Folio
dimanche 9 avril 2023 par Alice GrangerPour imprimer
On dirait que la mélancolie de Christian Bobin s’équilibre par la certitude d’une présence pure, par une Fidélité à celle-ci, apparaissant toujours comme un objet inconcevable et introuvable, ce qui lui donne une sensibilité mystique rimant telle une histoire d’amour invisible avec l’être humain femme entrevue seulement mais de manière aussi inoubliable qu’une révélation, tandis que, dans notre monde où la femme est réduite à la mère et à l’épouse (maîtresse, prostituée) dans la logique hégémonique de la sédentarisation de la sexualité, elle ne peut pas vraiment exister.
Sa « lettre à la lumière » du mercredi 16 décembre 1992 est extraordinaire. Cette lumière, il ne la voit soudain qu’à un moment où il n’a rien d’autre à faire. Et lumière vibre avec femme. D’emblée, il l’accueille à la fois comme venant « du fond des temps » et en même temps telle une petite fille faisant « ce jour-là vos premiers pas », mais, curieusement aussi vos « derniers pas sur terre ». Un Aleph. La lumière : celle qu’un nouveau-né découvre à sa naissance, lorsque le corps de la mère ne la barre plus ? Qui existe, dans ce dehors terrestre où il est jeté, depuis le fond des temps. Mais pour lui, en ce temps originaire où il ouvre les yeux, ce sont les premiers pas de cette lumière qu’il vit telle une présence. Comme si c’était pour l’être humain qu’est sa mère aussi ses premiers pas de liberté juste après la « délivrance » ? Mais pourquoi cette lumière du dehors, et cet humain femme libre, ça ne dure-t-il pas, ce sont aussi des derniers pas ? Parce que cet être humain femme libre ne peut pas exister ? Doit aussitôt se rabougrir en identité de mère, comme si elle devait aussitôt après la naissance reconstituer métaphoriquement son ventre, son utérus, sa matrice, autour de l’enfant pourtant né, pour que cette naissance soit ramenée à une gestation éternisée métaphorisée par la famille œdipienne et son cocon, d’où cette lumière du dehors qui n’est plus celle du dehors ? Christian Bobin écrit en effet à cette lumière, comme à cet être humain femme libre qui ne peut pas exister, qu’il n’a pas « eu la joie de vous connaître dans votre jeune âge ». Celle qu’il a vue « était une femme déjà mûre » et, de ne pas pouvoir exister vraiment, traverse « un ciel transi de froid », qui est « fatiguée par des heures d’errance ». Pourtant, cette femme lumière parce qu’en existant comme un être humain libre et non pas en mère ramenant l’enfant dans son ventre métaphorique œdipien, elle offrirait, ouvert et accueillant, un monde du dehors où la lumière est la première chose qui inscrit la séparation d’avec le corps de la mère où c’est l’obscurité et l’absence de choses sensibles en accès direct, « c’était incontestablement la plus belle femme que j’aie jamais rencontrée ». Il la regarde comme un peintre, et comme un amant. C’est la patience d’un Dieu, et la sensation effrayante d’un vide, qui l’habitent, qui font qu’il a pu avoir cette vision, et que c’était ça la vie, cette révélation de la lumière, qui seule atteste d’être vraiment né sur terre, au contact direct des choses simples, sensibles, en poète dont la boussole est la science des sensations. Et donc, cette lumière, qui est aussi femme lorsque l’homme est capable de la voir en être humain libre allant vers sa vie poétique à vivre, il se met à la regarder « comme celui qui n’a plus rien à faire de sa vie », puisque la vraie vie, c’est-à-dire vraiment née donc poétique et incarnée, n’est possible que si l’être humain femme existe vraiment, vit sa vie poétique, n’est pas éternellement ramenée à sa vie de femme mère pour l’éternité, à son identité sexuelle de mère et d’objet sexuel à portée de mains pour les hommes. Donc, dans sa vision de ce que c’est la vie véritable, vision de ce que c’est la lumière (absolument liée à l’être humain femme libre et poète), il vit sa vie comme un mystique, « avec assez d’insouciance et de joie tenue secrète ». Soudain, comme la sentant en se sentant lui-même enfant gambadant parmi les choses sensibles paradisiaques, il la voit qui « allez partout dans la même seconde, comme une enfant riante. Vous étiez l’image d’une vie détachée de soi, prodigue d’elle-même et parfaitement nonchalante quant à ses lendemains ». Vie détachée de soi parce que, en effet, que la femme puisse exister d’elle-même, qu’elle vive vraiment sa vie