Editions Le Tripode - 2024
jeudi 13 mars 2025 par Alice GrangerPour imprimer
Cet extraordinaire roman conduit à une nuit où « la ville entière a rêvé d’un chant d’une tendresse infinie, un chant qui saluait l’arrivée du printemps ». Le réveil était radieux. Le chant dit : « Printemps, / pendant tout l’hiver je n’ai pensé qu’à toi… J’ai à peine le temps de sortir et le soleil m’embrasse déjà… Printemps, / chaque frère embrasse frères et sœurs ».
Et pourtant, cela avait commencé par « Un matin… / un même son retentit partout sur la surface de la Terre, / faillit en l’atmosphère.
Entre les deux, il y a une bataille qui avance jusqu’à la victoire, au rythme de l’écriture, le roman faisant ressortir dès le début une extrême sensibilité aux choses, un retour à leur contact direct, à la poésie, à la terre tirée du désastre, tandis que « les envahisseurs » sont hors-sol, dans le paraître, les réceptions, les belles robes des femmes, les calculs des profiteurs dont l’un réussit à épouser la fille de la Présidente et du Président, persuadés d’apporter les bienfaits de la civilisation à tous. Les Bâtisseurs, ceux qui d’abord semblèrent avoir perdu la bataille, vont gagner la guerre. Une fille différente conduisant l’armée pour la paix à la victoire.
D’abord, le sublime roman de Paolo Bellomo nous raconte l’histoire de Faïel. Une histoire de garçon, qui a donc cette sœur très différente, défendant le droit des autres formes du vivant, animales et végétales, sur terre, contre des envahisseurs persuadés d’apporter la civilisation, élites dans leurs salons et hors-sol. Et défendant cette terre du désastre annoncé. Elle se bat pour le partage des terres en parcelles, et la sienne est la plus sauvage de toutes.
Tout commence par la mère de Faïel, Sisine. Alors qu’elle vient de perdre son mari, Samouèle, trente ans, en apparence tué par son patron, Saintorsole, alors qu’il était allé discuter salaire avec lui, elle ne pleure pas. Elle n’est pas d’ici. Elle est différente. Nous devinons qu’elle, elle connaît le chant qui salue l’arrivée du printemps. On sait « qu’ici », elle n’a jamais aimé chanter. Les chants qu’elle aime, on ne sait pas d’où elle les tire. Au cours des années, et grâce à son amie Sara, elle s’est vraiment construite elle-même. Maintenant, de manière énigmatique, avec la mort de son mari, une ivresse l’a saisie, une veuve n’a plus à se plier à des compromis. Elle se sent libre par rapport au destin tout écrit d’une femme ? Son absence de larmes annonce, dans ce très intelligent roman, écrit avec beaucoup de poésie, un rebattage absolu des cartes, et sa conséquence sera la victoire des Bâtisseurs sur les envahisseurs, ainsi que la planète terre tirée du désastre, en partage aux infinies formes du vivant.
Le roman fait arriver les conséquences de ce rebattage des cartes, tel un saut logique dans l’humanité, sans que l’on ne comprenne les indices précis. Par exemple, on ne sait pas pourquoi Vitelarinze, le père de Samouèle, un homme aux jambes de berger, qui va chez le patron de son fils pour le venger, a ensuite le visage de quelqu’un qui est touché par la grâce. De même, celui qui est sensé avoir tué son fils, on ignore pourquoi son regard, d’abord saisi de terreur, devient celui d’une extrême jouissance. Paolo Bellomo fait simplement résonner, à propos de Vitelarinze : « le vieux berger hochait la tête, comme si ce constat recelait un rébus, une énigme plus grande que lui, que nous tous, et qu’il venait de la résoudre ». En revenant chez lui, il dit à sa femme Marisabède, très inquiète « qu’il avait œuvré pour que la balance du monde soit à nouveau à l’équilibre » ! Sa femme voudrait un roc, un vrai soutien de famille maintenant que son fils est mort, et elle ne comprend pas l’illuminé qu’il est devenu !
