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La vie infinie - Jennifer Richard

Editions Philippe Rey - 2024

samedi 2 novembre 2024 par Alice Granger

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Dans le désert, au Maroc, il y aura le data center. Où stocker une quantité phénoménale de données de clients désireux « de prendre part à cette révolution anthropologique ». Il faut beaucoup d’espace pour vendre un temps infini, à ceux qui en ont les moyens, dit à Céline son mari Adrien, avec lequel elle est venue dans ce désert. De plus en plus, celui-ci, à ses yeux, ressemble à l’idée qu’elle se fait de l’homme parfait. L’assise sociale l’avait frappée, à la première rencontre avec « cet enfant en costume de banquier ». Depuis, elle « bénéficiait de la puissance d’un mâle alpha sans subir sa masculinité toxique ». Ils ont en permanence les yeux sur leurs portables, c’est-à-dire la connexion à des applications, qui les circonviennent totalement. Par exemple, Adrien est ainsi informé de la haute probabilité que Céline soit d’humeur érotique.
Céline ne peut plus penser à autre chose « qu’à un vide inextricable et à une grande solitude ». Dans ce sable, il lui semble voir une petite fille danser, tandis qu’elle sent venir un malaise vagal. Depuis la mort de son père, elle n’en avait plus eu.
Adrien avait la réponse à tout. L’externalisation de l’exécution des projets se fait là où il y a l’énergie, l’espace, la main-d’œuvre qui ne fera pas grève. Alors que, pour lui, le défi étant d’atteindre l’immortalité, via la connexion à ce stockage infini de données personnelles permettant de remonter dans le temps sans plus craindre l’oubli, il n’est pas question de prendre du retard à cause des grèves. L’éternité sera, dit-il, à portée de main pour ceux qui voudront et auront les moyens de se transférer, c’est-à-dire se constituer en ensemble de données reconstituant l’homme nouveau, dont la résurrection sera numérique. Cet homme nouveau ne sera rien d’autre que des chiffres. Céline, pour l’instant, joue à lui échapper, à ne pas se laisser totalement liquider, et Adrien aime ça, il va pouvoir mettre en acte le piège. Cela commence par l’évocation de sa mère, atteindre d’Alzheimer. Effacement de la mémoire, donc. Bien sûr, Céline ne veut pas devenir comme sa mère. Donc, avec les données reconstituant l’homme nouveau, fait de chiffres, d’algorithmes, la mémoire n’est jamais perdue, l’intelligence artificielle, à partir de ces données de toute la vie passée transférées au fur et à mesure, peut parfaitement faire vivre des retrouvailles avec des êtres morts comme s’ils étaient en vie, avec la possibilité de parler avec eux de choses actuelles intégrées, ou bien replacer les scènes à d’autres âges, changer les mauvais souvenirs en les revivant en bons souvenirs, ceci avec les vraies voix des personnages. Céline, qui voudrait avoir dix vies pour venir à bout de ses envies, Adrien sait qu’il pourra l’emmener avec lui dans la résurrection numérique, où elle pourra vraiment avoir une infinité de vie, il suffira d’applications.
Adrien lui avait demandé ce qu’elle aimerait faire si elle était immortelle ! Elle avait répondu : je voudrais être mortelle. Elle résistait encore. Comme il insista, elle dit qu’elle voudrait revivre le passé, les moments agréables dont elle aurait aimé qu’ils durent des mois, des années. C’était ce qu’Adrien voulait entendre. Cela, la résurrection numérique pouvait le réaliser parfaitement, via les applications, et en ayant transféré une quantité phénoménale de données personnelles concentrant au fur et à mesure toute la vie, où revenir à volonté. On pourrait même corriger les erreurs du passé, afin de revivre ce passé de manière plus épanouissante. Ainsi, Céline ne s’était jamais sentie mère de sa fille Zoé. Les applications, l’aventure virtuelle de l’éternité, avec les robots et du stock humain, cela évite de s’occuper en personne des pipis d’un enfant. Avec de l’argent, de la technologie numérique, des robots, et un stock humain, cela se fait tout seul. Mère et fille, ou père et fille, peuvent se parler par les applications, à travers l’écran. Zoé, fille de Céline et d’Adrien, préférera toujours l’écran, les avatars, les événements de sa vie étant transférés continuellement. Elle est dès l’enfance dans la résurrection numérique. Avec les algorithmes, les enfants n’auront plus besoin d’apprendre par exemple à ne pas jouer avec une casserole d’eau bouillante, parce qu’un programme intégré à eux dès leur naissance leur dira en temps réel ce qu’il faut faire et ne pas faire.
