Editions folio
mercredi 19 avril 2023 par Alice GrangerPour imprimer
Chimamanda Ngozi Adichie vit entre Lagos, au Nigéria, et Washington. La question du féminisme, en particulier en Afrique, et au Nigéria où elle est née, la touche « particulièrement », dit-elle. On se dit, surtout si on est une femme, qu’on est de tout cœur évidemment avec elle, qu’il est en effet plus que temps que l’être humain femme puisse exister en tant que tel, accueilli sur la planète terre de partage habitée et unique dans l’univers à être propice à la vie et au vivant, dans une relation apaisée avec l’être humain homme, la formidable aventure humaine ne réduisant plus la femme ni l’homme à leur identité sexuelle, mais mettant en son cœur l’humain, l’aventure humaine se sauvant par la réinvention d’un humanisme. Mais le mot « féminisme » semble, dans le texte lui-même, d’emblée faire revenir une irrépressible peur masculine du sexe féminin datant de la nuit des temps, qui fait un retour par la fenêtre alors que l’auteure paraît logiquement croire, parce qu’elle a eu une enfance heureuse dans une famille unie dans laquelle on imagine que la relation du couple parental était d’égale à égal entre femme et homme, que cette peur est partie par la porte.
Elle commence ce petit texte, qui fut d’abord celui de son intervention à un colloque en Afrique, par l’évocation d’un de ses meilleurs amis d’enfance, dont elle dit que c’était un grand frère, veillant sur elle. Elle lui demandait toujours son avis, lorsqu’un garçon lui plaisait : elle se présente donc à nous, par cette écriture, dans son identité sexuelle, qui se double par l’être humain femme ayant un lien d’amitié avec un être humain homme, comme si peut-être cette relation était en phase avec celle que la petite fille avait toujours senti être celle de ses parents entre eux. C’est donc curieux, dans ce texte sur le féminisme, cette référence à l’ami grand frère, de la part d’une femme, dont la parole serait protectrice de la fille, mais dans une relation présentée comme d’égale à égal, et dans cette égalité entre les sexes, le garçon est tuteur même pour juger du garçon qui lui plaît. Comme naturellement, elle demande l’avis… d’un garçon grand frère, comme si c’était l’avis du garçon ayant l’expérience de la liberté de choisir la femme qui lui plaît, et elle semblant caler sa liberté sexuelle commençante de fille sur celle du garçon car les femmes jusque-là n’avaient pas cette liberté. Peut-être que dans la demande d’avis de cette jeune fille qu’était l’auteure à son ami aux traits de grand frère pouvons-nous discerner, en phase, le regard du père sur sa fille, lui disant sa liberté de fille, dans cette famille œdipienne africaine socialement privilégiée et ouverte à la culture occidentale (même si, bien sûr, subissant, parfois de plein fouet, les aléas de la politique nigériane).
Cet ami comme un grand-frère protecteur est mort dans un accident d’avion, et lui manque. Il est le premier à l’avoir « qualifiée de féministe », non sans lui faire entendre son étrange réprobation d’homme face à ce choix féministe donc un avertissement quant au fait que ce féministe pouvait porter en lui-même le danger de la parole unique qu’elle dénoncera dans le deuxième texte du recueil tout en ne la reconnaissant pas dans sa vision de la discrimination des femmes par rapport aux hommes. Cet ami d’enfance est, dans ce texte, le premier homme à essayer (mais ce sera toujours en vain, telle une forclusion inhérente au féminisme justement) de lui dire une très ancienne peur de castration suscitée par le fantasme de la toute-puissance de la femme mère, du sexe féminin donnant la vie, soleil noir de la puissance dont le sexe masculin est dépourvu car son corps n’est pas programmé pour recevoir la reproduction de la vie (Françoise Héritier, par exemple, en parle très bien dans ses œuvres). Peur revenant par la fenêtre de manière irrépressible avec le féminisme alors qu’elle semblait avoir disparu par la porte avec le rabaissement des femmes à l’objet de satisfaction sexuelle, et la logique œdipienne de la sédentarisation de la sexualité où elles sont couronnées (élevées à nouveau) en mère et épouse (maîtresse, prostituée) comme bénéfices secondaires au fait d’être rabaissées, domestiquées, assignées à résidence dans des formes décidées pour elles par les hommes. Dans le texte du recueil « Danger de l’histoire unique », nous apprenons, comme par hasard, que l’auteure a grandi dans cette famille œdipienne très unie et aimante, dans laquelle en effet nous imaginons que le père n’avait plus du tout peur de la castration par le sexe féminin lieu de la reproduction de la vie et pas le sexe masculin, puisque c’était lui qui faisait devenir mère ce sexe féminin et le mettait en valeur et en jouissance, comme dans la visibilité d’une égalité de toute-puissance. Donc, pour l’auteure reconnue féministe par l’ami grand-frère, cette peur masculine de la castration originaire avait vraiment disparu par la porte de la logique familiale œdipienne réussie, ce qui la rendit résistante envers et contre tout à son retour par la fenêtre du féminisme qui avec l’apparition de la femme libre et concurrentielle de l’homme socialement ramène à la mémoire chez les hommes la femme mère originaire toute-puissante, telle que dans la première enfance elle est vue par les enfants en artiste toute-puissante de cet avant-monde âge d’or surtout si la classe sociale est privilégiée.