poétique, cela inscrit la séparation de la naissance pour chaque humain, qui peut alors vivre vraiment sa vie singulière s’incarnant au rythme de la science des sensations, sa vie à elle singulière signifiant ce nombre infini de vies naissantes nouvelles qui, s’ouvrant à la lumière du dehors, vont pouvoir aussi vivre. Ce n’est pas par hasard que sa vision de la lumière est advenue alors qu’il regardait des enfants qui recevaient des leçons de musique tandis que lui recevait d’elle « une leçon de bonté ». Il veut aller dans « votre amour insoucieux de se perdre ». Ce qu’il cherche dans la vie est là, dans cette lumière qui signifie un être humain femme existant librement et poétiquement, et c’est pour lui « recevoir le baiser d’une lumière sur notre cœur gris, connaître la douceur d’un amour sans déclin… », c’est « entrer dans la lumière d’un regard aimant » qui est une loi à laquelle Dieu lui-même ne peut échapper, car « sous le sommeil d’un nouveau-né ou sous le désarroi de votre allure » qui est immense ! L’allure de l’être humain femme libre, s’autorisant à larguer les amarres vers sa vie libre, est immense, et Dieu lui-même ne peut plus être tels ces princes qui, jadis « sortaient de leurs palais en grand arroi » c’est-à-dire avec carrosses, valets, chevaux, d’où le désarroi, puisque cette femme libre n’est plus vouée à reconstituer autour du nouveau-né une métaphore de ventre qui serait tel cet arroi pour entourer et servir le prince. Christian Bobin dit que cette lumière, première chose après la naissance qui atteste de la séparation, d’un saut logique pour la vie terrestre à vivre, c’est la vérité : « La vérité c’est vous, madame : de la lumière qui vient, de la lumière qui passe. Le plus profond mystère est en vous révélé, donné à qui le veut ». Le mystère de la naissance, de la révélation de la lumière, de la vie terrestre poétique à vivre. Tout à fait autre chose que le mystère de la maternité biologique liée au corps différent de fille donnant depuis la nuit des temps une fantasmatique toute-puissance aux femmes alors que leur corps est programmé génétiquement pour le renouvellement de la vie, et que dans le placenta lui-même une part est d’origine paternelle. Bobin témoigne : Longtemps « je ne vous ai pas aimée… Un ciel délivré des ombres, c’était l’horreur pour moi. Je n’appréciais que les temps gris, et cela en raison de la mélancolie en moi ». Mélancolie comme lucidité quant à la réalité, les femmes ne peuvent pas vraiment exister comme être humain libre et poète vivant sa vie sensorielle et poétique en étant capable de penser de lui-même, imaginer, juger, théoriser, parce qu’elles sont toujours rabattues sur leur identité sexuelle de mère et d’épouse (maîtresse, prostituée) ? Est mélancolique, en effet, dit-il, « celui qui est persuadé d’avoir tout perdu », la mélancolie étant la seule chose permettant de ne pas laisser aller ce qui est perdu. C’est aussi la maladie de celui qui veut être tout, revers enfantin de l’orgueil. Mais Bobin affirme que désormais cette maladie lui est passée, et donc, il peut aimer la lumière. En réalité, il se rend compte que même dans les accès de mélancolie, « je n’ai jamais trop su quoi faire de cette vie sinon l’aimer, l’aimer follement », et lui écrire « des lettres d’amour, éclairer la blancheur d’un papier en y renversant de l’encre », un métier artisanal, la lenteur étant requise. Et il écrit : « Je vous aime, madame - même si cet amour ne vaut pas et ne vaudra jamais pour un acquiescement au monde ». Et si personne n’écrivait de lettres d’amour, « ne rappelait à cette vie combien elle est pure, elle finirait par se laisser mourir ». Christian Bobin écrit à cette lumière qui est aussi un être humain femme libre et poète qui lui est apparu faisant ses premiers pas et ses derniers : « je ne peux vous laisser aller au néant sans retenir ici votre nom et vous remercier pour cette visite qui s’est achevée par votre défaite ». Très paradoxalement, qu’elle ne soit que cet Aleph, qui apparaît et disparaît, inscrirait-il cette séparation sans laquelle il n’y a pas de vraie naissance, et donc la victoire de la lumière du dehors, et des choses sensibles terrestres ? Cette défaite ne laisse-t-elle pas aller l’être humain femme inventer sa propre vie singulière, avançant dans l’ombre et l’invisible comme le travail de largage d’amarres d’avec la réduction des femmes à leur identité sexuelle ?