Et en effet, Zoé vit connectée, et est terrorisée à l’idée du moindre contact humain, se passant du gel hydroalcoolique mille fois par jour. C’est avec un avatar qu’elle vit sa première histoire d’amour, puis son premier chagrin d’amour.
Adrien parlait à Céline évidemment plus en chiffres qu’en lettres. Et il pense que ce serait de la barbarie de ne pas respecter également des êtres numériques.
Cette vie infinie par la résurrection infinie est mise concurrence avec la perspective de finir sa vie dans une maison de retraite, comme la mère de Céline, y vivant comme un débris, à attendre la venue de gens qui n’ont aucune envie de venir voir comment finit la vie. Ceci devrait pousser Céline à faire le bon choix. Mais là, elle se retrouve nez à nez avec Pierre, un ami d’adolescence, à la peau noire, qui vit encore de manière humaine, très proche de la nature et des gens, pas du tout connecté, et qui a du temps à donner à des inconnus. Ce jour-là, il est venu rendre visite à la mère de Céline, qu’il n’avait pas oubliée, il anime un atelier poésie au Secours populaire. Se dégage de lui de la sérénité. Il a l’air en pleine forme. Il ne fait que des choses qui lui plaisent, librement, sans se sentir en dette avec personne. Il marche beaucoup, sans avoir l’air de savoir où il va, non connecté, ouvert à l’improbable et au sans prix. Il ose dire qu’il est heureux, et la gorge de Céline se serre, car autour d’elle, elle réalise que personne ne l’est. Elle se trouve face à un humain, il est irrésistible, et cela la déstabilise. Ses propos sont gorgés d’absolu. Il a déboulé comme un sérieux concurrent d’Adrien, qui compte bien convaincre totalement Céline d’opter pour la résurrection numérique. Ces retrouvailles la plongent dans le doute. Elle garde par-delà son mari Adrien le goût du vivre-ensemble.
Déjà, elle s’en veut de ne pas être allée embrasser sa mère, de manière humaine. D’être allée à la maison de retraite comme si, déjà, elle retrouvait sa mère sur un écran, sur une application, dans un avatar qui aurait sa voix et saurait tout sur elle, permettant de revivre autrement les événements du passé.
Nous apprenons que Céline avait toujours préféré son père. Détail très important. Celui-ci, jadis, avait toujours dit à sa fille qu’il allait mourir tôt. Alors, elle avait si peur de ne plus le voir, lorsqu’elle rentrait à la maison, et qu’il n’était pas là à l’heure habituelle, s’étant laissé aller à de l’imprévu. Ce père mort trop tôt, l’abandonnant à son chagrin, nous devinons déjà qu’il va peser beaucoup, pour le choix de Céline en faveur de la résurrection numérique. Ainsi, sur une application, elle pourrait revenir au passé, et vivre ce qu’elle n’avait pas pu vivre jadis, avec son avatar ayant la même voix que lui, connaissant les moindres détails sur elle, pouvant les intégrer et en jouer par les pouvoirs de l’intelligence artificielle. Elle ne sera plus jamais déçue, elle n’aura plus peur qu’il soit pour toujours absent.
Car la résurrection numérique est plus forte que la mort, elle chamboule le passage des générations, et ainsi, Céline surprend sa fille Zoé en train de regarder, sur une application où Adrien avait créé son personnage d’après ses archives personnelles, sa mère bébé. De même Zoé pouvait voir aussi sur écran son père redevenu bébé. L’avantage pour Zoé, c’est qu’elle n’aurait, elle, jamais peur de perdre ses parents… Il lui suffisait, et lui suffira, d’appuyer sur une touche, pour parler avec eux, revenant à n’importe quel âge du passé. Zoé soutient ainsi à sa mère qu’elle sera toujours là. Zoé s’était transformée en animal à sang froid. Ce qu’elle préfère par-dessus tout est la tablette que son père lui a offerte pour ses huit ans. Cela lui permet une telle ouverture, unique, pour nouer et entretenir des amitiés ! Numériques, bien sûr. La discussion n’avait plus aucune chance de déraper. Son premier amour, avec un avatar, est Amin, et Adrien l’avait créé pour entrer en contact avec elle afin de lui ouvrir l’esprit…
Les applications, c’est génial, ça permet de travailler à distance, de ne voir les collègues que sur des écrans. Comment les gens avaient-ils pu supporter la promiscuité avec leurs collègues toute une vie ?