L’auteure raconte que la relation avec cet ami grand-frère était d’égale à égal, et bien sûr « Nous étions chez lui » ! Et « nous polémiquions, rivalisant de connaissances plus ou moins assimilées glanées dans nos lectures ». Il nous semble voir cette jeune fille africaine de famille aisée et éduquée baignant dans la culture occidentale par les livres s’identifiant à ce grand-frère et, d’égale à égal, jouant à prendre son indépendance, à se distinguer de lui, tout en sollicitant, en matière de garçons, ses conseils. Plus tard, à l’occasion de la parution d’un de ses romans où il est question d’un homme qui bat sa femme, un journaliste, curieusement, veut lui donner un conseil, et il lui rappelle que les Nigérians « sont prompts à prodiguer des conseils non sollicités ». Ce conseil, qu’elle raconte dans son texte, ne vient-il pas jouer par rapport à ces conseils qu’elle-même sollicitait auprès de son ami ayant un rôle de grand frère ? Le conseil de ce journaliste, mine de rien, concerne toujours la question du garçon qui lui plairait, mais cette fois devenant, entre les lignes, le mari qui lui plairait. Or, comme dans l’enfance cet ami lui avait dit qu’elle était féministe en faisant entendre de manière très discrète sa peur de la castration originaire faisant retour, le journaliste lui dit aussi que son roman est féministe, et qu’elle doit éviter de se présenter comme telle, parce que « les féministes sont malheureuses, faute de trouver un mari ». Voilà l’insistance de ce retour de la peur masculine de castration, qui revient avec la femme féministe, et qui rencontre la forclusion de sa part. Ce texte est curieux : il met d’abord en relief la figure du garçon qui donne des conseils à la fille, et, en regard de ces conseils, elle joue et dessine par les mots et les paroles son indépendance, en affirmant qu’elle veut se présenter en « Féministe Heureuse » (rimant avec la fille heureuse dans sa famille œdipienne unie), ce qui fait entendre la forclusion de ce que tente de lui dire l’homme. Or, une universitaire nigériane la prévient aussi, le féminisme n’est pas africain, c’est une influence des livres occidentaux (et en effet, cette famille œdipienne unie et très heureuse dans laquelle elle a grandi est ouverte à la culture occidentale, cela est attesté par les livres que la petite fille très précoce lit et à partir desquels elle commence à écrire). Elle décide de se présenter en « Féministe Africaine Heureuse » et « qui ne déteste pas les hommes ». Nous entendons qu’effectivement, elle ne déteste pas les hommes, puisque ça a commencé avec cette figure de l’ami grand-frère, tuteur en indépendance intellectuelle mais aussi sexuelle, la femme libre se calant sur l’homme libre. Ne pourrait-on pas dire que pour elle, la première femme féministe africaine heureuse est… sa mère ? Et voilà d’où vient l’histoire unique, à propos de ce qu’elle raconte par le mot « féminisme ».
C’est ce commencement-là, cette invention du jeu de l’égale à l’égal avec un ami grand-frère, qui est très intéressant, et qui distingue en effet une autre sorte de féminisme, dans lequel pourtant c’est le garçon qui est le tuteur. Et alors, dans son texte, la revendication d’une relation d’égale à égal et donc une prise d’indépendance intellectuelle et sociale, une soif de reconnaissance de singularité et d’égalité avec l’homme, est mise sur le métier, comme le choc frontal de la fille libre et l’égale du garçon qu’elle est (aux yeux de la mère et du père ?) avec la réalité, qui lui explose au visage à l’école. Elle témoigne : à l’école primaire, la maîtresse avait dit que l’élève qui aurait la meilleure note à un devoir serait chef de classe. Elle l’obtint (elle est très forte, on pourrait dire à la manière d’un garçon se lançant dans la course aux ambitions sociales, pour le jeu concurrentiel, comme si la référence intérieure était cette égalité de puissance entre père et mère) mais ne put pas être cette cheffe de classe car seul un garçon pouvait l’être, pas une fille, dans la réalité sociale nigériane apprise dès l’école. Alors que celle qui avait le plus d’ambition pour incarner cette « fonction », c’était elle qui l’avait ! Car c’était la reconnaissance que la fille, à l’école, était l’égale du garçon. Même petite fille, elle semblait croire que c’était simple, il suffisait de commencer à ne plus faire pareil, donc, la mutation aurait dû commencer par elle devenant cheffe de classe. D’emblée, en lisant son récit tel qu’elle le déroule, on dirait que dans sa logique, l’égalité semble déjà acquise dans son enfance, comme si elle n’était plus à gagner ou plutôt à inventer en plongeant au plus profond de l’inconscient collectif pour dénouer la fixation la plus archaïque où gronde encore l’angoisse de castration des hommes. Il suffirait, à la lire, de dire par exemple que les postes de chefs d’entreprises sont à égalité ouverts aux femmes (et pourtant, en Occident même, nous constatons à quel point les choses résistent à changer !), en faisant l’impasse sur cette plongée dans l’humain afin de remonter à la source de ce qui a provoqué cette impossibilité des femmes à exister d’elles-mêmes socialement à égalité avec les hommes et en tant qu’êtres humains femmes indépendantes. D’où cet « incident » resté « gravé dans ma mémoire ». Pourtant, ce récit, est-ce si anodin qu’il débute par cette évocation de scènes, chez l’ami grand-frère, où ils polémiquent et rivalisent, justement, propos de leurs connaissances ? Car la présentant, elle une jeune fille de quatorze ans, en train de lutter pour son existence de fille, comme si son modèle de réussite était masculin, se montrant à côté de lui en train elle-aussi de s’aventurer dans les lectures. Mais comme si, chez elle, elle