalité qu’on engendre la durée ». Et transmettre, ce n’est pas du tout ressasser, « c’est donner à un évanoui une chance de resurgir tel qu’en un autre nos légendes le changent ». Voilà : il veut entrer dans la légende. Car ce seront les lecteurs qui feront sa postérité, qui l’intégreront dans une fraternité d’écriture, de prédécesseurs, d’éclaireurs, de faiseurs de liens parmi les « survivants » jetés sur la terre oxymorique, les aidant à faire « nous » en transmettant une histoire déjà longue de la planète, de l’aventure humaine, des bombes à retardement laissées par l’humiliation, des ressentiments qui entretiennent les guerres. Ces « jetés sur terre » peuvent ainsi saisir mieux le flambeau de l’aventure de l’humanité à faire avancer vers son futur, et le devoir d’intérêt général à entretenir les équilibres vitaux faisant de notre planète une oasis unique dans l’univers à être hospitalière à la vie. Soudain, ces jetés sur terre oxymorique inquiétante, ne se sentiront-ils pas habités de reconnaissance, de gratitude, de remerciements, d’être éduqués par les témoignages, transmissions que les prédécesseurs, dans l’espace-temps, ont pensé à laisser dans la bibliothèque, avant de partir, y dédiant justement leur vieillesse, afin que ces « jetés sur terre » prennent, comme dirait Toni Morrison, un bon départ ? Ne se sentiront-ils pas aimés d’un amour scotiste, en étant nourris par ces témoignages que les prédécesseurs ont pensé laisser pour eux, en étant plus grands que leurs vies individuelles ? Amour scotiste qui met l’humain vulnérable jeté sur terre au cœur de l’aventure terrestre, qui a besoin pour prendre le relais de savoir l’histoire avant lui, l’état des lieux terrestres et humains, comment s’organiser, et qu’il faut toujours recommencer, mais en tenant compte des avancées, des expériences et des blessures de l’histoire. Alors, « il y a désormais de l’allonge à la portée de tous », grâce à l’écriture de témoignages, de transmissions, par des prédécesseurs donneurs de liens nourriciers, faisant « des graines avec des cendres », et ainsi quelque chose survit « à ce qui est appelé à disparaître ». Qu’est-ce qui restera, qu’est-ce qui ressuscitera, se demande Régis Debray, tandis qu’il sait si bien que c’est par l’écriture que les traces restent, que c’est cette écriture qui est la vie, puisque transmettant aux vies nouvelles jetées sur terre en naissant ce qui les nourrit afin qu’elles aient en elles en prenant de la graine des prédécesseurs les ressources pour reprendre le flambeau de l’aventure de l’humanité, pour la recommencer pour des chapitres futurs. Il écrit que l’œuvre est « cet organe extracorporel, soustrait à la mort encéphalique du donneur… déposée, tels des greffons en attente de transplantation, dans ces banques d’organes baptisées bibliothèques. » Génial ! « Ce qui fait d’un patrimoine écrit une réserve de protéines indispensable aux avaleurs de chair en papier que nous sommes ». « Un artiste décédé est un donneur d’organes, et nous, en tant que lecteurs, auditeur, ou regardeur, pouvons assurer sa survie et par là même celle d’un état de civilisation dont le cœur continue de battre, à petit bruit, sur papier bible ». Et bien sûr, ce ne sont pas toujours, ces donneurs d’organes, des « prix de vertu », mais ils nous donnent de « l’allonge ». C’est comme « si c’était notre propre épingle tirée du jeu, et qu’en nous prêtant un instant leurs yeux, leur verve ou leur colère, ils rendaient notre vie presque digne d’avoir été vécue ». Mais ces poètes, ces artistes, ces écrivains non politiquement corrects, pourront-ils « nous transfuser encore longtemps », alors que les poètes ne remplissent plus désormais les salles, et que les théâtres sont à la peine ?