Céline pouvait à tout moment consulter sur l’écran son avatar, pour vérifier l’évolution de ses données émotionnelles. Pour se voir déjà dans sa résurrection numérique, totalement contrôlée par les algorithmes. La rencontre avec l’homme, Pierre, qui était encore seulement un humain, était restée dans sa tête, la déstabilisant. Elle a besoin d’un monteur, pour son projet audiovisuel. Elle va lui proposer le job, juste pour retrouver cette présence d’un autre âge que celui de l’intelligence artificielle. Tout se demandant s’il n’allait pas peser comme un boulet dont elle n’arrivera pas à se débarrasser. L’imaginant célibataire, elle se demande si cela ne cache pas une tare ? Mais cela dit autre chose sur elle : elle conçoit un homme faisant de la vie à construire avec une femme son but, ceci vibrant pour elle avec son attachement éternel à son père, à retrouver avec un homme qui, lui, ne mourra pas... Alors que pour Pierre, c’est la vie libre poétique restant au contact des choses sans prix, qui semble du sacré. Tandis que pour Adrien, et Céline, tout dans leur vie a du prix, et Adrien pense que devenir millionnaire est le but. Céline est encore dans le doute, quant à accepter qu’Adrien soit le visage de son éternité. Qui, surtout, a les moyens de son éternité, car la technologie nécessaire à la résurrection numérique est chère.
Céline avait connu Adrien, le jeune premier, alors que Pierre jouait encore le rôle du meilleur ami. Adrien confisqua à son profit son temps et son attention, et Pierre ne faisait pas le poids, il était trop gentil, trop patient. Tandis qu’Adrien avait l’étrange pouvoir de lui faire oublier sa personnalité, ses goûts, ses aspirations propres. Pourtant, Pierre fut là quand elle avait besoin et quand elle avait envie, et juste après la disparition de son père, il la força à travailler, au lycée, à rester sur les rails.
Pierre est arrivé, pour le job proposé par Céline. Les producteurs sont perplexes. Céline a l’impression désagréables qu’ils la jugent, par rapport à cet ami si « décalé ». Pierre explique qu’il a écrit des livres sur la liquidation de l’humanité par la numérisation, non pas sur les discriminations. Céline ne comprend pas que ce soit là le plus grave. Elle croit qu’il y a plein de choses plus graves que ces « problèmes » informatiques. Elle s’énerve : franchement, ça intéresse qui ? Elle perçoit chez Pierre une horripilante désapprobation.
Zoé, sa fille, ouvre la perspective de la résurrection numérique pour Céline. Elle est en train de regarder sur l’application sa mère, qui n’a pas dix ans, qui est avec son père, encore beau, mais déjà malade, ils sont dans le jardin, à la campagne. Son père lui parle du papillon qui est sur le point de disparaître. Il va mourir ? Elle comprend que ce père parle de lui. Il lui précise : lorsqu’on sait que quelqu’un va mourir, on le trouve très beau. Zoé dit à sa mère que son père lui a dit qu’il suffisait de télécharger un souvenir, et alors, en le revivant de manière virtuelle, on pouvait le remplacer par un plus joli souvenir et retirer des cauchemars de la tête. Voilà ! Céline est en train de se faire piéger : la résurrection numérique est en train de la faire plonger dans la blessure non cicatrisée de la perte de son père afin de mieux pouvoir, par la puissance infinie des algorithmes, des nombres, reprendre les souvenirs avec lui là où ils sont gelés, et de les transformer virtuellement, et à l’infini, par des bons souvenirs. Exploitation numérique des fixations infantiles de Céline, et de tous les candidats à la résurrection numérique. Il y a un programme adapté pour faire la chasse aux mauvais souvenirs, et alors on ne sera plus jamais une adulte malheureuse. Ce programme adapté répond à un besoin, prétend Adrien. Un besoin infantile ? Au nom de l’insatiabilité du progrès ?
