Editions Gallimard - 2023
mercredi 17 juillet 2024 par Alice GrangerPour imprimer
Dans ce beau livre d’art qui met en valeur les tableaux et dessins de son père Augustin Rouart, Jean-Marie Rouart raconte que sa vie a commencé comme un roman étrange entre son père et lui. Pas mal, pour un futur romancier ? Père artiste, qui a toujours gardé son âme d’enfant et son goût pour la nature, qui a ouvert très tôt à ce fils les portes de l’imaginaire. Qui l’a même accueilli directement dans un autre monde, étrange prédécesseur. Bien sûr, en lui transmettant autre chose que ce qui est « normalement » attendu d’un père, mais cela n’a pas si mal réussi au fils !
Un inconnu braquait sa lampe de poche sur le nourrisson qu’il était, tel un tortionnaire l’arrachant au sommeil, le faisant naître brutalement à une autre réalité, dans un étrange cérémonial nocturne : ceci juste pour le peindre dans son berceau, encore et encore. Si Augustin Rouart l’avait choisi comme modèle, et non pas son frère aîné, ni sa sœur cadette, s’il sembla avoir une étrange attirance pour lui, c’était sans doute à cause de sa docilité plus grande. Toujours est-il que l’enfant imagina que son père, pour des fins supérieures, avait signé avec lui un pacte secret. En tant que modèle, il était le trait d’union entre leur monde médiocre et « le monde enchanté de l’art ». Mais pour quelle raison ce père peintre s’était-il saisi de lui dès le berceau, pour s’évader d’une vie médiocre par l’art ? Jean-Marie Rouart se souvenant qu’à quatre ans, il lui racontait des histoires pour faire oublier la longue immobilité des pauses, mais lui n’écoutait pas, déjà, il rêvait sa vie, s’envolant sur la rampe de lancement de cette vie d’enfant commencée comme un roman, comme un passage de flambeau du peintre au romancier en herbe, pour un précoce héritage artistique inédit. C’est que ce père avait eu une enfance marquée par les déchirements familiaux. L’opulence des appartements était liée pour lui aux malheurs. Sa famille avait pour amis Degas, Renoir, il était le neveu de Julie Manet fille de Berthe Morisot, mais les fées qui s’étaient penchées sur son berceau semblèrent avoir disparu. Il ne lui resta que sa passion de l’art. La chute sociale, qu’il accepta étrangement bien, sembla à son fils être sa façon de larguer les amarres d’avec l’enfance meurtrie, inguérissable, d’effacer les traumatismes. La peinture, avec une prédilection pour peindre des enfants, les fleurs, la nature, était-ce le moyen génial pour la recommencer, et mieux, pour éterniser un temps poétique ? Alors, son fils choisi parmi une fratrie de trois enfants, dès sa naissance, n’était-il pas le « médium » le plus parfait pour que le père, en le peignant, se retrouve lui-même avec une enfance réparée, réintégrée, voire universalisée comme ce qui est non renonçable pour l’humain ? La transmission par l’art de la peinture étant aussi une inestimable leçon de vie.
C’était pour tenter d’effacer le traumatisme de son enfance – ce dérangement invivable de ce qui était sacré pour lui - que ce père aimait tant peindre des enfants. Et retrouver intacte, virginale, son âme d’enfant en sentant la leur comme la sienne. Leur précarité, en phase avec la sienne enfant, l’attirait-elle, se demande son fils ? Rattrapait-il, voire jouait-il artistiquement sa propre enfance, où lui-même avait posé pour d’illustres peintres impressionnistes, et aussi pour sa tante Julie Manet ? Les enfants, comme par hasard, dans cette famille, jouissaient « de grands privilèges », et ce père, auprès de cette tante pour laquelle les enfants étaient sacrés, l’émerveillaient, baigna aussi dedans. Jean-Marie Rouart, enfant, n’a pas connu non plus les gifles, fessées, châtiments corporels, habituels à l’époque. Ce père avait un caractère très difficile, mais, en contraste total, avec les enfants, son entente et son empathie étaient extraordinaires. Pour les peindre, il déployait des trésors de gentillesse. Par la peinture, il larguait les amarres d’avec un réel toujours médiocre, en ayant pour médium ses modèles enfants le ramenant en enfance. Ou bien que lui, par son art, accueillait dans le monde poétique. C’est à travers les fleurs, les paysages aux eaux très pures, qu’il faisait entendre la lumière intense qu’il portait sur les êtres, écrit Jean-Marie Rouart. C’est-à-dire que c’était un artiste qui sentait les êtres humains comme lui-même en poètes sensibles à la beauté, disant par ses œuvres en quelque sorte que chaque humain commence par être ce poète, et qu’il faut y être fidèle la vie entière, comme lui le fut. Cette lumière pure était celle d’une âme qui voulait s’extraire des contingences de la vie, et naître à cette vie belle, spirituelle, poétique, tentant de la façonner avec la matière du rêve.