Ensuite, alors, Christian Bobin se trouve au choc frontal avec l’image, ce « mal », qui est là, « de plus en plus folle, malade à l’idée qu’un jour elle ne pourrait plus séduire », qui est « torchée de sous ». « Un monde sans images est désormais impensable ». Pourtant, Christian Bobin sait qu’il « y a dans la douleur une pureté infatigable, la même que dans la joie, et cette pureté est en route dessous les tonnes d’imaginaire congelé. En attendant, les images vraies, les images pures de vérité trouvent asile dans l’écriture, dans la compassion de solitude de celui qui écrit ». Il ajoute : « Le mal de la télévision, ce n’est pas dans la télévision qu’il est, c’est dans le monde… Le mal du monde est là depuis toujours, dans le refus de l’hospitalité, premier feu sacré de l’histoire humaine ». L’hospitalité sur la planète terre unique à l’être aux humains et au vivant dans l’univers, et pourtant, cette métaphore de ventre éternellement en gestation que matérialisent ces images en pléthore venant tout anticiper en barrant l’accès aux choses sensibles et à la lumière, vient la nier, l’empêcher sur cette terre de partage. « C’est le mal du monde et c’est celui dont souffre la folle repus d’images ». Alors que les lois élémentaires de l’hospitalité exigent que l’on donne de l’eau « à ce qui vient de loin », et donc exige aussi le porteur d’eau. Et il poursuit : « L’intelligence n’est pas affaire de diplômes. Elle peut aller avec mais ce n’est pas son élément premier. L’intelligence est la force, solitaire, d’extraire du chaos de sa propre vie la poignée de lumière suffisante pour éclairer un peu plus loin que soi – vers l’autre là-bas, comme un égaré dans le noir ». Et faudrait-il se taire « devant l’analphabétisme grave de la télévision et de ceux qui la font. Le mot peuple est un des plus beaux de la langue française. Il dit le manque et l’entêtement. Il dit le contraire exact de ce que dit la télévision. » L’autre égaré dans le noir ne serait-il pas l’être humain empêché de naître, séparé de la lumière du dehors par une métaphore du corps fantasmatique de la mère continuant à le barrer des choses sensibles terrestres, les images et la télévision se faisant gardiennes féroces d’un immense camp de concentration ayant l’apparence d’un jardin d’enfants ? Voilà l’égaré dans le noir !
Et alors, Christian Bobin témoigne pour nous de « La traversée des images ». Il se dit à lui-même, - tout en faisant ce voyage jusqu’à cette sorte de double, qui vit à l’écart « dans sa tanière d’encre et de bois », en sentant en lui comme toujours « l’impatience de repartir bientôt », comme si ce voyage était « un détour pour aller de chez vous à chez vous » en reconnaissant en l’autre humain ce même désir de retrait hors de toutes ces images qui de manière totalitaire prétendent vous anticiper votre vie entière en s’installant aux commandes à votre place – combien « il vous est nécessaire de refuser une quantité considérable de rencontres, afin de préserver une chose dont la plus juste formule est ‘rien’ ». Sensation de rien attestant de la séparation, de l’apparition inespérée de la lumière du dehors rendue possible parce qu’elle n’est plus barrée par un corps fantasmatique métastasé partout retenant dedans par un traitement de masse. Alors, témoigne Christian Bobin, vous « y découvrez le cœur subtil du temps », un « état limite dont vous avez besoin, une mince ligne de rien entre l’ennui et le désespoir… la joie qui se nourrit précisément de rien, par exemple d’un regard sur le ciel aujourd’hui ». C’est « une lumière transparente ». C’est « la force avec la blessure », blessure puisque séparation, abandon dehors, solitude, mais en même temps, une capacité infinie à recevoir. « Le grand art est l’art de remercier pour l’abondance à chaque instant donnée ». Et quel incroyable témoignage de ce qu’est l’écriture, cette écriture qui est la vie née, accueillie sur terre : « L’écriture est une variante chinoise de ce remerciement, une révérence devant la vie dans son manteau de rien, doublé d’amour ». Qui, quoi remercier ? se demande-t-il. Qui est derrière le « rideau bleu et noir ». La réponse est là. Le rideau bleu et noir est une métaphore incroyablement précise de la matrice métastasée partout qui retient l’humanité dans une grossesse monstrueuse qui n’a pas de fin. Or, quelqu’un, ou quelque chose, est derrière, qui réussit à changer en « rien » cette monstruosité. Cet Aleph, cette lumière qui est aussi un être humain femme libre, qui largue les amarres d’avec la femme mère éternelle, d’avec une identité réduite à ce rideau bleu et noir qu’est cette matrice englobante comme une marchandisation du monde. Et en effet, lorsque celui qui écrit va dans cette maison où son double vit, tanière d’encre et de bois, ce n’est pas cet ami qu’il voit en premier, « mais elle, sa compagne, tournant le dos à la fenêtre où brûle un peu de ciel ». Il la regarde, et « vous vous demandez pourquoi elle s’est immédiatement séparée des couleurs de son apparition », signifiant ainsi qu’elle est un Aleph, un objet inconcevable et insituable et non pas l’objet domestiqué à portée de mains des hommes et mère à vie. D’abord, l’homme qu’il est reconnaît en elle « le pauvre rêve masculin d’une femme asservie à demeure, fixée à demeure dans le service des siens ». Il évoque cette fascination bien masculine « pour une femme qui serait ce qu’aucune d’elles n’est jamais : sage comme une image ». Le mari voit sa femme repasser, il est sûr qu’elle ne le quittera jamais, or, la part somnambulique même « de ce geste permet à celle qui le fait d’entrer dans une méditation légère », et alors les « maris ont tort de se rassurer à si peu de frais », car cette femme est en vérité « à l’autre bout du monde, dans la fugue ininterrompue de son cœur ». Elle prend soin du linge comme de l’ultime armure des corps, signifiant à ceux qui s’en habilleront que le vêtement vient donner chaud à un corps séparé, qui sent les hauts et les bas de la température terrestre et la perte de la température stable du cocon matriciel métaphorique. La femme qui, par le repassage, prend soin du linge, des vêtements, dit aussi son propre écartement, largage d’amarres comme être humain femme libre elle aussi, et l’homme le reconnaît à la sensation de froid, la femme mère l’a mis dehors sur terre. Elle est donc une présence chaleureuse en mettant en phase une commune sensation de vulnérabilité dans le froid du dehors terrestre, dans la solitude que la peau apprend comme une bonne nouvelle, celle d’être enfin au contact direct des choses sensibles, la science des sensations devenant seule boussole pour l’être humain poète. Christian Bobin témoigne alors de ce que c’est un écrivain. Et « ce n’est pas d’abord lié à l’écriture ». « Un écrivain c’est quelqu’un qui se bat avec l’ange de sa solitude et de sa vérité ». « Ce n’est pas l’encre qui fait l’écriture, c’est la voix, la vérité solitaire de la voix, l’hémorragie de la vérité au ventre de la voix ». Voilà cette hémorragie de l’accouchement, et cette voix qui se fait ventre maternité du dehors, voix de l’être humain femme qui largue les amarres, et ainsi jette dehors sur terre l’être humain homme, et là, la lumière, et aussi la sensation de l’accueil vibrant par une communauté de vulnérabilité qui, paradoxalement, fait chaud au cœur d’autant plus que la maternité du dehors terrestre éveille les sens qui sont les fenêtres du corps sur ce ventre qui est fait non plus du corps de femme mais de paysages terrestres et de paysages humains en constant changement. Il s’agit de sentir cette vulnérabilité, et donc combien sont sans prix ces choses sensibles, qui sont aussi des paysages humains. « Est écrivain toute personne qui ne suit que la vérité de ce qu’elle est, sans jamais s’appuyer sur autre chose que la misère et la solitude de cette vérité ». Être jeté sur terre par la naissance, ce largage d’amarres de la femme l’inscrivant tandis qu’elle-même est aussi un être humain né et non pas cette fantasmatique toute-puissante mère en aplomb dans l’inconscient collectif comme la fixation la plus archaïque, c’est à la fois tragique et merveilleux, solitude sans solution et science suave des sensations qui est science de l’incarnation par laquelle le corps est glorieux. Une image est particulièrement importante : « l’image de sa mère qui s’enfuit du domicile familial, échappe à la table de repassage et court sur le pont de Londres, sa mère jeune et peu instruite qui va comme un animal pourchassé dans les rues de Londres, qui arrive à bout de souffle dans un musée pour voir une toile, juste une toile du peintre Turner : un ciel maculé de lumière, un carré de silence ». Et il confie : « c’est la folie des mères qui engendre la folie d’écrire ». Juste « une femme dans la traversée des ciels ».