avait déjà vu cette réussite à travers sa mère, intellectuellement à la hauteur du père acceptant qu’elle s’élève d’égale à égal ? Nous verrons plus loin. Curieusement, elle reconnaît qu’elle est persuadée « que ce qui est évident pour moi l’est aussi pour les autres », mais est-ce la réalité ? Ou bien est-ce qu’elle la voit à travers l’histoire unique telle qu’elle en parlera dans le deuxième texte, qui vibre à son insu avec la famille œdipienne unie et aimante dans laquelle elle a grandi où la relation entre les sexes semblait dans cette logique en apparence réussie de la sédentarisation de la sexualité être pour toujours apaisée comme si c’était là la solution ? Toni Morrison, dans « La source de l’amour-propre », ne met-elle pas en lumière que la femme ne peut toujours pas exister d’elle-même, mais que lorsqu’elle réussit, elle a pour tuteur la réussite sociale de l’homme ? Donc, Chimamanda Ngozi Adichie semble faire l’expérience d’un choc frontal lorsqu’elle s’aperçoit que dans la réalité, cette égalité d’une fille avec un garçon, d’une femme avec un homme, n’est pas acquise. Que c’est beaucoup plus difficile pour une femme. Même si son ami Louis ne comprend pas ce qui est une évidence pour elle, donc, encore et encore, tente de lui faire entendre une peur ancestrale de l’homme face à la femme mère toute-puissante fantasmatiquement depuis la nuit des temps, et qui fait retour à travers la femme féministe comme un archaïsme pas encore débloqué.
Elle témoigne de cette difficulté des femmes, lorsqu’elle revient au Nigéria, « chez moi », en jeune femme libre venant de Washington, vivant dans ce va-et-vient entre l’Occident et l’Afrique. Dans la ville de Lagos. D’abord, elle invite les grandes métropoles occidentales à prendre de la graine de cette mégapole de « presque vingt millions d’habitants plus effervescente que Londres, plus dynamique que New York », où « les gens rivalisent… d’inventivité pour gagner leur vie ». Et c’est là que, au cours d’une sortie avec son ami Louis, c’est un autre choc frontal. Ayant donné un pourboire au jeune homme qui avait su garer en virtuose sa voiture, elle est stupéfaite de voir que c’est son ami Louis qu’il remercie : elle comprend que pour lui, l’argent qu’elle lui avait donné ne pouvait provenir que de l’homme, Louis. Et ainsi de suite : les hommes « occupent la plupart des postes importants ou prestigieux ». Plus on monte, moins il y a de femmes. Aux Etats-Unis aussi, pour la même qualification, l’homme est mieux payé que la femme. Idem en France. Elle ne comprend pas que « au sens propre du terme, les hommes dirigent le monde », à cause de sa forclusion de l’existence d’un blocage de l’humanité à cet archaïsme qu’est le fantasme de toute-puissance de la femme-mère en aplomb de l’inconscient collectif, qui règne toujours à l’âge d’or de la première enfance (et Octavio Paz parle du blocage de l’humanité au stade adolescent, en faisant entendre que c’est de cela qu’il s’agit dans la logique de la sédentarisation de la sexualité, où la pulsion sexuelle qui a fait irruption à l’adolescence a tout de suite son objet domestiqué de satisfaction sexuelle immédiate sous la main, dans la structure familiale œdipienne). Si, écrit-elle, il y a des milliers d’années, la force physique l’expliquait car c’était « l’attribut essentiel de la survie » et les meneurs étaient les plus vigoureux, aujourd’hui ce n’est plus l’être le plus fort physiquement qui doit diriger. Aussi bien les hommes que les femmes peuvent avoir les qualités requises. Des qualités qui ne devraient plus être indexées à l’identité sexuelle. Mais alors, autre choc frontal, au Nigéria. Un interrogatoire lui est infligé, tandis qu’elle vient visiter quelqu’un dans un hôtel. Elle réalise qu’une « femme qui entre seule dans un hôtel est automatiquement cataloguée comme travailleuse du sexe ». Donc, c’est un choc frontal avec la réalité de la réduction de la femme à un statut d’objet sexuel des hommes. Elle s’indigne de ce que, dans cet hôtel, l’interrogatoire de vise pas ceux qui « demandent » ce genre de service. Elle comprend aussi, à travers cet interrogatoire qui cherche à savoir si elle est une cliente de l’hôtel, qu’une Nigériane n’est pas censée avoir les moyens de se payer l’hôtel. Une Nigériane ne peut pas non plus aller dans les bars ou les boîtes branchées sans être accompagnées. Et là, les serveurs ne saluent que les hommes. « Les serveurs sont le fruit d’une société qui leur a appris qu’un homme est plus important qu’une femme ». Et elle ne peut supporter d’être invisible, alors qu’elle aussi appartient à l’espèce humaine. Le « déterminisme de genre est d’une injustice criante », mais elle croit aux vertus de cette colère, et « en la perfectibilité de l’être humain ». En vérité, ce qui suscite sa colère, n’est-ce pas la conséquence du fait que reste hégémonique, partout dans le monde, comme la normalité la logique de la sédentarisation de la sexualité, assignant les femmes à un destin où elles n’existent que sous les formes de mère et d’épouse (et maîtresse, prostituée) que leur donnent les hommes les réduisant à leur identité sexuelle, mère et épouse étant un couronnement par l’homme, bénéfices secondaires infinis pour la femme, car faisant revivre éternellement le fantasme de toute-puissance du sexe féminin ayant la puissance d’être le lieu d’accueil de la reproduction de la vie, ce mystère de la femme qui castre les hommes qui, là, ne pourront jamais être à la hauteur. Or, si sa colère ne se bat jamais vraiment contre son objet, ne serait-ce pas qu’elle-même, dans sa famille œdipienne si unie et régie par la logique de la sédentarisation de la sexualité, a joui des bénéfices secondaires de manière fusionnelle avec sa mère ?
