samedi 6 août 2011 par Hervé Georgelin
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Michel Cunningham, Flesh and Blood, Picador, Londres, 1995, 466 p. [De chair et de sang, traduction: Anne Damour, Paris, Belfond, 2000]
L’ouvrage a attiré mon attention à cause de l’effet qu’avait produit sur moi The Hours du même auteur, tant le texte lui-même, que la version filmée qui en a été tirée. Dans la mesure du possible, j’essaie de lire les ouvrages en langue originale, ambition qu’on ne peut toujours, pas assez souvent bien sûr, satisfaire mais qui me semble légitime, quand l’investissement en heures dans l’apprentissage d’une langue étrangère a occupé une bonne partie du temps scolaire ou universitaire. J’ai donc lu le livre en question en anglais et je ne rendrai pas compte de la traduction officielle de l’ouvrage.
À l’inverse de The Hours[1] dont la structure entrelaçant savamment des scènes de vie de femmes à travers le monde anglo-saxon contemporain et celles évoquant certains moments poignants de la biographie de Virginia Woolf, Flesh and Blood ne propose au lecteur qu’une structure à mon sens assez peu soignée. Les chapitres s’égrènent de façon chronologique sans nécessité, sans même l’indication d’un titre intermédiaire autre qu’une date choisie arbitrairement. Les plus grandes unités ne sont pas très convaincantes. C’est le seul bémol que j’apporterais à mon impression de lecture. Il est sûrement discutable, on peut avancer que la vie des personnages, un père, une mère et leurs trois enfants ne suit pas de plan déterminé et que donc la structuration formelle n’est pas si importante… Or justement, si on ne peut deviner exactement ce qui va arriver aux personnages, ceux-ci suivent bien des logiques de caractères, voire des pentes qui auraient pu donner lieu à une élaboration esthétiquement plus soignée du découpage du texte en chapitres.
Pour le texte lui-même, il n’y a à user d’aucun bémol. Les personnages ont chacun une trajectoire singulière, font des rencontres inattendues, ont des difficultés existentielles, professionnelles, relationnelles entre eux et avec d’autres dans le cadre d’une histoire américaine qui va grosso modo des années 1950 à aujourd’hui, sur laquelle l’auteur n’écrit pas mais qu’il n’omet pas non plus. L’effet de réel m’en semble renforcé. Chacun a sa propre voix intérieure. Il est possible pour le lecteur de s’identifier avec chacun d’entre eux même si tous ne lui sont pas sympathiques de la même façon. On peut trouver le patriarche, Constantin, raide et perclus de contradictions, de violences mais dans le même temps ou presque, on saura que cet homme n’est pas fait d’un seul tenant même s’il s’efforce de proclamer aux autres le contraire. Il s’agit, en dépit de lui-même, d’un personnage ayant une épaisseur et une complexité certaines. Il n’a pas d’autre moyen que d’en être victime, d’en souffrir et surtout d’en faire souffrir mais qui n’a pas un peu de Constantin en lui ?
La fresque peut évoquer Les années [2]d’Annie Ernaux par la durée, le passage en revue d’une période de prospérité économique avec ses gagnants apparents, ses figures manifestement plus en demi-teintes et plus critiques. De même la voix de la narratrice sujet-objet de l’autobiographie collective trouve un écho dans les monologues intérieurs de tous les personnages romanesques. Il est difficile de ne pas s’identifier à un être humain dont on croit percer et partager un moment le for intérieur, même lorsque l’on sait que les effets de ses interactions avec ses proches ne sont pas toujours les meilleurs.
