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La Deuxième Vie - Philippe Sollers

Editions Gallimard - 2024

mercredi 10 juillet 2024 par Alice Granger

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Ce roman est le dernier texte de Philippe Sollers. Mais, si « La Deuxième vie » est celle après la mort, il s’agit non pas de sa mort tandis qu’il écrit ce roman jusqu’au dernier jour, mais celle après la première vie. Et le Migrant se souvient de sa première mort.
L’insomnie de trois heures du matin, écrit Philippe Sollers, c’est le sursaut, le choix entre la vie et la mort, et il faut saisir la vie. Mais laquelle ?
Tout de suite, Sollers évoque « le vieux Dieu mort d’ennui » parce que forcé de gérer la bêtise des humains (parce que n’ayant pas encore détruit la fixation la plus archaïque de l’humanité, celle à la fantasmatique mère toute-puissante ? Octavio Paz dirait que celle-ci est gelée au stade adolescent, au labyrinthe de la solitude qui n’a pas d’issue, et de l’archétype de la pyramide qui est le plus archaïque, Borges parlerait de ruines circulaires. Ayant fait l’expérience de l’Aleph, après une chute, et la traversée d’un coma comme du Néant, telle une naissance dans autre chose voire La Deuxième Vie, il s’est mis à écrire une poésie très simple, plus du tout prétentieuse). Tandis que, écrit Sollers, le nouveau Dieu offre la Deuxième Vie. La vie poétique ? La vie selon la science des sensations chère à Pessoa (qui vivait la première vie comme une biographie sans événements ?), chaque matin étant natal ? Ce nouveau Dieu peut se révéler de différentes manières aux croyants qu’il choisit. Il s’est révélé à Sollers enfant par la maladie, tel le Néant qui ouvre le passage. Il l’a sauvé. Alors, dit-il, de ce Néant chaque jour est « octroyé comme un jour de plus, et ainsi la couleur de chaque minute en est changée ». Comme l’écrit dans sa postface Julia Kristeva, les maladies de l’enfance ont enraciné en lui « l’inébranlable conviction qu’il bénéficie d’une grâce transcendantale » et que chaque jour est un jour de plus. Il ne se préoccupe alors plus de sa première vie. Cela vibre avec l’expérience de l’Aleph de Borges, ce point qui condense toutes les expériences de la vie, et qui est aussi toutes celles à venir. Point qui s’échappe. Désir restant désir, comme la science des sensations chère à Pessoa est toujours impatiente d’inconnu, de nouveau, qui est science de l’incarnation, du corps glorieux, qui s’échappe vers les choses sans prix, vers la beauté. Science poétique.
Sollers évoque, en plein XXIe siècle, les révélations accablantes du passé homosexuel millénaire et de la pédocriminalité endémique de l’Eglise catholique. C’est-à-dire la prédation. On pourrait dire, au lieu de laisser le corps glorieux et ses sens libres de vivre l’aventure poétique des sensations et de la nomination dans l’impatience du nouveau, le prendre en mains en prétendant l’amour, l’initiation, réclamant même d’être aimé de lui. Franz Kafka (La lettre au père) avait justement peur du lien homosexuel avec son père qui, s’étant fait tout seul, avait les moyens, la puissance (pyramidale, soleil noir de la puissance) de faire la vie belle à épouse et enfants, et voulait être un initiateur pour son fils, afin qu’à son tour il soit à la hauteur dans une nouvelle famille reproduisant l’ancienne, et qu’il l’aime pour l’avoir si bien initié, mais aussi pour lui avoir fait jouir, « petit garçon », d’une belle vie. Donc, la prédation, c’est en dire long sur cette première vie. Franz Kafka se méfiait tellement que son père veuille à ce point que lui, son fils, l’aime. Sollers écrit qu’il a été, lui, protégé par les femmes : « j’ai leurs mains sur moi, je peux dormir tranquille ». Donc, il a été protégé de la prédation mise en acte par les hommes ? Les femmes, depuis sa première mort (les maladies, et ces mains de femmes), sont plus vivantes (elles ne sont plus aux arrêts domiciliaires dans la logique œdipienne, dans la première vie ?) et elles illuminent sa Deuxième Vie.