Cependant, réapparaît, au détour d’une réflexion à propos d’un de ses articles, la peur masculine archaïque de la castration par la femme puissante ! Lorsqu’une femme manifeste à travers l’écriture sa colère, elle est en effet, elle le constate directement, ressentie comme menaçante. Alors, elle évoque le cas d’une amie remplaçant un homme à un poste de cadre. A ce poste, la voilà qui veut faire, justement, comme un homme, au lieu d’inventer de faire différemment, elle prend l’homme pour tuteur. Elle est donc aussi dure que celui qu’elle remplace, s’identifiant, pour réussir, à lui. Un employé sous ses ordres s’est plaint de son agressivité, et a témoigné qu’il aurait voulu qu’elle mette dans sa fonction une touche féminine, non pas faire comme un homme. Donc, il a témoigné que cette femme à ce poste de cadre n’avait pas d’idée propre, innovante, inventive, pour l’accomplir. Puis l’auteure, aussi bien chez les femmes du Nigéria que chez les Américaines, commence à noter combien, toutes, elles ont le souci d’être aimées, et que plaire est pour elles primordial (et donc, ceci n’est-ce pas en vue de la finalité dans la sédentarisation de la sexualité ?). Elle réalise que si, dans l’enfance, un temps fou est passé à apprendre aux filles « à se préoccuper de l’opinion que les garçons ont d’elles », on n’apprend pas aux garçons « à se soucier d’être aimables ». Et elle se rend compte que c’est en réalité dans le monde entier que magazines et livres « abreuvent les femmes de conseils sur ce qu’il faut faire, sur la façon d’être ou de ne pas être pour attirer les hommes ou leur plaire », tandis qu’il n’y a pas autant de guides pour les hommes (mais elle, aimant être féminine, se mettre du rouge à lèvre, n’est-elle pas dans la logique de la séduction, tout en prétendant le contraire, ou bien est-ce une séduction de… la mère, telle la petite fille sous le regard maternel ?). La question du genre est cruciale dans le monde entier. Mais n’est-ce pas en regard d’une économie de la sexualité qui réduit les femmes à leur identité sexuelle (mais très secrètement, ne se joue-t-il pas aussi en elles le fantasme de la toute-puissance du sexe féminin resté tel un archaïsme, comme un bénéfice secondaire infini d’être vue toute-puissante par l’homme dans cette économie de la sexualité ?), ceci étant dominant par rapport à la valeur des femmes dans le travail ? Comme si elle vivait déjà, pour elle-même, dans un acquis comme si sa famille œdipienne unie et heureuse avait détenu la solution pour que règne l’égalité entre les sexes, Chimamanda Ngozi Adichie affirme que, pour préparer un monde plus équitable, différent, il suffirait de décider d’élever les filles, mais aussi les enfants, autrement. Car notre « façon d’éduquer les garçons les dessert énormément ». Car, écrit-elle, nous « réprimons leur humanité. Notre définition de la virilité est très restreinte. La virilité est une cage exiguë, rigide, et nous y enfermons les garçons », en leur apprenant à redouter la « peur, la faiblesse, la vulnérabilité », à « dissimuler leur vrai moi » en devenant des hommes durs, comme disent les Nigérians. Donc, ce sont eux qui paient, lors des sorties, pour prouver leur virilité. Elle pense que si les garçons étaient élevés autrement, dans cinquante ans, les garçons n’auront plus à prouver leur virilité par des biens matériels. Mais est-ce si simple ? Quant aux filles, il suffirait de ne plus les élever de façon qu’elles « ménagent l’ego fragile des hommes », et de ne plus leur apprendre « à se diminuer, à se sous-estimer ». Or, il y a une autre question : si une femme est trop ambitieuse, a une réussite trop spectaculaire, elle est une menace pour les hommes. Dans ce texte, il n’y a pas d’investigation sur cette peur de l’émasculation, de la castration qu’ont les hommes face à des femmes qui seraient vécues comme toutes-puissantes par rapport à eux, en aplomb dans l’inconscient collectif. Et, qu’on attende de chaque femme qu’elle se marie, pourquoi apprendre seulement aux filles à y aspirer, et non pas aux garçons ? Mais ne serait-ce pas justement parce que, dans l’inconscient collectif, la fille est une mère en puissance, et donc le mariage consacre son destin de mère puisque son corps a ce pouvoir, ainsi que d’objet sexuel pour une sédentarisation de la sexualité ?