Par ses tableaux, très tôt, ce père a l’air de raconter à l’enfant, comme dans un roman, qui il est vraiment et doit le rester, éternissant sur les toiles les détails tandis qu’il grandit, les premières années. Ceci dès le faire-part de naissance, où il apparaît en enfant Jésus, dans un magnifique berceau, et se penche sur lui un ange qui a le visage de sa mère, que le peintre idolâtrait. Et même, dans un autre tableau, il y a autour du berceau trois anges avec ce même visage. Il est donc le fils de Dieu, et sa mère est la Madone ! Ce père très croyant s’était-il inspiré de peintres de la Renaissance, comme Piero della Francesca, Botticelli ? Mais surtout, comme le dit Jésus, « qui me voit, voit le père ». Voit le père lorsqu’il était enfant, et mieux, l’être poétique universel ? Plus tard, le fils eut l’impression qu’il était le père de son père. Qu’entre eux, les générations étaient inversées.
En tout cas, par un roman écrit sous forme de tableaux, ce père artiste peintre transporte le garçon loin de la réalité. Loin de la guerre, en 1943, la maison de Noirmoutier détruite par les Allemands, l’appartement parisien secoué par les bombardements, les alertes, l’existence désargentée à laquelle cette mère n’était pas préparée mais faisait face sans se plaindre, « merveilleux contrepoison au caractère difficile de mon père », dans une douceur franciscaine. Elle introduisait de l’enchantement dans la chute sociale, elle ne se plaignait pas que son époux ne fasse pas la vie belle à épouse et enfants, car pour elle, il était artiste. Tel Dieu ? De plus, leur famille était nimbée de la légende de prestigieux aïeux, comme Berthe Morisot, Paul Valéry. Bref, par l’art, et des récits sur ce riche pedigree, du verbe, l’enfant Jean-Marie était accueilli et nourri par du romanesque, de même que pour son père, la peinture était un refuge, et même ce qui était non renonçable. Au commencement, il y avait le verbe et l’art de la peinture. Une transmission non habituelle entre père et fils.
Lorsqu’il regarde tous ces tableaux comme si son père avait voulu peindre chaque instant de sa vie d’enfant, Jean-Marie Rouart est frappé par le sentiment de bonheur, d’un éveil à la vie dans un émerveillement tranquille, qu’il lit sur son visage peint. Son père lui disait, par les tableaux, combien lui aussi était heureux, parce que son modèle lui avait permis de retrouver l’enfance humaine universelle, poétique, et qui ne dure pas. Lui, il l’a éternisée dans la sensation d’un bonheur infini. D’où la frénésie pour la peindre. Comme si, en effet, il avait réussi, par l’art, à la saisir comme un temps universel de la vie humaine, un temps poétique, d’éveil sensoriel, de sensations divines d’accueil. Il donna par la peinture à un visage d’enfant universel « une chance d’éternité ». Le peintre se sentant grisé, de réussir cette merveille, cette quête.
Un tableau l’immortalisa avec l’ours confectionné par sa mère qui dormait à côté de lui, qu’il aima passionnément, et lorsqu’il le perdit dans un train, il fut inconsolable, c’était son confident.
Ce père, dans la réalité, était très éloigné du bonheur qui émanait de ses œuvres picturales. D’où cette transmission que son père lui offrait, à propos de l’art : il sauve l’essentiel. A travers son fils enfant qu’il réussissait à éterniser, par l’art, c’était lui-même qui se retrouvait à cet âge où la vie s’ouvrait, avec ses promesses infinies. Alors que c’était un père trop sensible pour affronter le théâtre du monde, ses embûches, sa médiocrité.
Les premières années de son enfance, Jean-Marie Rouart, comme dans un roman, voit ce père peintre qui est très élégant, qui n’a pas les apparences qui devraient aller avec leurs conditions chiches de vie. Un père qui a le souci de se représenter comme s’il appartenait à un autre monde que celui dans lequel il vit. Il se débrouille, en ne se souciant pas d’avoir le sens des affaires : il échange ses tableaux pour des costumes faits sur mesures. En artiste de lui-même, aussi.
