Publié chez PHOS avec le soutien des "Amis de I .P. Couliano"
jeudi 26 septembre 2024 par Françoise Urban-MenningerPour imprimer
Préfacée par Dana Shishmanian, également poète, traduite, de concert avec son époux Ara Alexandre Shismanian du roumain au français, cette épopée lyrique qui nous invite à traverser "des espaces dignes du plus pur surréalisme", selon l’appréciation rédigée par Michel Bénard en quatrième de couverture, nous octroie des clefs pour l’impensé qui a partie liée avec l’autre côté des mots.
L’ illustration de la couverture, à l’étrange beauté intemporelle, réalisée par Jacques Grieu, nous plonge d’emblée dans un autre monde, voire un outre-monde. Plusieurs lectures de cet opus sont possibles comme le suggère Dana Shismanian dans sa préface. Les allusions aux mythes fondateurs de l’humanité, celui d’Orphée notamment, les évocations musicales, d’autre part, créent, selon la préfacière "la densité sonore d’un flux cosmique et continu". Et pour renouer avec nos réminiscences d’avant notre naissance, il nous faut bien évidemment tout oublier en nous immergeant dans ce fameux Léthé qui n’est autre que le fleuve de l’oubli. Voilà qui nous renseigne sur le titre mystérieux et mortifère de cet opuscule La létale de la lune.
Mais pour plonger son âme dans le Léthé et revenir, comme l’entendait Platon, dans le monde des Idées, où elle flottait avant notre incarnation, il nous faut faire fi des analyses trop explicites et trop savantes car c’est par la part d’ombre qui nous habite et non par la raison, que nous devons appréhender ces pages surgies du plus profond de la nuit de son auteur qui porte en lui cette musique qui fait tourner le monde et le désaccorde dans le même temps.
Nous allons savourer, dans tous les sens de ce terme, "sapere" étant aussi l’étymologie de "savoir", cette épopée à nulle autre pareille qui nous mène aux marges de l’infini car "échelle vers moi" est aussi "échelle vers le seuil", écrit le poète.
A l’instar du Bateau ivre d’Arthur Rimbaud, Ara Alexandre Shishmanian voyage dans ses territoires intérieurs, il s’affranchit des codes pour s’engouffrer dans l’inouï "je suis la porte noire vers nulle part" ou encore "la main morte qui a cueilli l’oeil aveugle". Et pourtant, c’est par l’avancée dans l’invisible et l’indicible que le poète devient visionnaire selon Victor Hugo... Visionnaire, voilà comment, l’on pourrait qualifier cette oeuvre a priori hors norme et inclassable qui nous porte et nous emporte avec sa musique dantesque et son écriture de lave en fusion tel l’un des cavaliers de l’apocalypse.
A l’écoute de ce qui parle en lui, l’auteur transcende les limites du rationnel, ouvre ses chakras pour accueillir le souffle perpétuel d’une humanité qui n’en porte que le nom et qui l’a mis malgré lui au monde "-moi qui à peine respire. mon pouls sème des échos de ténèbres-je suis personne".
Le poète n’est plus qu’un cri dans lequel il se fond corps et âme, dans le "je", c’est une parole venue du fond des âges qui s’inscrit, le temps y est aboli car il se confond avec " la cicatrice éternelle de l’énigme". L’on songe à La bouche d’Ombre de Victor Hugo, à la remontée des enfers d’Orphée...
Il faudrait bien des pages encore pour parler de cette épopée et Dana Shismanian a bien raison d’apporter dans sa préface de subtiles indices qui offrent au lecteur de nouveaux horizons de lecture car ce livre refermé, il nous appartient de le rouvrir encore et encore tant l’incandescence des images nous pénètre et nous éblouit en nous confrontant à des paysages inexplorés, des terres d’avant que le monde soit monde mais que nous portons dans le substrat de cet inconscient archaïque universel qui a partie liée avec notre terre enténébrée, mère de toutes les douleurs qui signe "notre implacable solitude". Car Ara Alexandre Shismanian le répète à l’envi "je suis seul-comme je l’étais au commencement"...Eternel retour de cet oeil intérieur où l’esprit se mire et se refonde sur lui-même "un oeil devient tout mon corps", affirme le poète et de poursuivre ainsi en jouant avec et sur les mots "l’homme libre vit libre dans le vide". Heidegger nous l’avait répété "Dès qu’un homme naît, il est assez vieux pour mourir", on a envie d’ajouter "l’homme naît seul et meurt seul"...N’est-ce pas là tout le drame de notre existence qui se joue dans cette épopée qui défie toute logique, toute rationalité ? Mais même si "les clefs entrent dans les clefs et les ouvrent-car seules les clefs sont des portes", le poète reste "le démon qui se refuse à lui-même"," "et collés aux murs, les miroirs rentrent pour toujours les uns dans les autres"...
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