L’auteure reconnaît que refuser cet état de fait est plus facile à dire qu’à faire. Tandis qu’elle semble toujours affirmer combien pour elle ça va de soi que le vocabulaire du mariage est un vocabulaire d’échange au lieu d’être de manière dominante un vocabulaire de possession. Alors qu’au Nigéria, les hommes sont convaincus « de la culpabilité intrinsèque des femmes », tandis qu’on ne leur apprend pas à se rendre eux-mêmes acceptables, à se maîtriser. La honte est apprise aux filles, leur sexualité ne peut être comparable à celle des hommes, en grandissant elles sont incapables d’exprimer leur désir. Mais pourquoi tout ça ? Parce que leur culpabilité est liée à leur sexe féminin ! Et voilà ! La détermination sexuelle dicte ce que les femmes doivent être. Cette différence biologique, est-ce seulement la société qui l’exacerbe ? Ne serait-ce pas parce que la logique dominante, sur terre, est encore celle de la sédentarisation de la sexualité, et que celle-ci vibre avec cet aplomb dans l’inconscient collectif du fantasme de toute-puissance de la mère (sentiment de castration qui s’inverse par la virilité, qui permet dans le mariage à la femme de mettre en acte ce pourquoi elle est toute-puissante, à savoir devenir mère, donner la vie ? Ceci comme si ce qui fascinait les humains était encore le mystère de cette reproduction de la vie en même temps que l’économie de la satisfaction sexuelle immédiate, et non pas la vie à chaque fois singulière de l’être humain sur l’oasis terrestre habitée qui l’accueille lors de la séparation de la naissance). Si dans la plupart des mariages, c’est la femme qui fait la cuisine et toutes les corvées, n’est-ce pas parce qu’elle est ainsi éternisée en matrice fantasmatique infiniment puissante continuant à faire arriver tout par cordon ombilical ?
Enfin, l’auteure concède que les femmes prennent les hommes comme référence, lorsqu’elles veulent être, dans une fonction de responsabilité, être prise au sérieux, donc ne pas paraître trop féminines, donc préférant le tailleur austère. Pour avoir plus de considération, nombreuses sont les femmes qui pensent qu’elles doivent être moins féminines. L’auteure aime beaucoup dire qu’elle s’autorise à s’habiller librement, de manière féminine, désirant qu’on la respecte en tant que femme, et le regard sur elle de l’homme « en tant qu’arbitre de mes choix est essentiellement anecdotique ». Mais c’est comme si, dans cet article, s’entendait un décalage entre la réalité toujours très difficile pour les femmes, et sa propre liberté de femme, comme si elle-même était en avance, comme si en naissant, elle avait déjà trouvé une bataille gagnée par une femme dans le cadre de la logique de la sédentarisation de la sexualité, peut-être sa mère, continuant à s’identifier à elle en étant très féminine. D’où à la fois sa conviction qu’il s’agit simplement d’éduquer différemment les filles et les garçons pour, dans cinquante ans, changer les choses, tout en soupçonnant qu’il s’agit d’un problème plus profond. Qu’elle n’arrive à frôler qu’en reconnaissant la sensation d’amoindrissement des hommes face aux femmes, sans arriver à ce fantasme de toute-puissance des femmes depuis la nuit des temps parce qu’elles donnent la vie. Elle évoque cela juste en disant que la féminité est pour certains hommes une menace. Sans arriver à cette castration originaire. Pour elle, ce sentiment d’insécurité serait dû à l’éducation. Elle tient à employer le mot « féminisme », plutôt que de dire qu’elle croit profondément aux droits de l’homme. Et ce choix est à entendre au-delà du fait que, écrit-elle, ce serait malhonnête de ne pas le faire, car cela nierait « le problème particulier du genre », ce serait affirmer « que les femmes n’ont pas souffert d’exclusion pendant des siècles ». Or, durant des siècles, on a vraiment séparé les humains « en deux groupes, dont l’un a subi l’exclusion et l’oppression ». Comme si elle avait en elle, telle une référence, l’exemple d’un homme qui s’était bien conduit à l’égard d’une femme, elle ne désarme pas, il « est impératif que les hommes réagissent face à tous ces faits flagrants de la vie quotidienne ». On dirait qu’elle donne à ces hommes le tuteur de bonne conduite masculine qu’elle garde en elle de son enfance, ce père, on imagine. Elle insiste pour dire que la question du genre se distingue de celle de la classe sociale, et qu’elle a appris des Noirs (aux USA ?) à propos des systèmes d’oppression et cela l’a confortée dans son jugement sur le fait que dans la réalité oxymorique à l’égard des femmes, « il m’arrive un certain nombre de choses en ce monde parce que je suis une femme ». Une femme, par exemple, même si c’est une question la concernant, n’a pas droit à la parole dans les conseils, parce qu’elle est de sexe féminin. Elle s’en tient toujours, si curieusement que cela exige que la lecture creuse la question, au fait que par des actes, « si la culture ne reconnaît pas l’humanité pleine et entière des femmes, nous pouvons et devons l’y introduire ». C’est ce « nous pouvons » qui ne va pas de soi. Qui semble faire entendre : moi, je peux déjà, depuis toujours, mais c’est le choc frontal avec une réalité discriminatoire des femmes, lors des retours « chez elle » au Nigéria, mais aussi en fin de compte dans le monde entier où le destin des femmes reste discriminé, comme face à un retard de l’humanité par rapport à son cas à elle faisant histoire unique. Et elle l’affirme encore et encore : je suis une féministe. Parole qui s’érige par rapport à un monde masculin, comme un monde privilégié en matière sociale et de liberté, faisant surgir une faim d’être d’égale à égal avec l’homme.