Habitant un roman dès le premier souffle, le garçon étouffe à Paris, rêve de grands espaces, d’air, de nature, bref de s’échapper dans des tableaux de la nature qui sont inimaginables de beauté accueillante. Et cela va se réaliser. Père et mère le laissèrent s’échapper. D’abord dans la vallée du Béarn, dans une grande maison familiale. Là, avec ses cousins, il court dans de grands espaces naturels, il s’enivre du parfum des foins, des bouses de vache, des paysages montagneux pyrénéens où il y avait des ours et plus encore des légendes d’ours. Par exemple celle d’un ourson qui s’était perdu dans le village et qu’une paysanne avait donné à un cirque. Il avait enfin retrouvé son ours perdu, mais cette fin le plongea dans un chagrin inconsolable. Cet ourson fut sa première révolte contre l’injustice. Il était toujours dans le roman qui s’écrivait de l’extérieur, et là, il était maltraité. Mais pour son père, il devint son ourson aux aventures infinies.
Puis ce fut l’île de Noirmoutier. La maison que ses parents avaient achetée sur l’île fut détruite par les Allemands. Cette perte sembla en phase avec la chute sociale. Mais l’écriture du roman de sa jeune vie se poursuit, ses parents le laissant pour quatre ans à Noirmoutier chez un couple sans enfants, Jeanne et Japonais, qui l’ont accueilli comme leur fils. Il fut heureux d’être abandonné là, de n’être pas comme tout le monde, donc du romanesque de son histoire. Libre de marcher pieds nus, de nager comme un poisson, régnant comme un roi sur la mer, les vagues, le sable. Vie poétique libre, et choyée par ce couple qui était bon comme le bon pain, l’avait accueilli dans leur vie très simple, joyeuse, chaleureuse. Cette vie était pourtant rude, spartiate, sans commodité. Il se souvient de cette cuisinière qui diffusait une chaleur douce, d’où venaient les délicieuses odeurs de cuisine, et où étaient chauffées les briques qui, enveloppées dans du papier journal, servaient de bouillote pour le lit. Le jeune Jean-Marie a pu se rendre compte que ces marins étaient différents des paysans du Béarn, qu’ils avaient plus la notion de l’instabilité, des dangers, et donc de la solidarité. Pour les marins, il n’y avait pas de frontières, comme ces champs qui suscitent la convoitise. Le jeune garçon avait, en peintre ou bien en romancier déjà, peint des « paysages humains » singuliers, commençant à entrer dans le train de la vie. Comme les marins, il avait beaucoup de temps, le monde semblant sans limite, regardant les nuages, assis sur le sable, la tête libre, respirant l’air du large.
C’est son père, celui qui dès le premier souffle l’avait fait entrer dans un roman par cette lumière aveuglante sur son berceau qui, en le réveillant, fit de lui un enfant éveillé, artiste. L’écriture du roman de sa jeune vie se poursuivit en réunissant le Béarn et Noirmoutier par l’ourson qui portait son nom : le père écrivit des lettres à ce fils qu’il nommait son ourson, pendant les quatre ans où il vécut loin de ses parents, qui étaient illustrées par des oursons, et qui racontaient à chaque fois toutes les aventures qui lui arrivaient, qui étaient différentes de celle de l’ourson qui s’était perdu dans le village du Béarn. Ce père poète inventait à cet ourson des aventures, il l’idéalisait aussi. Ce père inventait le roman où vivait son fils non seulement par la peinture, mais aussi par les lettres illustrées de dessins. Le garçon ne savait plus exactement où était la vraie vie, en étant ce héros de roman (et parce qu’il n’était pas encore devenu l’écrivain reconnu, donc en ayant saisi le flambeau de l’art tendu à lui par son père ?). Chaque semaine il attendait la lettre pour savoir la suite de sa vie ! L’art, la poésie et la vie étaient pour lui très intriqués. Il avait deux existences, et même trois : la réelle, celle de l’école, celle du roman qu’étaient ces lettres. Mais aussi ses soirées avec la mère de Jeanne, une sorte de grand-mère d’adoption, qui lui racontait des légendes des guerres vendéennes, en faisant chauffer sa soupe sur un trépied. Courait-il le risque d’une dislocation de lui-même ? Ou bien ces différentes vies étaient-elles comme de petits romans différents lui racontant sa vie changeante, lui enseignant que la vie, c’est plusieurs vies ?
Il y a eu un temps où ce père ne put plus peindre et sombra dans la dépression. Alors, il s’essaya à la bande dessinée, à partir des dessins… des aventures de l’ourson, qu’il avait soigneusement gardés. A travers l’ourson, c’est encore son fils qui le répare, comme l’enfance éternelle retrouvée. Puis l’inspiration revint. A Noirmoutier, dont il aimait la lumière intense, le ciel, les marais salants, il semblait entrer en communication avec le paysage, peignant tout le jour, rien d’autre n’existant plus. Rejoignant le monde de l’art. Jean-Marie Rouart aime particulièrement un tableau de fin de vie de son père, peignant un petit paysage de plage par temps gris, même s’il lui inspire le spleen : c’est le ciel bas de la vie. Le crépuscule. Ce père pouvait-il s’en aller, parce qu’il avait réussi sa transmission à son fils ?