Dans « Le thé sans le thé », Christian Bobin évoque un colloque dans un amphithéâtre de l’école de médecine, parmi les psychiatres, le thème étant la « psychothérapie familiale ». Une intervention parle du cas d’une jeune fille qui souffre d’hallucinations, et Bobin entend une vérité qui surgit, s’impose. C’est une femme « trop vivante au gré de son entourage, une femme trop libre pour se soumettre à aucune loi », et alors « la famille n’en veut plus ». Et elle n’a « plus de place que dans le silence », dans cette maladie du silence qui crève dans cette maladie des voix, il y a « cette souffrance d’une enfant ». Bobin souligne que c’est en fait une histoire banale. Ce qui le frappe, c’est la jouissance de ceux qui racontent, comme si, avec les médecins, ils savaient ce qu’elle dit et qu’ils se réjouissaient de « la grande pertinence de leur pensée ». Il sent à les entendre un plaisir mêlé de dégoût, et il se demande ce qui fait couple dans cet homme et cette femme qui « ont la même voix suave pour dire le pire. La même jubilation à dire ». Cette image conjugale. Il écoute l’histoire de ces deux familles, celle des médecins, celle de ce couple, et il arrive au jugement que ce qui fait un couple, c’est la nourriture ! Ils mangent la souffrance, le malheur, ils s’en régalent, s’en délectent, ils engloutissent « des parts entières d’une vérité noire ». Et nous pensons à cette jeune fille dans sa maladie du silence, réduite à la folie depuis la nuit des temps qu’est l’identité sexuelle de fille, dont le corps est le lieu de la reproduction de la vie, et qui devrait jouir éternellement de ce soleil noir de toute-puissance à donner la vie, vérité noire folle, en souffrance pour l’éternité.
Mais, sur les hauteurs, une maison, la promesse d’« Une fête sur les hauteurs ». C’est un « chemin de misère qui tutoie les étoiles » qui y conduit. En entrant, il est accueilli par « une fraîcheur et une amitié ». Non seulement la fraîcheur des vieilles pierres, mais surtout celle de l’amitié. Celle « d’une parole, la parole de cette jeune femme qui vous donne asile pour la nuit ». Un être humain femme libre d’exister par elle-même, qui accueille chez elle, dans cette sédentarité qu’elle s’est créée sur terre, un être humain homme. Homme et femme, ils sont tous les deux des êtres humains libres et jetés sur terre, seuls mais unis dans la sensation de vulnérabilité, ils ne sont pas réduits à leur identité sexuelle. Elle l’accueille en entendant sa vulnérabilité, qui vibre avec la sienne, et par cette maison où elle l’accueille, elle lui dit que sur terre, chacun doit être créateur, chaque jour, de sédentarisation, la flamme de la sédentarité habitant la parole de bienvenue, d’ouverture à l’autre qui arrive par un chemin de misère qui tutoie les étoiles. « Si retranchée soit notre vie, elle n’est jamais si proche que dans une poignée de visages aimés », et « dans cette parole aimante, tranquillement aimante, doucement aimante, oui vous êtes dans ce genre de paroles comme chez vous sur vos terres. Elle est là votre maison… sur les hauteurs d’une parole battue d’amour ». Puis Christian Bobin évoque la mort de sa vieille mère, les adultes qui ont peur de la mort, mais pas les enfants, qui sont arrivés les bras chargés de fleurs, une petite fille qui grimpe sur le lit où repose la morte tandis que les enfants disposent les fleurs tout autour du corps. Les adultes sont intimidés par cette noblesse des enfants, cette fête « comme je n’en avais jamais vu…, qui n’empêchait pas la douleur, mais une vraie fête ». La plus petite des filles s’est soudain exclamée, radieuse : « venez vite, grand-mère est en train de sourire ». Depuis, la maison a trouvé sa vraie beauté.
Dans « J’espère que mon cœur tiendra, sans craquelures », il est question d’un arbre géant devant la maison, « un géant dans la lumière d’automne », gigantesque et discret, qui est « un des habitants du village ». Il le rencontre. « Il y a une bienfaisance de cet arbre, une douceur de sa présence qui se diffuse dans la maison. Il est question d’une femme, d’un peintre de cette histoire d’amour qui se vit par « des injections régulières d’absences, par des piqûres de vide parce que l’homme ne donne pas de nouvelles, il craint que cet amour nuise à son image de Dieu le père dans son foyer, et elle « en souffre d’une souffrance sans remède imaginable ». Le peintre s’aperçoit que son tableau est achevé lorsqu’il arrive à l’incapacité de modifier quelque chose dans ce qu’il a peint, et alors le peintre et le tableau se séparent. « Celle qui parle aujourd’hui est devant son amour comme le peintre devant son tableau », et ses mots trouvent refuge « dans l’arbre ruisselant de lumière », tandis que, avec le silence dans les yeux, elle espère que son cœur tiendra, sans craquelures.