Alors, vient le témoignage à propos de l’histoire familiale du féminisme. Son arrière-grand-mère était féministe, elle s’était enfuie de la maison pour ne pas épouser l’homme choisi pour elle, elle ne se laissait pas faire, et elle a épousé l’homme qu’elle voulait. Notons que la lutte de l’auteure féministe pour la liberté de la femme ne se fait pas sur le plan de cette logique du mariage, comme si c’était pour elle déjà gagné depuis l’enfance œdipienne heureuse. L’identité d’épouse et de mère, destin tracé, ne fait pas question, n’est pas mis sur le métier, le fait qu’elle soit l’objet d’une sédentarisation de la sexualité. Ce qui change avec cette arrière-grand-mère, c’est qu’elle a choisi l’homme avec lequel vivre cette sédentarisation de la sexualité. C’est déjà beaucoup, mais cette femme ancêtre de l’auteure, dans sa prise de liberté, ne met pas en question la sexualité sédentarisée, dans la société. On imagine que de pouvoir choisir l’homme avait pour résultat que celui-ci, dans le mariage, par l’amour, la couronnait, et donc ce couronnement enlevait à la question du genre le problème de la discrimination. C’est pour cela que l’auteure « considère comme féministe un homme ou une femme qui dit, oui, la question du genre telle qu’elle existe aujourd’hui pose problème et nous devons le régler, nous devons faire mieux. Tous autant que nous sommes, femmes et hommes ». Il faut peut-être souligner que dans l’histoire de cette arrière-grand-mère qui ne se laissait pas faire, si c’est elle, une femme, qui choisit l’homme qui lui plait, alors le pouvoir revient de son côté. Faut-il l’entendre comme une disparition, par le choix d’un homme par la femme, de la castration originaire dont fait l’expérience le garçon face à la femme mère fantasmatiquement toute-puissante parce qu’avec son corps différent elle fait les enfants ? Choix qui distingue, élève, l’homme qui sera l’époux mais aussi celui qui la fera mère, qui couronnera son sexe féminin capable de donner la vie ? Elle est importante, dans ce texte, cette arrière-grand-mère qui n’efface pas du tout la question du genre, qui distingue le sexe féminin différent car ayant le pouvoir de donner la vie et vers lequel revient sexuellement l’homme, qui se trouve lui-même couronné par le choix de cette femme à laquelle il plaît. Si on laisse la femme choisir l’homme qui lui plaît, (et l’auteure témoigne qu’elle aime paraître féminine, mettre de beaux vêtements, du rouge à lèvres, aller seule dans les lieux où elle sera visible), son acte vaudra une élévation de l’homme depuis la nuit des temps rabaissé par le pouvoir du sexe féminin par lequel passe toute vie.
Nous pouvons aller plus loin dans la lecture du premier texte, « Nous sommes tous des féministes », à la lumière du deuxième texte du recueil, « Le danger de l’histoire unique ». L’histoire unique n’est pas seulement celle de la petite fille qu’elle était, lectrice (et écrivaine) très précoce qui ne lisait que des livres pour enfants britanniques et américains (cela prouve que la famille était ouverte à l’Occident, et même mettait cet Occident en aplomb de l’éducation donnée aux enfants), où tous les personnages avaient la peau blanche et les yeux bleus, où le soleil brillait et tout était merveilleux, convaincue que les livres ne racontaient que des choses étrangères à elle, qu’ils lui ouvraient de nouveaux mondes, si bien qu’elle ignorait que des gens comme elle, avec sa couleur de peau, africaine, pouvaient exister dans la littérature. Lorsqu’elle a découvert la littérature africaine, elle est sortie de l’histoire unique sur ce qu’étaient les livres, des personnages pouvaient être noirs. Mais l’histoire unique n’est-elle pas aussi liée au statut social de sa famille, dans laquelle elle a grandi en fille libre, influençant son regard et son jugement sur la réalité de la société africaine (mais aussi mondiale) dans laquelle la discrimination si ancienne des femmes devient pour elle un problème qui peut se résoudre par des actes, la décision d’éduquer de manière différente filles et garçons. Alors que, dans son histoire familiale, ce qui a fait basculer la discrimination si ancienne de la femme, ce n’est pas une histoire d’éducation, mais c’est l’audace et la prise de risque d’une femme, qui a dit, « je suis une autre ». Et c’est aussi ce renversement, ce choix de l’homme qui lui plaît de la part de cette femme, peut-être par la force de l’amour qui la liait à lui. Un acte de liberté qui était allé au plus près de cette toute-puissance fantasmatique que les enfants imaginent à la femme mère et qui castre le garçon, le choix que fait cette femme de l’homme qu’elle aime « guérissant » cette peur de l’homme d’être castré par la femme, puisqu’elle reconnaît à l’élu de son cœur le pouvoir lui-aussi tout-puissant de la conquérir elle. La question d’une éducation différente des garçons et des filles qui suffirait à résoudre le problème du genre ne s’avère-t-il pas alors très superficiel, n’allant pas au cœur des choses ?