L’instinct de gratuité anime un enfant éveillé. Pareil dans la Deuxième Vie, où la science des sensations se met en acte avec des choses sans prix, non pas achetables ? Les maladies l’ont éveillé, enfant. L’ont ouvert au nouveau. Lorsqu’un Français a obtenu sa Deuxième Vie, écrit Sollers, il se sent et s’expérimente comme éternel. On pense au poème de Rimbaud, « L’Eternité », qui est la mer « Allée avec le soleil ». Dans « mer », nous entendons « mère », qui a pris soin de son « soleil », de son « petit garçon » proie de la « maladie », donc comme le Néant en le ramenant en elle. Expérience qui, on l’imagine, court-circuite la logique œdipienne, en l’ayant devancée en enfance par les maladies. Alors, l’âme se fait sentinelle : « Murmurons l’aveu /De la nuit si nulle/Et du jour en feu ». Enfant, il sait donc qu’il s’agit de se dégager de communs élans, et de voler. Le corps glorieux du poète se ressource « dans le flash incestuel sur une ‘mer (mère)brûlée de soleil’ », écrit Julia Kristeva.
Sollers, à propos de cerveau, regrette que les êtres humains s’attardent en psychologie et ignorent tout de la chimie, celle qui intervient directement dans le cerveau, les pilules de Deuxième Vie.
La première vie est romanesque, a beaucoup de choses à raconter, mais la Deuxième Vie se tait, elle se vit retiré de toute apparition sociale. Les femmes qui ont aussi des Deuxièmes Vies commentent l’actualité de manière féroce, Eva par exemple. Elle est au FMI, et voit la vieille humanité se transformer en continent numérique. Et elle se sent partie prenante dans le grand remplacement des hommes par les femmes. Il est d’accord avec elle, les hommes sont barbants, mais presque toutes les femmes sont gonflantes, surtout dans le conformisme ambiant. Eva, précise Julia Kristeva, est une figure composite des femmes du « Migrant », qui sont de plain-pied avec la Deuxième Vie.
Sollers, dans ce roman, est entré dans sa Deuxième Vie, d’où il évoque sa première vie, où il n’a pas été un bon saint. Il était déjà sûr qu’une Deuxième Vie était possible, lorsque, enfant, il tendait la main vers la Vierge Marie, qui soutient les aventuriers. Il savait déjà que cette Deuxième vie était sans cesse possible, qu’elle ne venait pas de la société, mais par des éclairs d’une rare intensité. La maladie lui a appris l’impassibilité, c’est-à-dire à ne pas s’accrocher à sa première vie. Dans cette première vie, seul son cadavre l’encombre, la maladie lui ayant donné une vision précise. Dans la Deuxième Vie, on est « débarrassé de ce boulet », et la « jouissance du corps glorieux est continuelle ». Ce n’est plus un corps humain.
Il sent arriver sa mort comme « l’approche du trou noir qui occupe le centre de notre galaxie », point minuscule du ciel qui ne laisse échapper aucune lumière. A 7-8 ans, il pensait à ce trou noir comme à la fin du monde.