« Elle ne vous fait plus peur », la peur. Avant, elle « était là comme une loi non écrite, souveraine dans le silence », cette loi non écrite étant la non inscription de la séparation de la naissance et la non reconnaissance que c’est la terre qui accueille, qui donne la vie. Cette peur fait des vies absentes, des mariages tristes par peur de la solitude, de la mort. Elle resserre la vie, pour « ralentir l’avalanche grise ». Empêchement d’aller plus loin que soi-même, d’aller au milieu de tout. Mais quand vous n’avez plus peur de la peur, de la solitude, elle est comme une femme, comme votre amour, et d’où « que vous arriviez, c’est le bonheur ». La peur n’est plus là. « Vous nagez longtemps dans la pensée extérieure, dans l’eau du monde… Quand vous sortez de l’eau, ce n’est pas pour la quitter mais pour la contempler encore mieux, de plus loin, de ce regard apaisé qui succède à l’amour. Regarder comment elle prend la lumière ».
Dans « La retraite à trente ans », il est question de l’histoire de deux lumières, « le jaune des ampoules et le blanc du néon ». Celle du néon « revient avec chaque fin d’automne et se prolonge jusqu’en mars ». L’herbe est infirme, désespérément verte d’ennui, la fidélité dans la lassitude, la « même mélancolie verte, la même couleur des solitudes, autour des maisons de propriétaires… Le mari héroïquement passe la tondeuse, content de lui, fier de prendre sa part du devoir familial… Le gris d’une semaine de travail, le noir du dimanche… qui n’est que la veille d’une autre semaine de travail… ce vert apprivoisé, cette fermeture verte, vous la trouvez encore devant les grandes demeures bourgeoises, derrière les grilles des hôtels particuliers… Là où l’esprit manque comme là où l’argent surabonde : des pelouses… ». « Celle qui vous en parle est en miettes », qui travaille dans un centre pour handicapés mentaux. Mais elle veut parler de ce qui l’a réduite en miettes. « C’est une seule histoire d’amour ». L’histoire « de l’autre lumière », celle des ampoules. Elle est mariée, a des enfants. On ne voit pas le mari, pas le couple, mais un plus un, jamais l’ensemble que ça fait. Et Christian Bobin écrit que ce sont les femmes qui veulent le mariage, « d’une volonté absolue, folle », alors que l’homme le subit, comme s’il entrait dans un nouvel emploi. Attendant peu du mariage, il n’en désespère pas, et il ne veut jamais en sortir, même en cas de faillite, comme d’un emploi qui assure les fins de mois. Les femmes « c’est différent ». L’histoire que Bobin raconte c’est celle de sa passion pour un autre. Un jour, il y a tout. « Le ravissement contient en lui-même sa propre intelligence ». Puis elle en parle à son mari, dit « la vitesse d’un événement sur lequel elle n’a plus prise. Elle songe au départ, au divorce. L’histoire invisible commence là ». Mais le mari ne dit rien. « Pas de cris ni de plaintes ». Il fait juste ça : chaque « soir il allume toutes les lampes de la maison. Il attend. Il attend dans la maison illuminée. » Et sans doute attendait-il que l’autre la quitte, tout en demeurant toujours là. Elle n’a plus d’issue, même si la passion demeure. Avec le sourire, elle dit qu’elle n’a pas de place, ni là-bas, ni dans cette maison. Elle dit en vérité que c’est autre chose qu’elle veut, autre chose qu’un mari ou un amant, autre chose que d’être toujours reconduite à son identité sexuelle, par l’un et l’autre, l’être humain femme libre n’ayant alors, en effet, aucune place. Ces histoires d’amour n’en sont pas, puisqu’il n’y a pas d’amour, qui serait de la reconnaître en tant qu’être humain femme libre, existant comme telle. Cela ne l’intéresse pas, des couples qui prennent leur retraite à trente ans. Ni l’endormissement dans le mariage, ni l’insomnie au-dehors. « La promesse, c’est la vie », elle refuse de se résigner, de prendre sa retraite, et si elle ne sort plus la nuit, elle n’est pas rentrée pour autant, et son mari le sait, il « continue d’attendre, il continue de dépenser les lumières », tandis qu’elle est lasse, entre ces deux lumières, dans « l’incendie de la vie impossible ».