Pourquoi l’auteure semble-t-elle avoir une histoire unique sur le déterminisme du genre, ce qui a pour conséquence de ne pas vraiment entendre pour quelle raison ancrée dans la nuit des temps et l’inconscient collectif le féminisme fait peur aux hommes ? De croire que rien, en les hommes, ne vient rimer avec leur inquiétude insensée lorsque la femme prend du pouvoir, de l’indépendance ? De ne rien soupçonner de ce qui, aux yeux de ces hommes, fait retour, avec l’indépendance des femmes qui se mettent à réussir à la hauteur des hommes, qui rappellent un douloureux sentiment de castration originaire ? La naissance de Chimamanda Ngozi Adichie dans une famille très unie, pleine de rires et d’amour, de classe moyenne nigériane, où le père est professeur d’université et la mère est administratrice, qui a des domestiques à demeure, montre un cadre œdipien confortable et ouvert à la culture occidentale (puisque la petite fille très tôt ne lit que des livres lus par les enfants britanniques et américains), dans lequel le modèle de la relation entre femme et homme est celui entre sa mère et son père, comme si le mariage n’y était pas une question de possession mais d’échange, et même cette mère peut-être elle aussi avait-elle choisi l’homme qu’elle voulait épouser. Ce couple parental où la femme comme l’homme travaillent, tandis que les tâches ménagères sont assumées par des domestiques à demeure, comme ce boy venant d’une famille pauvre dans laquelle la petite fille s’imaginait qu’il ne pouvait pas y avoir de culture ni d’art, c’est l’histoire unique pour cette fille afin d’entendre la résolution du problème des femmes par rapport aux hommes. Bien sûr, dans cette enfance très heureuse, il y eut des moments où des gouvernements militaires répressifs dévalorisaient l’éducation, les parents ne recevant plus leurs salaires d’où la confiture ou le lait disparaissant de la table du petit déjeuner, et la « peur politique normalisée » s’infiltrant dans leur vie, mais la matrice familiale autour d’elle restait inattaquée, où la logique de la sédentarisation de la sexualité liant la mère et le père paraît avoir résolu la question de la relation de l’homme et de la femme. Pour elle, qui peut librement avoir accès à l’éducation, aux livres, voire rivaliser avec les garçons question lectures, culture, sa mère est une femme libre qui incarne le modèle auquel s’identifier, tandis que le père est un homme aimant et respectueux de sa femme, voire la couronnant dans le cadre de ce mariage et de la logique de la sédentarisation de la sexualité, incarnant le modèle des hommes qui ne discriminent plus les femmes, mais ont accepté qu’elles soient leurs égales, un peu comme cette relation que la jeune fille noua avec cet ami qu’elle voyait comme un « grand » frère, ce qui dessine le tutorat masculin qui laisse le féminin s’identifier à lui. Cette mère qui est libérée des tâches domestiques en ayant des domestiques à demeure, d’où le rôle de l’argent et de la classe sociale dans cette famille, n’est-elle pas rehaussée à la hauteur du père, qui est depuis toujours libre de ces tâches. Le statut de cette jeune fille précocement écrivaine, et aussi féministe avec cet aplomb dans la famille et sur elle de l’arrière-grand-mère, n’est-il pas un cocon très œdipien de liberté, d’où cette histoire unique dans laquelle la fille, la femme, peuvent être libérées de la discrimination ancienne qui les frappe juste par l’éducation des filles et des garçons, comme elle-même a toujours eu cette éducation. Ce qui est frappant, tandis qu’à la sortie de l’adolescence elle part librement étudier aux Etats-Unis (ce que seule son appartenance à la bonne classe sociale permet), c’est qu’elle présente le fait qu’elle ne se soit pas encore intéressée, pour elle-même, à la question du mariage comme son désir de vivre librement sa féminité, peut-être comme l’homme vit librement sa masculinité, et même comme l’incarnation de son féminisme. Bizarrement, ne reste-t-elle pas dans l’aura de son cocon œdipien éternisé, dans le bain d’une identification à la fois au père et à la mère, ne cessant d’aller et venir entre Washington semblant matérialiser sa liberté de femme indépendante à laquelle le monde est ouvert, mais aussi ce que lui ouvre sa classe sociale, et Lagos où, dit-elle, elle revient « chez elle », au nid ? Ses relations avec les hommes, comme avec des amis avec lesquels elle sort, en « polémiquant » avec eux comme jadis avec son ami grand-frère, jouant au jeu de l’égale à égal, semblent rester celles d’un temps adolescent, où elle affirme sa féminité, et elle joue aussi à ne pas entendre ce qui, pourtant, avec insistance, vibre comme le retour, chez ces hommes, d’une peur très ancienne de castration, face à la femme féministe qu’elle incarne, qui leur fait courir le risque d’être dépassés. Elle semble, par cette histoire unique dans laquelle elle s’éternise en fille qui a « tout » pour réussir à la hauteur du garçon, jouir de ce jeu d’égale à égal, et donc ne soupçonnant jamais que ce n’est pas le seul aspect de l’histoire de la relation entre les deux sexes, qu’il y a aussi l’histoire du point de vue du garçon, qui n’est peut-être pas dominatrice de bout en bout sinon il n’y aurait pas sa peur panique de la femme qui pourrait être plus puissante que lui. Elle voit bien que, par exemple, sa colocataire américaine, l’imaginant une pauvre Africaine ignorant le confort occidental, a une histoire unique sur l’Afrique à cause de la littérature occidentale qui en parle, qui est une histoire-catastrophe, rendant impossible que s’établisse « une relation entre humains égaux », mais elle, qui a grandi dans une famille aisée œdipienne nigériane ouverte sur le monde et dans laquelle les domestiques à demeure déchargent la femme mère et épouse des travaux domestiques, n’a-t-elle pas une histoire unique des hommes, qui l’immobilise dans le jeu jouissif de l’égale à égal, sans jamais entendre l’histoire que disent les homme et qui, dans ces deux textes du recueil, ne cesse d’insister par cette peur du féminisme ?
