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Le verbe libre ou le silence - Fatou Diome

Editions Albin Michel - 2023

vendredi 15 mars 2024 par Alice Granger

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Fatou Diome vivait « dans une sorte de paradis éditorial », où ses éditeurs et éditrices se réjouissaient de découvrir ses textes, qu’elle écrivait « dans un rythme adapté à ma respiration, que jamais personne ne désaccordait », glissant « sa pirogue sur les flots », « afin d’appareiller avec ma plume », pensant à son grand-père « contrôlant sa voile, décodant l’humeur du ciel », essayant par l’écriture « d’être à la hauteur de sa barque ». Ses nuits d’écriture trinquant « en l’honneur de mes grands-parents ». Longtemps, « l’écriture ne m’avait posé qu’une question de temps… C’était délicieux. C’était paisible ». Et « une obole d’insouciance remplissait alors ma barque ». Soudain, a surgi la cavalière ! Qui « a interrompu la danse de ma plume et transformé mon écriture en champ de bataille, un lieu d’asphyxie ». Un épervier qui s’abat sur sa proie. Elle se présente, elle est sa nouvelle directrice éditoriale, et elle a déjà récupéré son dernier manuscrit, en cours d’écriture. Qui lui dit qu’elle a d’autres attentes ! C’est une dresseuse, qui accomplit un viol, faisant intrusion dans cette écriture en cours. Se prenant « pour un Capitaine assénant des ordres à son moussaillon », alors que pour Fatou Diome, son seul Capitaine reste pour toujours son grand-père. La cavalière se mit à piétiner son « champ de rêve ». Aucun de ses éditeurs n’avait « jamais procédé de la sorte ». Cette directrice s’invitait en corsaire dans sa navigation en écriture, « briguant le capitanat de ma barque » ! Entreprenant « d’infantiliser les artistes, d’annihiler leurs velléités pour mieux les manipuler ». C’était « Son Altesse éditoriale cavalière ». Fatou Diome se rebelle contre cette entreprise de transformer la littérature, où les livres qui sont le plus vendus sont formatés de manière éhontée en « bricoles interchangeables », dans une cuisine éditoriale industrielle. Elle se demande : qui, de nos jours, écrit les livres ? Si une directrice d’édition « s’occupe » de ses auteurs, que « les courbettes valident des carrières », que c’est la course à la rentabilité et à la lecture comme consommation massive. Des plumes de l’ombre, dit-elle, « tricotent de quoi flatter toutes les carrures ». Recours à des écrivains fantômes. La cavalière fait partie de ces éditeurs pour lesquels « publier devient synonyme de réécrire et formater », en tronquant l’œuvre de toute son authenticité et de son univers. Arrogance du marchand qui rend disponibles les œuvres. Les jockeys des Lettres les remodelant suivant les exigences commerciales.
Mais Fatou Diome n’est pas une écrivaine à se soumettre. « Petit matelot de l’Atlantique, entraînée par la brise de Sangomar à voyager libre avec les pélicans, une cavalière voudrait figer ma rame et m’habituer à la soupe à l’oignon… Jamais oreille n’entendra que je me suis pliée à la volonté d’un jockey ! » Jamais, à l’Atlantique, elle ne préférera la terre ferme ! Et, en ayant changé de maison d’édition, sans difficulté on le suppose étant donné son talent, elle a échappé à « cette nouvelle espèce d’éditeurs », à ce business qui les rend si impatients, et qui « appauvrit l’humanité entière ».