Ce qui est sûr, c’est qu’une « œuvre appartient à tous les temps dès lors qu’elle peut exister indépendamment de son créateur », d’où cette étrange question, pour ce créateur, de la laisser aller vivre sa vie, voire de l’abandonner à sa vie à vivre en venant à la rencontre des nouvelles générations jetées sur terre comme prédécesseurs. Il y a des œuvres qui tracent un avant et un après dans nos mœurs et dans nos lois, dit Régis Debray, et d’autres, bien plus secrètes, semblant ne pas changer le « bruit de fond d’une époque », qui peuvent « prendre tout un chacun à part et murmurer » à son oreille de telle manière qu’elle donne le pouvoir de se lever autrement à celui ou celle qui a entendu, comme si le murmure avait dit de se mettre en route, de laisser s’envoler son imagination, sa créativité. Certaines œuvres, n’ayant en apparence rien de provocant ni de célèbre, « s’infiltrent en nous au point de mettre à mal notre instinct de conservation. Et de changer, non pas notre vote mais notre vie ». Souvent, dit Régis Debray, ce sont « des ouvrages d’imagination, rarement des best-sellers, qui ont longue traîne et rebonds imprévus ». Et alors, régis Debray se met à témoigner. Dans son cas, l’œuvre qui a eu cet effet imprévisible fou de le faire changer de vie, de le décider à s’exiler « au sud plutôt qu’au nord du Rio Grande », risquant sa vie en Amérique du sud, fut un livre d’imagination, d’aventure, écrit par Alejo Carpentier, publié en France en 1962, « un des plus beaux romans du monde » à ses yeux, « Le Siècle des Lumières ». Viatique, dit-il, qui s’est étalé sur trois décennies, à cheval entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Roman sur l’émancipation latino-américaine, et sur l’influence de la Révolution française. Dans ce roman, il voit avec ses yeux d’aujourd’hui « les désillusions de notre siècle d’ombres ». Cette œuvre lui était tombée sur le paletot, avait mis en lui le besoin irrépressible de migrer dans une autre vie, s’imaginant jeune bourgeois créole à la peau blanche et né à la Havane, dans une famille assez fortunée. Et d’être comme lui influencé par un étrange ambitieux épris d’idées nouvelles qui était rentré dans son pays lorsqu’il avait appris la prise de la Bastille, puis l’avoir suivi dans la Ville Lumière, rejoignant la Révolution en marche, puis de partir avec une troupe de Jacobins armés libérer du joug esclavagiste les Antilles françaises. Bref, c’est un roman qui mit en lui le rêve irrépressible de prendre part « à quelque chose de grand, à la préparation d’événements extraordinaires qui changeraient bientôt la face du monde ». Régis Debray témoigne, ce roman, le plus beau des romans du monde à ses yeux, ce sont ses cinq sens qu’il a mis à la fête, en l’emmenant dans la « secte transfrontalière » du « réel merveilleux », en 1980, où il rencontra Gabriel Garcia Marquez le Colombien, René Depestre le Haïtien, Fidel Castro, mais bien sûr pas un seul Anglo-Saxon.
Régis Debray dit donc que lire c’est appareiller. Partir vers d’autres vies. Mais écrire, c’est revenir. Parce qu’une âme « peut animer plusieurs corps humains ». S’il vient un moment « où les tambouilles d’idées nous tombent des mains », - parce que le rêve de pouvoir changer le monde par une idéologie arrive face au sacrifice, quand « les contes farfelus qui nous auront fait respirer seront tombés à la trappe », et que nous rirons de nous-mêmes – c’est le temps de la leçon de vie qui s’impose afin que la vieillesse ne soit pas un naufrage, qui se transmet aux générations d’après, par l’écriture et depuis la bibliothèque. C’est qu’en tendant le flambeau de l’aventure humaine aux nouveaux jetés sur terre, un prédécesseur leur dit à la fois que c’est à eux de jouer, de recommencer en apportant leur chapitre inédit à l’aventure commune humaine, mais que, eux-aussi, ils devront sacrifier le rêve fou d’incarner le révolutionnaire providentiel. La seule vraie révolution, c’est ce passage de flambeau de l’aventure humaine, par le témoignage, les leçons de vie, la transmission, l’éducation à la complexité du monde qui a déjà une longue histoire. Chaque vie humaine ne recommence pas, en la réussissant, la vie d’avant qui a échoué, mais invente, imagine, crée, et en même temps, commence déjà à témoigner, accompagner, transmettre, éduquer.
Alice Granger



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