Elle souligne cependant qu’il est impossible de parler de l’histoire unique sans parler du pouvoir. Qui est non seulement le pouvoir de raconter l’histoire de quelqu’un d’autre, mais aussi d’en faire l’histoire de référence de cet autre. C’est ainsi qu’on peut déposséder un peuple de son histoire (mais aussi, paradoxalement, celle du garçon, qui n’est pas uniquement celle d’un dominant ?). « Commencez par la faillite des états africains plutôt que par le découpage colonial de l’Afrique, et vous aurez une histoire différente ». Cette auteure très éduquée, qui vit entre Washington et Lagos, bien sûr prône le dialogue avec toutes les histoires différentes, car « nous partageons la même humanité », et qu’ainsi, pour ne pas avoir une histoire unique des Mexicains migrants, elle aurait dû suivre « le débat sur l’immigration des deux côtés, Etats-Unis et Mexique », et que sa mère aurait dû lui dire que dans la famille de leur boy ils était pauvres mais travailleurs et ayant leur culture, et que le réseau de télévision africain devrait diffuser les histoires africaines dans le monde entier. Un écrivain nigérian, Chinua Achebe, appelle cela « un équilibre des histoires ». Alors, Chimamanda Ngozi Adichie fait entendre ces histoires autres à travers ce livre qui va atteindre des lecteurs étrangers. Elle évoque cette lectrice nigériane d’un de ses romans, qui a été très intéressée mais n’aimait pas la fin, qui lui suggéra une autre fin. Une lectrice capable d’ajouter une suite à son écrit, alors qu’elle faisait partie « des masses ordinaires de Nigérians qui n’étaient pas censés être des lecteurs ». Puis elle évoque une amie animant une émission de télévision à Lagos ayant l’audace de raconter des histoires « que nous préférons oublier » et qui aurait bluffé sa colocataire américaine ! Et elle poursuit en témoignant des performances médicales en chirurgie cardiaque au Nigéria, et de la musique nigériane contemporaine où des chanteurs talentueux chantent en de nombreuses langues, et de cette avocate qui avait réussi à contester en justice une loi exigeant que les femmes demandent l’accord de leur mari pour le renouvellement de leur passeport. Toutes ces histoires destinées à sa colocataire américaine afin qu’elle sorte de son histoire unique sur l’Afrique, le Nigéria. Et elle veut dire aussi l’incroyable résilience des Nigérians, qui réussissent malgré leur gouvernement, et qui veulent écrire, raconter, justement, des histoires, mais aussi qu’elle-même, avec son éditeur nigérian, construisent des bibliothèques, fournissent des livres aux écoles, organisent des ateliers d’écriture. Afin, dit-elle, que « la multitude des histoires compte », car si les histoires dominantes ont dépossédé d’autres histoires, des histoires qui réussissent à se dire peuvent servir « à reprendre du pouvoir et à humaniser. Des histoires peuvent briser la dignité d’un peuple, mais des histoires peuvent aussi restaurer cette dignité brisée ». Rejeter l’histoire unique, assure-t-elle, c’est « reconquérir une sorte de paradis ». On ne peut qu’être d’accord avec elle. Et pour cela, nous aimerions beaucoup entendre l’histoire qui se cache derrière la peur qu’ont les hommes de femmes féministes, et qui semble venir de la nuit des temps d’une peur de la castration par le « sexe fort » parce qu’il fait les enfants. Le mot « féminisme » semble, dans cette peur instinctive non seulement venir résonner de manière duelle avec « masculinisme » comme une verticalité par laquelle les hommes veulent affirmer à leur tour leur toute-puissance solaire réactive, mais surtout venir réaffirmer une toute-puissance plus ancienne que la masculine, la toute-puissance maternelle aux yeux vulnérables de l’enfant, comme si l’homme ne devait jamais oublier que d’elle seule vient la vie. Le mot féminisme garde la partition masculin/féminin et la domination de l’identité sexuelle dans l’aventure humaine, alors que l’aventure humaine devrait arriver à recommencer à l’être humain homme et l’être humain femme, mêmement jetés par la séparation de la naissance d’avec le corps de la mère - cessant donc d’être toute-puissante - sur la planète terre de partage, où ils doivent chaque jour organiser et réinventer leur vie ensemble, qui reprend sans cesse le flambeau de l’aventure des mains des prédécesseurs qui transmettent leur témoignage et des leçons de vie pour que les arrivants puissent prendre de bons départs. Le « féminisme » ne fait-il pas encore croire à l’impossibilité de dépasser cette partition masculin/féminin ? On est tous des humains nés par séparation d’avec le corps tout-puissant de la mère plutôt que des féministes ! Sinon on recommence sans cesse à la fantasmatique femme-mère, alors que la séparation de la naissance devrait inscrire qu’elle n’existe plus, après la naissance, où il s’agit de vivre sa vie singulière dehors, sur la terre mère commune accueillante au vivant.
Alice Granger
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