Dans « Mina », il est question d’un texte sur « elle », et de ne pas devenir un écrivain professionnel, mais découvrir un « amour bien plus profond que tout vouloir ». « Si vous vouliez ce portrait d’elle, c’était pour attraper un peu de sa lumière, et parce que vous ne voyez aucune autre raison d’écrire ». Pour qu’une chose soit vraie, dit-il, il faut qu’en plus d’être vraie elle entre dans votre vie. Dix secondes au téléphone, où elle lui a parlé de sa poupée Mina, offerte par son père, sa première poupée, ont suffit pour écrire le texte qui est comme pour le peintre sa toile achevée. Elle explique que Mina, c’est le nom de la fiancée de Dracula. C’est elle qui avait nommé ainsi cette poupée, alors que son père lui avait raconté l’histoire de Dracula qui tue le jour et dort la nuit. Dracula empêché de mourir mais qui est incapable de vivre. Son père lui racontait toutes les fables, les livres, Homère, Shakespeare, les loups et les orages, les ogres et les sources, tout en taisant le reste, les intérêts, les mensonges. Il lui racontait le « goût puissant du meurtre au fond de l’âme » mais aussi « cette espérance plus puissante encore d’un amour pur ». Ce père, raconte-t-elle, savait qu’elle savait tout, et qu’avec une douceur extrême, « on pouvait tout lui confier ». Tout était passé comme dans un rêve, jusqu’au jour de la découverte de ce cancer, « caché dans son sein comme un trésor ». Elle dit à sa poupée : « écoute la rumeur d’un galop dans ton cœur… écoute cet empêchement de vivre qu’il y a dans la vie, cette douceur mortelle qu’il y a dans le songe ». Bobin poursuit : « Celle de cinq ans avait grandi depuis et continué à chercher l’or dans la parole des intellectuels comme sur le visage des hommes abêtis par une chose aussi faible que la vue d’une femme nue ». Sa grâce à elle, qu’on lui reconnaissait, « venait de cet amour donné à ses cinq ans ». Lorsque son père lui racontait les fables, les histoires, elle n’écoutait pas l’histoire, « j’écoutais la voix, le triomphe de cette voix dans la capitale de mon cœur, la voie était vraie, la voix sans mots disait le vrai de vivre, la voix d’amour douce et nocturne ». Et Christian Bobin conclut : « Je m’en tiens là… à cet amour donné une fois pour toutes au cœur d’une petite fille ». Et « ce qui nous sauve ne nous protège de rien et pourtant cela nous sauve ». Et la phrase avait été : « prends soin de toi, petite, prends soin de toi, amour ». Comme le dit Toni Morrison, vivre c’est réussir à se sauver soi-même, à se vouloir vivante, à décider de vivre, à condenser en soi l’énergie vitale. Ce père lui avait révélé sa propre force de vivre, celle de l’être humain femme libre, qui veut vivre, et elle témoigne de ça tandis qu’elle doit lutter contre le cancer.
Dans « Je me suis levée au milieu du repas », il se pose la question : « pourquoi écrit-on des livres ? ». Ce sont les poètes qui répondent : « pour la douceur ». Mais « ils sont en retard sur la réponse toujours venue, de partout renvoyée : pour être aimé ». Ce « serait pour ça qu’on fait tout ce qu’on fait ». Qui ramène « sur vous l’amour qui manque ». Comme les parents qui mendient à leurs enfants une force de vivre, ne l’ayant pas d’eux-mêmes. L’écrivain réclame à voix d’encre « le baiser d’une lumière ». Celui de la naissance. Or, l’amour « n’est pas mesurable à ce qu’on fait. L’amour vient sans raison, sans mesure, et il repart de même. ».