Avec la version numérique, chacun peut survivre. Et aussi vivre la vie d’un personnage illustre, ou imaginaire, ou la vie d’un ami, ou retrouver un ami d’enfance. En tout cas, vieillir sera devenu obsolète. Ainsi, la mère d’Adrien voudrait bien revoir l’Algérie de son enfance. Les parents d’Adrien, très riches, sont déjà prêts à investir dans les projets numériques de leur fils, dans la technologie que nécessite l’espace de stockage infini des données. Le père comprend qu’il y a des gens qui ne méritent pas de mourir. De plus, cette famille a une fortune qu’une vie humaine ne suffit pas à dépenser. Il est d’accord avec Adrien, pour migrer « vers une dimension dans laquelle on ne nous culpabilisera pas avec la raréfaction des ressources, le réchauffement climatiques ou les inégalités foncières ». La seule limite sera celle des désirs. Vive le capitalisme numérique !
Céline s’émerveille du paysage, lorsqu’elle découvre que Pierre vit au bord de l’eau, comme un ragondin. La beauté. Et tout cela est gratuit. N’est pas achetable. Est sans prix. Pierre lui dit que le temps est aussi gratuit, mais elle se demande alors si elle n’a pas fait une erreur en venant. Il trouve que ses propos sont vexants, lorsqu’elle l’accuse de passer sa vie, voire perdre son temps, à tergiverser. Céline craint qu’avec lui la soirée vire à une discussion sur la menace technologique, et là ce serait son mari Adrien qui serait mis en question. Il lui dit qu’Adrien, en gros, il est en train de faire des calculs ! Et Zoé ? Elle est devant l’écran, en train de s’amuser avec ses copains virtuels ? Tout ça aux mains des calculs, des nombres, des algorithmes. Céline s’extasie de la vue, où habite Pierre, comme si elle avait oublié que ça existait. Or, Pierre lui dit qu’elle peut trouver une telle beauté partout en France. Céline l’envie bel et bien, et sa joie immense, en ces instants, pour une raison inexplicable, tourne à la mélancolie. Car le monde de Pierre si éloigné de sa vie à elle vibre-t-il avec son enfance que la mort précoce de son père a en partie volée ?
Céline, sur la biopic mise à jour d’Adrien, le découvre à vingt ans. Sa mère, parce qu’elle avait l’impression d’étouffer, souffrait d’une terrible dépression, avait fait une tentative de suicide, et lui, il lui avait dit que si elle choisissait de vivre, il ferait de telle sorte qu’elle ne dépende de personne. Par la résurrection numérique ? Son choix à lui pour que sa mère, plutôt que le suicide, vive par les applications lui permettant de remonter dans ses souvenirs en les recommençant rectifiés en bons souvenirs ? La digue anti-suicide était numérique. D’autant plus qu’Adrien avait hérité des papillons noirs de sa mère.
Céline, en se connectant à sa tablette, surprend sa fille Zoé, qui fuit tout contact direct, en train de parler à Pierre, « en vrai », et qui semble si joyeuse d’avoir réussi à susciter l’intérêt d’un adulte, comme ça, gratuitement, sans passer par une application. Pierre lui explique que « les surprises les plus merveilleuses sont gratuites ». Ce sont de vraies surprises, non pas des rencontres organisées par des algorithmes à partir des données infinies de la vie personnelle qui ont été enregistrées. Alors, Zoé révèle que sa vie même a été achetée, a un prix, est le résultat du nombre, puisqu’une dame d’Ukraine a été payée 70000 euros comme mère porteuse. En apprenant que Pierre a emmené Zoé dans une manifestation, Céline est folle, si habituée à la vie hors-sol parfaitement maitrisée de partout par les algorithmes, idem pour sa fille, peut-être comme si c’était par un père assurant parfaitement une très belle vie, et idem pour Adrien, les applications numériques comme une mère qui lui dirait que la vie est merveilleuse, au lieu de lui dire son infinie mélancolie. Céline fonce rejoindre Pierre et Zoé, pour lui dire qu’il est déconnecté de la réalité, ne se rend pas compte du danger en étant hors de la circonvention numérique qui renseigne en temps réel le moindre des tremblements émotionnels. Elle s’aperçoit que la manifestation se fait pour dire non à la liquidation générale. Elle est frappée par le bourdonnement joyeux de la salle. Elle est prise de doute, se demande comment elle a pu passer à côté d’une telle ébullition de vie. Zoé aussi est conquise : elle n’a plus peur des contacts. Pierre dit qu’il n’aime pas les liens artificiels. Aussi, il refuse de venir à l’anniversaire de Zoé, qui se fera à travers les écrans, virtuellement.