Faïel et sa sœur Nennelle s’endorment. Il sent la présence de sa mère, c’est un adolescent si sensible aux choses, présences, odeurs. Sa mère, avec ses baisers, l’a toujours brûlé de paix. Mais ce soir-là, il comprend sans comprendre quelque chose de très grave, lorsqu’il sent une odeur d’homme rôder autour de sa mère, déjà, alors qu’elle est à peine veuve : c’est Taloud, le cousin de son père mort. On le verra beaucoup plus tard, sachant très bien « profiter ». Dans la nuit, Faïel entend sa mère dire : « Il fait très froid ». Un peu plus loin dans le roman, Paolo Bellomo commence à faire résonner quelque chose entre les lignes, lorsqu’il informe les lecteurs que la mère de Taloud a été la nourrice de Sisine, donc qu’elle a été sa sœur de lait, et nous entendons vibrer d’autant plus quelque chose d’incestueux entre frère et « sœur » fomenté par cette mère qu’elle aussi rêve maintenant que son fils l’épouse. Nous saurons aussi que la famille de Taloud était modeste et celle de Sisine était plus privilégiée, et donc, se proposant de « protéger » cette jeune veuve, Taloud pouvait enfin avoir « droit » à une femme pas de son milieu, réalisant son calcul de s’élever au bon milieu. Taloud, c’est le calculateur par excellence, le profiteur. Il réussira ainsi à épouser la fille du Président et de la Présidente des envahisseurs. Et donc, nous comprenons pourquoi cette Resarye, mère de Taloud, tient tant à s’occuper de Faïel et de Nennelle, les orphelins de père. Elle voit déjà en Sisine une future belle-fille. Sisine lui rappelle que leurs parents, cela faisait longtemps qu’ils ne se parlaient plus. Est-ce pour cette « chose » très grave qui s’est passée, en enfance ?
Arrive Sara, la meilleure amie de Sisine, qui apparaît comme son double libre, qui a réussi à s’échapper, à ne pas perdre son âme. Bien sûr, Taloud la déteste.
La nouvelle distribution des cartes s’entend par le chant que Vitelarinze, lors de la veillée du corps de son fils, qui est un alléluia, et même un chant de guerre. Son petit-fils Faïel comprend très bien que s’est produite une révolution, que son grand-père est un nouvel homme : « ses yeux qui perçaient plus loin que tous les yeux que l’enfant avait connus jusque-là ». Evidemment, Taloud prend ça pour un affront, et ne quitte des yeux ni Vitelarinze son oncle, ni Sisine ! Faïel se dit que Taloud est un grand paranoïaque. Et lui-même se sent soudain très fort.
Sisine, habitée par la colère, sait, étrangement, que son mari n’a pas été tué par son patron, parce qu’il défendait le droit des gens dans l’usine. Sa colère est suscitée par « cette foule de gens bien-pensants ». Certes sa colère vibre avec ces gens qui avaient discriminé sa famille pas d’ici, lorsqu’elle arriva. Cela sembla disparaître parce que son père et sa mère rendaient des services à tout le monde. Mais à leur mort, la discrimination avait ressurgi sur elle, comme si elle n’avait plus été protégée. Elle se sentit d’autant plus seule que sa belle-mère était une mollassonne qui ne savait pas se défendre contre les rumeurs. En voyant son beau-père revenir, couvert de sang, elle nota la lumière qu’il avait dans le regard.
Sara prend la direction. Faïel la suit, très sensible à son odeur de transpiration. Il aime aussi se cogner de temps en temps à sa hanche. Ils vont chez elle, où sa mère Sisine les attend. Les sacs sont prêts pour partir, mais il a mal au ventre à l’idée qu’une partie des jouets vont rester là. Ils partent avec un chauffeur silencieux « dans l’autre direction par rapport aux lumières ».