Défendant son verbe libre – et sans cette liberté d’écrire, elle préférerait le silence –dédiant un livre entier pour cette bataille vive, l’écriture elle-même larguant brillamment les amarres, on se dit que cette attaque par la cavalière a eu un effet non prévu par celle-ci : l’opportunité pour Fatou Diome de dégainer cette « lame étincelante » qu’est pour elle la langue française (elle le dit dans « Inassouvies nos vies »). Par cette langue, tel l’Océan Atlantique dans lequel avec ses filets de matelot guidé par le Capitaine son grand-père elle pêche un trésor de métaphores et de figures de style, elle gambade librement, ayant ses armes intellectuelles pour se défendre par des coups de pagaie de guerrière Guelwaar. Pour elle, les écrivains naissent tous « du même Océan de l’existence humaine ». Nous devinons que la cavalière exigeait d’elle qu’elle écrive des livres plus africains, en phase avec les préjugés des Blancs sur l’Afrique datant de l’époque coloniale, alors que désormais l’Afrique, dans la nouvelle mondialisation ouverte, fait partie comme les autres pays du village planétaire. Et que pour elle, un écrivain est toujours singulier, et que son écriture ne dépend pas de sa couleur de peau. Aucun texte de qualité ne s’obtient par pression, empêchant la littérature africaine d’évoluer, avec des cerveaux neufs et fraternels « en phase avec ce troisième millénaire », larguant les amarres d’avec la condescendance de l’Europe. Le drame de l’Afrique, dit-elle, est la sous-instruction.
Opportunité donc de sortir sa « lame étincelante » pour dire que son écriture, c’est sa vie entière, la plus stable de ses béquilles. Dans la littérature, encore et toujours, elle voit « un immense Océan, où chacun peut lancer sa barque et ramer au rythme de son souffle », comme si son Capitaine de grand-père était toujours là pour la guider dans le « choix du cap », où « seule la pagaie trace un véritable itinéraire ». Elle écrit, dit-elle, pour apprendre à vivre, pour s’affirmer humain parmi les humains, pour défendre sa dignité, pour s’affranchir de quelqu’un ou quelque chose. Il faut alors garder en tête que Fatou Diome était une fille illégitime que juste le nom que son père lui avait quand même donné, qui était étranger à son village, désignait comme une fille différente, la confrontant avec la question de la non-appartenance. D’où la soif inextinguible de reconnaissance, tandis qu’en même temps elle a eu la chance inimaginable de vivre son enfance dans le paradis de sensations et de poésie de l’Atlantique, dans lequel ses grands-parents l’ont choyée et lui ont transmis des valeurs humanistes sans prix. Fatou Diome a dû tôt s’affranchir de la discrimination, et apprendre à batailler pour faire entendre sa vérité poétique à elle, sa différence. D’où la rébellion épidermique lorsque survient la cavalière. D’autant plus qu’avec elle, et ses exigences de formater son écriture, il s’agissait de la dégradation du statut de l’écrivain. Qui, pour elle, est l’Atlantique. Et alors, seule cette langue qui a « une lame étincelante » pouvait-elle tisser un abri atlantique pour son âme, comme si ses grands-parents y restaient, plus grands que leur propre vie ? Ecrire, dit-elle, c’est la soif de la lumière à satisfaire. Dans le cas d’une enfant illégitime, soif de la lumière de la reconnaissance. Reconnaissance en tant que différente, d’une vie poétique riche de sensations, de beauté, et de transmission de valeurs humanistes. « A défaut de réussir à ordonner le chaos sur la terre ferme, la navigation littéraire mène au large et permet au moins de ne pas manquer d’oxygène et de vivre de sa propre pêche ». De mots ? Elle largue les amarres d’avec l’édition qui a « des accointances avec le proxénétisme ». Les écrivains ne doivent pas vivre de courtisaneries quémandeuses.
Fatou Diome dit que les écrivains africains danseront mieux après avoir redressé le pays et l’Afrique entière. En « ce troisième millénaire, nous naissons pareillement libres et vivons sur la même horizontale ligne de la dignité humaine ». Et c’est « par le verbe que les hommes deviennent humains ». Ainsi, c’est par les griots qu’une bonne partie de l’histoire de l’Afrique est venue jusqu’à nous. Donc, importance des récits qui se transmettent, enrichis sans cesse de nouveaux chapitres. Alors, elle réclame pour les griots restés artistes de métier, pour les écrivains, un traitement décent. Le prix de la fraternité. Fatou Diome, c’est avant tout du vieil homme, de son grand-père le Capitaine, qu’elle reçoit le refrain de la vie. Et elle semble n’en pas finir d’avoir soif de reconnaissance que c’est cette transmission originaire-là qui fait que sa vie est singulière et libre. Alors, rien ne vaut l’Atlantique natal, et elle regarde de haut les fermiers et leur Grande Ecurie éditoriale, sur la terre ferme, rendant humiliation pour humiliation, évoquant tous ceux qu’elle a invités à venir rendre visite à ses grands-parents, qui n’auraient jamais voulu repartir, comme si son paradis natal était imbattable en matière de beauté et de leçons de transmission.