La capacité de Cunnningham de se glisser dans la peau de femmes ou d’hommes m’apparaît remarquable : de la nénette des années 1950, d’origine italienne qui ferait tout pour être blonde et WASP, comme le monde auquel elle veut s’intégrer, comme les WASP eux-mêmes n’ont évidemment jamais eu à le faire et qui, si elle ne peut y arriver symboliquement, le brun de sa chevelure, un mystérieux habitus qui lui colle à la peau, peut-être même son propre soupçon de ne pas être comme les autres, plus assurément son frénétique désir d’être « américaine » l’empêchent d’« en être » spontanément, réussira dans un premier temps le bon mariage et l’accompagnement de son émigré de mari, plus marqué qu’elle de ce qu’elle considère confusément comme les stigmates de l’immigration, plus récente chez lui, au petit-fils qui se devine, se sait gay et ne pourra se rendre compte que cela ne concerne que lui , en particulier dans les années 1990 aux USA. Des personnages de tout genre, de tout sexe animent le récit romanesque. C’est, je crois, une grande différence avec le livre d’Annie Ernaux pour qui la condition féminine en changement, le désir féminin en voie d’affirmation plus hardie est si central que bien d’ autres questions ne semblent pas avoir traversé sinon sa vie propre, ce qui est peu probable, et humainement peu souhaitable, en tout cas l’écriture de son récit autobiographique.
Il y a une hardiesse dans l’écriture de Cunningham, son parti pris de traquer l’humanité là où elle peut se trouver sur la côte Est des États-Unis. Entre New-York et Boston, même si les esprits de certains et certaines ne suivent pas le rythme du changement, la société offre des possibilités d’épanouissement de soi, de cheminements existentiels, ne serait-ce qu’en en intégrant subrepticement l’idée même, ni forcément toujours en synchronie avec les mouvements revendicatifs de toutes sortes, ni vraisemblablement sans rapport non plus avec les prises de consciences collectives aigues, qui dépassent, je le crois, les possibilités que laissaient pour les mêmes périodes de temps la société française à ceux et celles qui ne s’épanouissaient pas dans le conformisme d’avant 1968 qui a si bien survécu chez nous. Sans avoir vocation d’œuvre de sociologue, le récit de Cunningham laisse entrevoir une société, au moins par endroits, par quartiers, presque en mouvement vers plus de liberté individuelle. Même les couples républicains ne sont pas sans faille, ni sans remise en cause radicale. Le lecteur perçoit que Cunningham est en phase avec cette société-là, ces personnes-là qui ne peuvent se détourner d’elles-mêmes trop longtemps dans le cadre de liberté, voire de liberté nécessaire qui les entoure, qui les rattrape presque forcément, à un moment de leur vie américaine.
Pour finir, je voudrais évoquer la langue que Cunningham manie. En particulier celle qu’il attribue à chaque personnage. J’aime comme les personnages sont leur langage, comme Constantin ne peut échapper à l’anglais relâché de son milieu d’entrepreneurs, à la limite du bien moral, comment son propre fils analyse, identifie, nomme, formule à son aise, bien mieux que son père ne le pourra jamais et comment, même avec des ratés, il peut vivre une vie plus pleine que Constantin, plein de replis non identifiés. Cunningham nous convainc de la large gamme expressive de l’anglais contemporain qui dépasse de beaucoup les succédanés télévisuels dont on abreuve la planète entière.
C’est une lecture qui semble rendre plus fort parce que le romancier expose, propose, ne se complaît pas dans des jugements faciles, des causes trop bien pensantes. Chaque chemin a ses embûches et ses bonheurs non planifiés. Chacun a aussi son terme, ce que la société triomphante du capitalisme des trente glorieuses, mais bien au-delà, nous fait oublier. La mort est intégrée dans le récit, au même titre que la succession des générations, avec tout ce que ces successions peuvent avoir d’inattendu, d’irrémédiablement vivant par-devers les idées arrêtées des fondateurs ou plutôt ceux qui se veulent tels. L’héritier ultime de Constantin, l’émigré grec, est un homme métis au prénom musulman, sans teinte religieuse particulière, ne reniant pas ce qui l’a précédé même s’il est décalé forcément, des rêves pseudo-Wasp de Constantin et de Mary, issus d’ailleurs européens peu distingués, quatre à cinq décennies avant la vie de Jamal, son petit-fils dans le monde de la fiction littéraire..
Hervé Georgelin
[1] Michael Cunningham, Les heures, Paris, Presses Pocket, (traduction : Anne Damour) 2001.
[2] Annie Ernaux, Les années, Paris, Gallimard, 2008.
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