Il s’intéresse au cas de cet adolescent qui, au Texas, avec un fusil d’assaut, tire sur sa grand-mère (qui survit), puis va dans une école, où il tue une trentaine d’enfants. Sollers est très curieux de savoir comment cette grand-mère parlait à son petit-fils, quelles étaient ses valeurs, comment elle parlait de la sexualité humaine. L’adolescent, avant de tirer sur les enfants, avait crié : « Maintenant, il est temps de mourir ». Il se demande si cette dramaturgie macabre ne remonte pas à l’arrière-grand-mère américaine qui, aujourd’hui, se présente sous la forme d’une Blanche européenne de 40 ans, blonde, épanouie, vantant le transgenre, mariée à une femme, dont elle a deux enfants par GPA et mères porteuses ukrainiennes. Cette arrière-grand-mère, dit-il, se rêve en source de l’humanité (voilà la fixations archaïque), « c’est-à-dire des condamnations à mort qui frappent tout humain à sa naissance », qui ne l’avoue pas, mais est fanatiquement pour la peine de mort, qui exorcise la pénétration sexuelle (c’est-à-dire que, comme le montre si bien Georges Séféris dans « Six nuits sur l’Acropole », derrière l’Œdipe, ce qui le rend possible, c’est l’homosexualité féminine, c’est une prédation originaire par la mère faisant tomber sur la fille l’injonction à reproduire son destin et si elle refuse elle ne l’aimera plus). Était-elle stupide, cette arrière-grand-mère américaine, que son abruti de mari traitait en idiote dont il avait peur. Et Sollers arrive au jugement : « comment, d’ailleurs, ne pas devenir stupide à force d’incarner une jouissance qui n’existe pas ». Puis il évoque cette angoisse qui est dans chaque corps, tout étant orchestré en secret, ne laissant rien au hasard, la première vie se transformant en enfer et plus aucune Deuxième Vie ne semble possible.
Le cinéma social enferme dans la première vie, pour un récit de vie qui est attendu, balancé de façon morale. C’est comique, écrit Sollers, lorsque le jugement est celui d’une femme, qui, pour la croyance universelle, serait plus profonde que l’homme, mais ça, c’est ce qu’inculquent les mères, « dont l’océan maléfique n’est pas près d’être découvert ».
Alors, Sollers écrit que face « à la routine millénaire des engendrements et des morts », il y a eu l’invention d’une solution grandiose. C’est cette « Vierge Mère, et fille de son fils ». Il l’a beaucoup choquée dans sa première vie, mais elle tourne la page, et « me revoilà en pleine nature, comme un enfant pardonné et heureux », bref un poète. Il a obtenu le visa de la vie libre. La vie d’un poète. Rien à voir avec un homme ou une femme qui se sent étranger sur terre, a l’impression de ne pas avoir le droit d’être là. Hélas, plus personne aujourd’hui, écrit-il, ne se risque à demander à une femme si un homme a le droit ou non d’être là ! Car la réponse est « non » avant même qu’elle ne se pose ! Alors que le nombre de « Madame Là » augmente ! « Monsieur Là », dit Sollers, est depuis longtemps privé de crédibilité, parce qu’alors, « être là » signifie désormais « violer ». Il n’est jamais à sa place.
La Deuxième Vie n’est pas religieuse, et ceux qui la vivent n’ont rien en commun, sinon un sentiment vif d’identité telle une ponctuation intime, et de détester la promiscuité. Pour la protéger, celui qui la vit peut s’organiser en stratégie défensive, et même passer sa première vie à empêcher d’être dépossédé de sa Deuxième Vie. On n’entre pas dans La Deuxième Vie, car elle est là depuis toujours. Les maladies nombreuses de l’enfance ayant, par le Néant, ouvert l’accès, chaque jour se vivant comme un jour de plus.
Ayant eu accès dans l’enfance à La Deuxième Vie, à Venise, il a été « ce fantôme heureux », pour lequel la première vie avait été digne de la Deuxième, et il sent qu’il est là où il devait aller, tout lui paraît aller de soi.
Sollers évoque la phase terminale de l’humanité, où celle-ci – par exemple l’Eglise Catholique – est forcée de reconnaître ses mensonges et ses crimes, où tout le monde dit du mal de tout le monde, où l’esprit de vengeance est son moteur. Les humains croient qu’un ordre nouveau va s’établir, mais non, tout se dissout, dit-il. Il s’agit d’une mutation qui est l’apothéose du vide. Aucune rencontre n’a vraiment lieu. La puissance se heurte au néant, n’ayant plus d’adversaire à se fabriquer, et tout s’effondre.
Ses derniers mots sont : « Si le néant est là, il est là, en train de voir le monde éclairé par un soleil noir ».



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