Alors, elle feint de ne pas savoir exactement pourquoi elle écrit. Cependant, elle en dit long lorsqu’elle écrit que « les forces qui actionnent ma plume n’ont d’égales que celles auxquelles elle résiste. La soif de lumière du regard se mesure à l’aune de l’obscurité qu’il fait ». On dirait une situation bloquée à la scène de jadis, lorsque l’enfant illégitime qu’elle était venait voir sa mère mariée et ayant d’autres enfants, ceux-là légitimes, son sentiment de rejet, de rabaissement, et son désir insensé de faire reconnaître combien c’était elle, au bord de l’Atlantique, dans sa vie poétique libre avec ses grands-parents, qui vivait au paradis. Sauf que la « normalité » faisait voler la discrimination au visage de la petite fille différente. Alors, elle feint de ne pas être, en effet, intelligente, d’accepter d’être rabaissée, en disant : « J’écris pour faire semblant d’être intelligente, car je sais ce qu’il en coûte aux ânes d’afficher l’évidence de leur bêtise, on leur colle un harnais ». « J’écris pour identifier les cavalières et les cavaliers du bal masqué, afin de larguer les amarres avant d’être prise pour une mule ». Restent vives les blessures du passé, la discrimination, la soif de reconnaissance. Ce sont les terreurs du petit matelot qu’elle reste. Face aux voleurs de cerveaux. Mais ils reçoivent, à force de cacher le soleil, des coups de rame ! Heureusement, pour Fatou Diome, la mer baignée de lumière chante la vérité sans ombre portée, son écriture ne cesse de le faire entendre, alors que « la terre, elle, rampe, se planque sous les arbres, et jusque dans les maisons ». La terre, pour elle, semble pour toujours habitée par ceux qui discriminent, exploitent, n’entendent jamais sa soif de reconnaissance, comme si, alors, cette terre n’était pas habitée aussi par des humains ayant, comme elle, soif de reconnaissance. Pour elle, la différente de naissance, l’illégitime, les normaux sur terre sont forcément déjà reconnus, et jonglent avec les cerveaux des autres différents. La discrimination de jadis, qui tombait sur celle qui était illégitime, se transpose en celle qui regarde l’Afrique, les étrangers : « L’étranger a souvent de bonnes raisons de se demander si l’Autre l’apprécie sincèrement ou bien respecte simplement les apparences », et « votre visage suscite chez certains la même réaction qu’ils ont face à l’irruption d’un sanglier sur l’autoroute ». Elle sort ses armes : « aux étrangers, il manque tant de choses, mais, il y a une richesse qui ne leur fait jamais défaut, ils en ont même généralement plus que les autochtones : le sens de l’observation ». Et alors, « je les dénoncerai à mon grand-père », et oui, comme elle le disait, « Impossible de grandir », par l’écriture elle retourne encore se réfugier auprès de lui, auprès de sa grand-mère. Car « on se dit que l’immigration nécessite vraiment une grand-mère de poche, pour tous ces jours gris qui réclament une berceuse ». Tandis qu’elle se désole que ceux qui œuvrent pour la Littérature-monde doivent continuer avec « cette universelle dévaluation de leur travail ». Et, dit-elle, de tous les artistes, ce sont les Africains qui sont les plus exploités. Une Afrique qui, « pourtant fait si bien vivre tant d’Européens ». Ah ! ces « profiteurs de néo-colons » ! Mais elle, elle n’a signé « qu’un contrat sous la lune : fidélité à mon cap et à l’étoile du berger ». Elle n’a pas besoin qu’on lui demande un texte sur les migrants pour penser à ses frères. Il y a une petite planquée dans sa plume qui prend le large à la rame, « avec détermination ». Et si elle se débat si bruyamment parfois, c’est qu’elle se sent « comme une carpe dans un filet ». Le pélican qu’elle est n’a pas besoin de sucre à son chien, « l’horizon le rassasie ». Sa rame, touillant l’encre mauve, « trace un sillage