Taloud ne peut rien contre le refus du compromis par Sisine, elle est un mur ? Il trouve étrange aussi que Saintorsole, le patron censé avoir tué son mari, soit revenu, amaigri, avec des bleus et écorchures énigmatiques. Tandis que Vitelarinze, le père du fils mort, a disparu ? Les rumeurs s’étant acharnées contre Sisine, il lui proposa sa « protection ». Sa colère décupla lorsqu’elle refusa, et parut si forte, avec son amie Sara à ses côtés. Soudain, il y a au loin des lumières, un groupe de gens avançant sans se parler, avec des armes rudimentaires. Il s’enfuit. Derrière lui, il voit la maison de Sara en flammes.
La nouvelle distribution des cartes s’inscrit par le départ de Sisine, ses deux enfants, Sara. Conduits par le chauffeur, ils arrivent en montagne, devant une maison. Faïel comprend que sa mère est revenue dans la montagne de son enfance, en l’entendant parler une autre langue avec le chauffeur. Il sent à nouveau l’air frais ! Elles sont grandioses, la forêt et les montagnes, c’était pour lui la première fois qu’il était si haut. Le chauffeur (Ouittorye) et une femme bossue (Djesuppine) les accueillent dans leur maison. La table immense semble si solide. Sa mère ressemble tellement à ces gens de la montagne. Elle semble accueillir ses enfants dans une enfance poétique qu’elle n’a jamais pu vivre. Ce pays est celui d’où venaient ses grands-parents, qu’ils avaient quitté parce qu’il y avait eu la guerre ici. L’homme et la femme qui les accueillent sont des arrières-cousins. Ici, il faut travailler, les temps sont durs, Faïel le comprend tout de suite. Il accompagne Ouittorye aux champs, jusqu’aux vignes. Il va cultiver de la vigne pour raisin de table, à aller vendre sur les marchés. C’est une vie à des années-lumière de celle que les « envahisseurs » persuadés d’apporter la civilisation croient avoir imposée. Sa mère lui ayant transmis la grande sensibilité des poètes, Faïel est très sensibles aux chants des oiseaux, au bourdonnement des insectes, mais aussi aux bruits humains aux champs, tel le frottement du pantalon de Ouittorye. Ainsi qu’aux odeurs de transpiration. Lors de la première sieste, il va profiter pour le regarder tranquillement. C’est un paysage humain. Qui lui apprend aussi à reconnaître les herbes sauvages, aubépine, valériane, millepertuis. Sa mère commence à lui parler dans la langue d’ici.
Ici, les « paysages humains », Faïel peut littéralement les « sentir. Ainsi, il « sent », lorsqu’il est à la maison, sa mère et Djesuppine, devenues très copines. Il perçoit les fils invisibles qui relient leurs corps, quelque chose de gémellaire, séparées on a l’impression qu’elles ne le sont pas vraiment, qu’elles sont toutes les deux poètes. A côté, il y a Terési, plus jeune, la nourrice qui a été trouvée pour Nennelle. Elle rend la maison plus bruyante, elle rapporte, tel un fleuve, les nouvelles des villages alentour, elle chante des chants religieux. Faïel adore. Une grande curiosité surgit en lui, à propos de Djesuppine. Comme si sa présence incarnée lui offrait des leçons de vie. Elle rend visite aux voisins, va vendre des œufs, des légumes, contre du lait et du fromage. La vie sur les terres, en montagne. Faïel est à l’écoute des paroles échangées. Tout est à ciel ouvert, ici. Même si les sons vont trop vite pour qu’il comprenne tout, et ça l’énerve de ne pas avoir encore vraiment appris la langue d’ici. Il y a beaucoup de sensualité et de sensorialité, ici. Il a peur qu’on le prenne pour un espion. Un après-midi, alors que sa mère est partie chez Terési la nourrice de Nennelle, sa curiosité de Djesuppine va être payante. Il comprend « que l’air de la montagne allait être incendié par la chaleur » ! Il surveille la maison, les fenêtres sont ouvertes, il la voit apparaître, disparaître, puis elle sort avec une bassine de linge, se dirige vers la chênaie. Il la suit, a l’impression que son corps s’adresse au soleil. Près du puits, elle pose sa bassine, puise de l’eau avec le seau, la remplit. Elle ne se sent pas regardée. Elle enlève un à un ses vêtements, fait apparaître ses poils, ses seins, et lorsqu’elle n’a plus de culotte, il voit une tache noire et entremêlée entre ses jambes. Jamais personne ne lui avait parlé de ça ! Ni de l’odeur intense qui venait de Djesuppine. Faïel se rend compte combien est riche de leçons de vie, d’anatomie, de sensorialité, de sexualité, cette campagne, cette montagne, ce village, ces terres, que tout s’offre à ciel ouvert. Et voilà : de la branche d’un chêne un grand garçon au torse nu se met à rire de lui, le regardant en lui montrant sa braguette. Il a été découvert non pas par Djesuppine mais par un garçon. Et son odeur est encore plus forte que celle de la femme, tandis qu’il rit de plus en plus fort. Faïel regarde sa braguette et est pris de terreur à l’idée qu’elle puisse croire qu’il était aussi voyeur que ce garçon. Il rentre à la maison la nuque incendiée.