De retour chez elle, Céline est frappée par l’absence de vie de l’appartement. Adrien grignote en prenant soin de ne rien tacher. Alors que Céline lui parle de Pierre, il dit qu’il n’a jamais eu le moindre penchant pour l’agitation populaire. Alors qu’Adrien n’a pas de souci à propos du fait que sa mémoire soit totalement secondée et maitrisée par les algorithmes, Céline fait le constat qu’il est réellement attaché à elle. Et donc, aurait-il peut qu’elle disparaisse dans la mélancolie comme sa mère, d’où son obsession de réussir à la faire entrer totalement avec lui dans la résurrection numérique ? Et Adrien, est-il plus fort que Pierre, auprès de Céline, parce que, par la circonvention numérique, il semble prendre soin totalement d’elle comme son père rêvé l’aurait fait s’il n’était pas mort trop tôt ? Avec lui, tel un forgeron millénaire, elle s’en va dans une somnolence ouatée. Tandis que, pensant à Pierre, qui a l’air de vouloir la réveiller elle plus encore que sa fille Zoé, elle rêve aussi de deux corps s’attirant sans avoir besoin de la technologie.
Céline et Adrien ont en commun une mère dépressive. Celle de Céline, veuve très jeune, se détruisit à petit feu sans disparaître vraiment, jusqu’à la maladie d’Alzheimer. Voilà ce qui permet à Adrien d’être si sûr qu’il gagnera sur Pierre, que Céline finira par aller totalement du côté de la résurrection numérique, de la vie infinie, de cette mémoire assurée par les applications permettant de transformer les souvenirs, pour échapper à la terrible perspective du grignotage de son cerveau. Zoé est déjà parfaitement dans cette vie infinie. Ses parents ne connaissent aucun de ses amis connectés. Ils ne se sont jamais réellement rencontrés.
Adrien ne lit plus des humains. Avec Céline, ils optimisent leurs ébats, qu’ils enregistrent bien sûr, en tenant compte des notifications des applications. C’est lui qui a eu l’idée d’inviter Pierre, comme si, en réalité sujet au spleen, il jouait le rôle d’un calmant inattendu. Lorsqu’Adrien demande qui veut devenir éternel via la résurrection numérique qui permet de revivre le passé en transformant les souvenirs mais aussi de vivre virtuellement à partir de toutes les données enregistrées, Pierre rétorque : « L’éternité, alors que beaucoup ne savent pas à quoi employer leur vie ? Sont incapables de trouver que quelque chose est sans prix. Adrien dit : il suffit d’assister à sa propre mort. C’est-à-dire ne plus vivre que par le numérique. Cela peut faire un carton dans les maisons de retraite, les vieux n’ayant plus qu’à choisir le décor dans lequel ils veulent évoluer, quels proches ils veulent voir. L’Objectif, c’est que tous les individus soient numérisés ! En se connectant avec la chambre de sa mère, Céline la trouve joyeuse, et elle lui dit son désir de vrais contacts. Puis elle apprend que Pierre vient réellement la voir, tous les quinze jours. D’où la joie. Céline sait que sa mère lui en veut de l’avoir mise en maison de retraite. Mais Adrien lui rappelle que toutes les époques sont confrontées au fardeau de la vieillesse. On comprend où il veut en venir. Finalement, la résurrection numérique, ce n’est pas si mal…
Céline rêve souvent qu’elle se noie. L’application lui conseille de ne rien garder pour elle, de lui donner toutes les informations, et elle les traitera pour la guérir de tous les maux. Le virus, via Pierre l’humain, n’est que de passage, sa vie n’est pas écrite d’avance, les applications n’en savent rien, Céline a le sentiment de se noyer, si elle ne peut pas le retrouver par la technologie, et ça rime peut-être avec la mort de son père, contre laquelle elle n’a rien pu. Alors qu’Adrien est pour elle une présence solide. La résurrection numérique qu’il propose, c’est la certitude de retrouver qui elle veut, de retourner à l’infini dans le passé et se voir à tous les âges de sa vie en train de revivre de manière nouvelle ses souvenirs. Céline ne résistait jamais aux efforts d’Adrien quand son mental à elle n’était pas au beau fixe. Il lui dit qu’il faut traiter les créatures algorithmiques comme l’on traitait les humains. Même s’ils ne sont pas générés par la biologie mais par la technologie. Céline est rassurée. C’est ça qu’elle veut. C’est un grand progrès, que la créature algorithmique, elle, ne disparaisse jamais, n’ait pas une vie non écrite, non déterminée par les nombres, ses surprises ne sont jamais de l’inespéré, de l’improbable, ce sont seulement des combinaisons nouvelles à partir des données transférées. Ainsi, on peut même développer virtuellement l’empathie, se comprendre d’un bout du globe à l’autre, et d’une époque à l’autre… Le progrès, pour Céline, est que plus personne ne disparaitra.