d’amour pour toute notre humaine fratrie, raison pour laquelle, elle arrache la mâchoire aux obscurantistes sous tous les hémisphères ». Elle n’oublie jamais son rêve de petit matelot guidé par le Capitaine son grand-père. Et ne se prête jamais aux calculs de ceux qui exploitent le misérabilisme sur l’Afrique pour faire leur beurre. Ce serait de sa part de la servitude que de céder aux demandes de ces « cyniques manipulateurs de la bienfaisance dévoyée ». Elle exige simplement « le respect de l’humain universel ». Et elle témoigne que son grand-père faisait beaucoup pour les autres, mais discrètement, « son incorruptible humanisme reste une leçon qui m’interdit encore de médiatiser mes modestes actions ». A sa cavalière qui lui demanda de faire un chapitre sur son père, sur sa mère (elle n’a pas attendu cette demande pour faire vibrer leur présence dans son écriture), parce que ce serait plus vendeur, elle répond dans son livre : « je n’écris pas pour décrire les abandons, seulement pour partager ce qui m’a permis d’y survivre, jusqu’ici. Non, je n’écris pas pour pleurer sur les absents, mais pour rendre hommage à ceux qui étaient présents et bien présents : mes inoubliables grands-parents ». Et grâce à eux, qui étaient bien là, son écriture « offre aussi l’horizon et de belles rives ensoleillées », c’est-à-dire témoigne que ces grands-parents l’ont accueillie en poésie et transmis une fidélité à cet art de vivre, qu’à son tour par la littérature elle entend transmettre. Alors, elle fait résonner en écriture « l’amour, la fidélité et la gratitude que je leur garde, qui me lieront toujours à Niodior, au Sénégal, à l’ensemble du continent noir, mais, aussi, au reste du monde », bien sûr réserve de merveilles sensibles inconnues pour l’être poétique. « Oui, petit matelot, je rame, de rive en rive ». Et « partout la terre mère reconnaît toujours sa fille ».
Alors, que les éditeurs ne dépossèdent pas les écrivains de leur liberté de création, crie-t-elle en Amazone Guelwaar intrépide et guerrière. Se posant la question de l’avenir de la littérature. « Peut-on encore espérer ‘être de ceux qui construisent l’avenir’ » ? Alors que tant d’éditeurs n’écoutent plus « que le marché » !
Fatou Diome l’écrit, son horizon est l’humain. Et la transmission. Comme celle reçue de ses grands-parents, et à transmettre à son tour en ayant ajouté son chapitre, ses leçons de vie. Gardant en elle « la détermination d’un vieux loup de mer, mon inoubliable grand-père ». Dans sa mémoire, « murmure une belle voix qui oriente mon sillage, de port en port ». Elle n’écrit que pour célébrer « cette fraternité-là », celle où sa barque accoste toujours chez elle, c’est-à-dire en poésie. Et elle rappelle que tout « marin se souvient de son premier Capitaine », comme le sien qui a été aussi éducateur, « ses leçons restant un viatique ». Chaque minute d’autres rameurs naissent, qui ont le même cap Liberté qu’elle. « D’une fratrie planétaire, ma barque ose tous les ports ». C’est dommage qu’elle mette tous les fermiers dans le même panier, qui ont leurs cavaliers et cavalières dans leur Grande Ecurie, auxquels elle laisse les « questions de pelage », et « le tri du cheptel », d’un regard rabaissant, parce que, peut-être que sur les terres nourricières, on peut trouver aussi un Capitaine auquel garder de la gratitude pour les leçons transmises. En France, depuis la création par Louis XIV de la cour de Versailles, il existe encore, de la part des élites qui sont toutes en haut dans leur hors-sol, un regard méprisant qui tombe sur les terres provinciales profondes où les humains sont censés ne pas avoir encore la lumière dans leur misérable caverne, ni même l’eau courante, et n’auraient aucune idée de la poésie.
Alice Granger



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