Et enfin, le texte « L’inespérée ». Il revient de cette « terre belle comme l’enfance », où son nom chante partout « dessous le nom des pierres, de l’eau, du ciel et des visages ». Comme des yeux naissants s’ouvrant sur ses choses sensibles, sa lumière. Il ne sort plus sans elle, qui est comme une cachette pour sa joie, une lettre en plein soleil. Il se dit fou de cette pureté qui est « la vie dans son atome élémentaire », qui est « la matière la plus répandue sur la terre », qui s’offre avec le dehors terrestre lorsque la séparation de la naissance l’offre en accès direct. Il dit à « son âme », cette sensorialité qui s’éveille alors, que c’est elle qui lui a beaucoup appris de choses, et l’a d’abord enfermé dans son rire : « tu m’as rendu au monde avec pour devoir de l’écrire comme il est : affreusement noir en dessus, miraculeusement pur en dessous ». Et, dans le train qui l’emmenait en Bretagne, Christian Bodin lisait « un livre de Catherine de Sienne. C’est une sainte du quatorzième siècle. » Elle « avait coutume de dire leur vérité aux papes et aux puissants, avec cette violence que peuvent avoir les femmes pour défendre leur enfant », et ici, il s’agit des enfants de la terre-mère, de la planète terre oasis de partage seule dans l’univers à être hospitalière à la vie, au vivant. « L’enfant des saintes c’est l’amour fou, rendu fou de ne connaître que soi dans un monde qui n’est rien ». En revenant de cette terre belle comme l’enfance, il lui disait, à cette terre comme à une femme être humain existant vraiment d’elle-même, « les saintes te ressemblent par leur manière d’être gaiement perdues et de jeter leur cœur par la première fenêtre ouverte » (comme la terre accueillante à chaque humain jeté par la naissance sur elle), « les saintes sont les plus belles des femmes. Elles sont belles par ces forces qui les quittent », puisque l’être humain femme libre ne peut pas encore vraiment exister au temps de l’hégémonie de la logique domestique de la sédentarisation de la sexualité où elle est réduite à son identité sexuelle et semblable à cette femme qui repasse, à domicile, et alors « la souffrance et l’amour accrochaient le même nerf taciturne ». Et Christian Bobin entend la prière de ces saintes. Elles attendent et appellent « celui qui se tient sur l’autre rive de notre cœur et nous ne saurons jamais s’il nous entend, pas même s’il y a quelqu’un. » Lui, en la regardant, cette terre belle comme l’enfance, et l’être humain femme comme si elle faisait corps avec, avait dans le sang ce sens de l’accueil terrestre de l’humain, sentant qu’il pourrait passer sa vie à la regarder, se dit : « le spectacle de l’intelligence ne lasse jamais ». Intelligence de ce qu’est l’événement de la naissance. Un événement sensoriel merveilleux, charnel. Et il lui murmure : « Espérer que quelque chose, un jour, arrive », l’inespérée. Car les mots sont toujours en retard sur cette inespérée. Il réalise qu’il n’a jamais « autant perçu la douceur de cette vie-là, promise à la mort » comme chacune des vies humaines, qui est de la lumière inespérée. Et il arrive à un jugement. Il faut aussi que, comme elle, lui-aussi, un être humain homme, doit comme elle « éclairer chaque présence d’un amour à chaque fois unique, adressé en elle à sa solitude inconsolable et pure ». C’est-à-dire que chacun de nous, face aux autres humains, devrait « apprendre à compter un par un chaque visage, chaque vague et chaque ciel, en donnant à chacun la lumière qui lui revient dans cette vie obscure ». Bref, le reconnaître comme né. Et Christian Bobin peut alors être lucide sur le mal dans cette vie. Qui « provient d’un défaut d’attention à ce qu’elle a de faible et d’éphémère. Le mal n’a pas d’autre cause que notre négligence et le bien ne peut naître que d’une résistance à cet ensommeillement, que d’une insomnie de l’esprit portant notre attention à l’incandescence », même si cette attention a quelque chose d’impossible sauf à un Dieu. Peut-être, soupire-t-il, ce phare est-il vide.
En tout cas, comme s’il parlait à une de ces saintes, il lui dit, j’ai appris « en voyant ta vie simple ce que les femmes savent par douleur de savoir, par nécessité de douleur et de place, et que les hommes sont si lourds à entendre, épaissis qu’ils sont dans leur suffisance d’hommes, recuits dans leur maitrise des apparences du monde… plus on se tient près de la vie faible plus on se rapproche du bien pur, sans espérer un jour l’atteindre ». Comme si ce désespoir de l’atteindre avait pour cause secrète l’impossibilité d’exister vraiment elles-mêmes, et alors c’est toujours très peu, telle la vision d’un Aleph, qui « me donne beaucoup à voir », ce très peu, condensant en un point toutes les merveilles sensibles du monde et étant toutes les merveilles du monde à venir, est « pour moi le nom de l’abondance ». Alors, « c’est toujours la même joie qui est cherchée et parfois atteinte », dit Christian Bobin en mystique, « une joie enfantine et légère comme une tache de soleil ».
Alice Granger
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