Qu’est-ce qu’un père, telle est la question qui traverse ces pages ? Alors que pour ce père très atypique, tout ce qui était important était ailleurs, à la recherche de la beauté comme un chercheur d’or. Artistiquement présent, mais absent dans le rôle de l’éducateur et comme modèle, forçant son fils à trouver des substituts. Pourtant, ce père est sa première image, qui lui fit découvrir que derrière la réalité oxymorique, il y avait autre chose, et qu’il y avait accès. Un monde où il lui disait qu’un être humain pouvait rester non pas enfant, mais l’être poétique que commence par être chaque humain, dans l’âge d’or de l’enfance. Ainsi, en le réveillant la nuit pour le peindre dans son berceau et éternisant en peinture tous les détails de ses premières années, puis ensuite par les lettres et ses dessins d’oursons, puis par ses essais de bande dessinée qui raconte les aventures d’un ourson, il le fit entrer dans un roman dont il était le héros. Il est un étrange prédécesseur, artiste, qui lui transmet l’importance d’être accueilli sur terre par des récits leçons de vie sur ce qui est sacré pour l’aventure humaine terrestre. Dans son cas, des tableaux lui racontent l’importance, pour ce père, de cet art de la transmission d’ascendant à descendant, car elle est ce qui permet à l’ascendant d’avoir un très beau crépuscule en redevenant enfant jusqu’à son dernier souffle. En effet, certes Augustin Rouart n’a pas connu la gloire comme peintre, mais il est indéniable qu’en accueillant sur terre ce fils par la peinture, il lui a littéralement peint l’entrée réussie d’une manière étrangement facile, comme le dit Jean-Marie Rouart, dans sa vie de romancier et de journaliste ayant de la notoriété. En cela, il a été vraiment un père, mais tel un prédécesseur venant l’accueillir en lui disant qu’au commencement il y a le verbe, il y a de la transmission, il y a des prédécesseurs (devenant ensuite les Immortels ?). Comme si c’était ça, la réparation de son enfance meurtrie, pour ce père peintre. Accueillir son fils, depuis le berceau, par de la transmission à propos du caractère sacré d’une vie qui reste poétique, proche de la nature, des fleurs, comme lui-même probablement n’avait pas été accueilli. Le réveillant en braquant la lumière sur son berceau, pour le peindre, ce père l’a éveillé très tôt au sacré d’une vie poétique proche des fleurs, de la nature, et l’a accueilli dans un roman, pour dire qu’au commencement il y a du verbe, un passage de flambeau à propos de ce qui n’est pas renonçable dans la vie, que ce père paraissant excentrique n’avait pas non plus renoncé à vivre en vivant toujours ailleurs que dans leur quotidien désargenté. Après avoir, à l’adolescence, méprisé ce père parce qu’il avait entraîné la famille dans la déchéance sociale, s’étant révolté, piquant des colères froides contre lui, - tandis que ce père ne comprenait pas pourquoi « son tendre enfant modèle s’était mué en contestataire », Jean-Marie Rouart retrouva son père plus tard, lorsque la littérature lui ouvrit ses portes dorées, et le journalisme lui permit de prendre le grand large. Ce père regarda avec étonnement ce fils qui avait accédé à la lumière avec facilité, alors que lui-même n’avait jamais cherché à se faire reconnaître. C’est alors que le fils organisa la reconnaissance de son père, qui n’avait jamais vraiment montré ses œuvres, hormis dans de petites galeries d’art. Il organisa une rétrospective de ses œuvres, plusieurs expositions, et le succès fut au rendez-vous. C’était sa façon de dire à ce père, enfin, sa reconnaissance à lui, pour ce qu’il lui avait transmis, et qui se lisait dans la fraîcheur inédite de son œuvre picturale. Le fils reconnaît enfin cette transmission, en disant qu’ils avaient tous les deux « poursuivi des buts semblables, mais en employant des moyens différents ». L’écriture de romans, n’est-ce pas aussi peindre ? Des paysages humains, à accueillir par du verbe ? Alors, les dernières années de la vie de ce père, la relation entre père et fils s’est transmuée « dans un monde idéal que ne trouble plus aucun différend ». « L’artiste seul subsiste, lumineux, dégagé de sa gangue d’homme réel ». Son père lui parle à travers ses œuvres au milieu desquelles il vit. Ce père qu’il avait déprécié a enfin obtenu la reconnaissance qu’il avait si longtemps attendue, alors que le fils l’avait eue très tôt. Là aussi, c’est inversé, il est le père de son père. Mais cette reconnaissance tardive que le fils obtient pour son père est le miroir de celle que lui, il comprend qu’il a pour ce que son père lui a transmis et qui lui a ouvert les portes dorées de la littérature.
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