Ouittorye rentre de la ville, rapporte des jouets à Faïel, qui se dit : a-t-il encore besoin de ses jouets, alors qu’il a vu la femme nue ?
A partir du moment où Ouittorye a discuté avec sa mère à propos de ce qui se passe en ville, elle commence à ne plus manger, à s’assécher. Symboliquement, on se dit que c’est aussi la peinture du détachement du fils d’avec la mère, maintenant qu’il a fait ses expériences sexuelles dans la chênaie, tandis qu’il dit à Ouitorye qu’il a goûté au miel, et voudrait s’occuper des abeilles avec lui. Logiquement, la mère commence à aller mal. Un voile de tristesse lui est tombé dessus. Une nuit, il rêve que c’est le printemps, que sa mère est debout devant une grotte, devant une colline escarpée, elle se tournait vers la grotte, et il a compris qu’il n’avait plus accès à sa langue. Lorsqu’il s’est réveillé, il s’est rendu compte qu’il avait dormi sur le matelas de sa mère. Allant boire de l’eau dans la cuisine, il voit le garçon de la chênaie, il vient « l’aider », il ne comprend pas ce qui se passe. Puis le garçon sauvage est parti, et Faïel a la certitude d’avoir perdu sa maman. Sisine se souvient qu’elle a toujours été sûre que sa trajectoire menait au suicide. Cette pensée lui était venue toute jeune fille, et l’avait étrangement consolée, comme si c’était la pensée de sa non obéissance au destin se traçant à l’adolescence. Paolo Bellomo peint côté fille, après l’avoir peint côté garçon, la perspective de l’entrée dans l’adolescence, tel un bouleversement très inquiétant, voire une perdition. Lorsque le soir tombait, la jeune fille qu’elle était sentait que la ville entière allait être brûlée – comme sous le joug d’une sexualité qui faisait perdre la vie poétique de l’enfance – et qu’elle serait la seule survivante d’un monde qu’elle avait connu jusque-là. Elle seule ne voulait pas renoncer à la vie poétique, et nous comprenons que c’était pour cela que, dans la ville, elle n’était pas d’ici. Pré-adolescente, elle se disait qu’elle préférera se jeter dans une crevasse au sortir de la ville. A l’adolescence, le chagrin diminua, et elle se dit que tout le monde passait par là, filles et garçons. Mais ce qui n’était pas supportable, c’était, à seize ans, « une nouvelle cyclicité ». Le romancier, pour parler de cela, dit que la nuit tombait tous les mois de février, épaisse, Sisine devenant alors aveugle. Se réveillant, elle avait l’impression « qu’un secret dégoûtant lui avait collé à la peau », et qu’elle pourrait muer, s’en débarrasser. Elle imaginait « que son corps lacéré donnait naissance à une roseraie magnifique ». Adulte, elle accepta de vivre avec ça mais en dissidente. Mais une année, elle se rendit compte que sa trajectoire avait dévié, personne ne s’en apercevant. C’était trois quatre ans après la mort de ses parents. Seule son amie Sara s’en aperçue. Sisine, avec une joie incrédule, lui avait dit que « c’était parti ». La vie devint plus douce, même si son mari était mort. Maintenant, avec Ouittorye et Djesuppine, elle se sent chanceuse. Mais tout a changé, depuis que Ouittorye est allé vers la ville qu’elle avait fuie. Elle se disait qu’elle ne voulait pas mourir, lorsqu’elle entendit la voiture revenir, et