Alors qu’il y a encore du doute en elle, Adrien sort sont atout personnalisé et imparable. Cela passe par Pierre. Lorsqu’elle le revoit, elle sent le désir de lâcher prise, de se remettre entre ses mains. Il lui faisait expérimenter une autre manière de respirer le temps. C’est si calmant, d’être avec lui. Elle lui demande s’il se sent seul, parfois. Il répond : jamais. Il a foi en la vie. Il n’a pas peur de mourir. Elle, ce n’est pas de mourir qu’elle a peur, c’est de ne jamais mourir, c’est-à-dire… quitter le temps bloqué de son enfance à cause de la mort de son père ? Elle est très dérangée.
Mais alors, Adrien peut sortir sa botte secrète. Une expérience de reconnexion. Céline avait un besoin incommensurable que ça soit de l’imprévisible, comme jadis, avec son père humain ? Adrien avait fouillé dans les cartons à la cave, comme dans son passé, pour tout numériser, transférer dans la base de données. Il la conduit devant l’écran. Son père disparu se tient devant elle, c’est sa voix, ce sont les mêmes mots, le même ton, il lui sourit de manière complice, et en même temps ce n’est pas son père. D’abord, elle est réticente à engager le dialogue avec une illusion. Son père feuillette un magazine où il voit le nom de sa fille, comme s’il savait tout de sa vie actuelle. Alors, elle est happée. C’est bien fait. Mais son père lui dit de ne pas s’en faire, pour tout ce bazar numérique, parce qu’en vérité, il ne s’agit pas seulement de la technique, c’est aussi ce qu’elle veut voir, ce qu’elle a voulu conserver de lui et d’elle. Céline se laisse envoûter. Cette reconstitution numérique, elle se dit que, peut-être, c’est bien lui, celui qu’elle guettait depuis des années dans le moindre grain de poussière. Elle n’a plus conscience qu’elle parle à une image. Adrien a réussi à lui faire déposer les armes. A la faire entrer dans la vie infinie numérique. Elle a des conversations si complices avec lui ! Il lui dit que notre société, désormais, se confronte à la fin du grandiose. Certes Adrien a réussi à griser un grand nombre de zones de sa vie, mais, en même temps, la lumière s’allume quand il est là. Il lui dit que Pierre vit dans un monde parallèle, que depuis qu’elle l’avait revu, elle devait se demander s’il lui avait apporté quelque chose, à part de penser que ce qu’elle, elle trouve bon, lui il dit que c’est une décision bourgeoise, d’installation. Oui, admet-elle, son orgueil fut piqué à vif. Pouvait-elle, elle, tout quitter pour vivre au jour le jour, sans aucun recours à la technologie numérique ? Elle décide d’aller lui dire que c’est mieux de ne plus se voir. Il est vexant. Il la déstabilise, lorsqu’elle dit qu’elle a peur de la mort. Il pinaille tout le temps. Bref, il ne parvient pas, lui, à vivre hors-sol ! Leur baiser d’adieu est un baiser volé au temps. Il est prêt à aller au bout du monde avec elle, mais la liberté est de l’autre côté, pas du côté où elle s’est installée. Mais qui est-il, pour juger les autres ? Il semble immunisé contre les ambitions universelles. Pourtant, elle se voit à être en train de le juger, et lui ne le fait jamais. En vérité, ce qu’elle lui reproche, c’est de vivre dans l’imprévu, c’est-à-dire de ne pas rester à portée d’elle, comme les applications, elles, le font parfaitement. Elle se rend compte à quel point elle ne peut pas se passer de son amitié, mais lui, justement, il est absent car toujours impatient d’inconnu, et par la fenêtre de la péniche où il vit, elle a l’impression que la cuisine a la froideur d’une morgue. Superposition avec le père mort ? Elle sent, en faisant quelques pas, qu’il n’y a aucune trace de la présence de Pierre. Il est parti en éteignant la lumière. Alors qu’avec Adrien, la lumière s’allume. Il est fier de sa compagne. Elle ne considère plus les avatars comme des ennemis. Elle peut retrouver son père comme elle veut, et c’est comme un shoot d’héroïne. L’avenir est radieux car le passé n’est plus derrière elle, mais devant ! Elle « pourrait tout avoir, les vivants, les morts, la fugacité et la longévité seraient capturées de la même façon ». Comme le sentiment de puissance est délicieux ! Sa fille Zoé ne lui parle même plus directement, mais avec son avatar.
Plus tard, ayant choisi sa dernière demeure, la résidence Arcadia, un ancien couvent du XVIIIe siècle réhabilité, des avatars s’occupent d’elle. Au réveil il n’y a personne à ses côtés, et seul le chant d’un merle, sortant de l’écran, marque la fin de la nuit. Elle ne fait plus de voyages. Une sensation de manque emplit ses poumons. Sur l’écran, s’affichent les données de la journée. Fatou, toujours elle, est l’avatar sachant quel petit déjeuner lui faire arriver par robot, et lui conseillant de bien s’hydrater. Adrien avait décidé, lui, de se supprimer, et Zoé, leur fille, pouvait le retrouver ressuscité par l’intelligence artificielle. Quant à Céline, même totalement transférée dans la vie infinie, elle pense toujours à la même chose, à l’homme dont elle n’a plus qu’une photo dans un tiroir, elle se souvient de son prénom : Pierre. Lui, c’était un homme resté humain. L’intelligence artificielle ne peut pas le retrouver, bien sûr. Par contre, Céline peut avoir la visite de sa fille Zoé, bien sûr à travers l’écran. Qui rappelle à sa mère de ne pas oublier de télécharger ses derniers souvenirs. Voilà où avait mené cette vie immortelle par résurrection numérique.
Dans cette maison de retraite Arcadia, elle peut ressusciter numériquement comme elle veut grâce aux applications, mais elle sent le vide. Elle a le sentiment d’avoir fait le tour de ses rêves, qu’elle pouvait programmer, et qu’elle avait tout dit de ce qu’elle voulait dire à son père. Elle avait pu rêver qu’elle n’avait pas eu d’enfant, ou qu’elle en avait eu trois, et aussi qu’elle avait réussi à convaincre Adrien de ne pas se supprimer, à soixante ans. Ensuite, c’est Pierre qui lui revient. Comme une anomalie, comme une sensation de manque. Elle a envie de faire de vrais rêves, pas ceux qui sont programmés. Elle se rend compte que sa mémoire est une page blanche. Et du vide à l’intérieur d’elle-même. Et qu’elle ne ressent plus la matière sur sa paume, lorsqu’elle touche quelque chose. Elle voudrait revoir Pierre. Mais il n’est pas dans les applications. Avec celles-ci, sensoriellement, il ne se passe jamais rien. Elle cherche la noyade, le relâchement. Des années plus tôt, Adrien avait choisi l’euthanasie. Elle le retrouvait sur les écrans, dans la vie infinie. Et même, elle peut se voir elle, en avatar. Elle veut s’ouvrir les veines, mais c’est couteau pour enfants et personnes très âgées. Elle avait perdu son corps, elle était emprisonnée dans une base sous forme de lignes de codes, désincarnée, immortalisée, dématérialisée. En le comprenant, elle est terrifiée. Même le chant du merle qu’elle entend est programmé ! Elle veut mourir, mais ce n’est pas prévu dans le programme, elle est immortelle.
Alors, Pierre fait irruption dans sa pensée. Il lui dit que lui, il croit en la poésie. Et il disparait. Mais elle pense qu’il lui reste une photo, dans le tiroir. Cette photo entre les mains, elle ne se réveille pas. Cette mort qu’elle avait décidait la reconnectait à l’humanité. Grâce à cette photo, le voyage fut paisible. Une noyade ?
Voilà, tout est très bien dit, dans ce roman de Jennifer Richard !

Alice Granger



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