que le regard de son fils se croisa avec celui d’Ouittorye. Celui-ci lui raconta que dans cette ville, après son mari, il y avait eu une longue série de disparitions, de morts, qu’une armée étrangère avait envahi la ville, et que Sara avait fini sous les ruines de la ville. Elle sentit que rien de pire ne pouvait lui arriver, si son double, son âme sœur, était morte. Elle pensa avoir gagné contre le monstre qui la cherchait, et toutes les nuits, des créatures étranges l’autorisaient à mourir. Cela lui apportait de la paix. Une nuit, elle se senti être Sara. Elle se vit dans le miroir avec son visage dégoûté, son haleine sentait la faim, le jeûne, la rage, et dehors, il y avait la voiture, les arbres, les montagnes. Elle retrouvait sa trajectoire. Et accrocha la corde à une poutre.
Sa fille Nennelle, reste comme sa liberté poétique sauvée. Elle veut, à huit ans, rester seule avec son troupeau, devenir bergère, impatiente de créer une forêt « où toutes les espèces qui ne savent plus où s’abriter… vont retrouver un espace vital, vont se livrer aux mêmes combats que leurs ancêtres avant que l’humain ne vienne fourrer son nez partout ». Elle rêvait des heures à son lopin de terre. Pour elle, le futur des terres doit primer sur la gourmandise individuelle. Son frère s’en veut presque de planter, lui, de la vigne sur sa parcelle. C’était elle qui avait la vision de la solution, face à la désertification du monde. Le roman est en train de prendre en compte le sursaut que les humains, au pied du mur, devront mettre en acte pour sauver la terre. Déjà Djuani, le mari de son ancienne nourrice Teresi, qui cultive aussi la vigne, y laisse les mauvaises herbes prospérer, et ainsi, dit-il, ses cuites sont bien plus joyeuses. Il mettait aussi des crottes, du fumier. Le caca, dit-il, c’est aussi la vie. Nannelle lui colle aux basques de Djuani, il aime autant qu’elle la liberté et la fantaisie. Ils sont partis, tous les deux, sur une autre planète. Faïel, lui, s’est construit un autre corps, « similaire à celui du garçon de la chênaie ».
Dans la montagne, il y a l’épisode des loups, et les gens se disent que Nennelle n’est pas seulement une fille plus éveillée que d’autres. Un jour où il n’arrête pas de pleuvoir, ils sont tous cloués à la maison. Soudain Djesuppine dit : allons chercher qu’il faut des escargots. C’est la tradition, après la pluie. Deux équipes, cells des hommes et celle des femmes. Les hommes rentrent à la maison avant. Les filles tardent. Après plus d’une heure, les hommes partent à leur recherche, très inquiets. Tandis qu’ils partent, elles arrivent, leurs pieds traînant dans l’herbe. Dans le regard de Nennelle, se lit une rage titanesque. Djesuppine, dont le bras est en lambeaux, explique qu’elle l’avait perdue. Nennelle explique qu’elle a vu un homme ressemblant à Faïel. Mais elle ne se souvient de rien d’autre. C’est Djesuppine qui explique. (Et la scène se peint comme la maîtrise intérieure de cette jeune fille contre les loups de la sexualité qui ont surgi en ayant vu son frère). Elle était partie à sa recherche, dans la forêt où elle était entrée, écrasant des herbes. Elle a retrouvé son seau, s’est enfoncée un peu plus dans la forêt, mais en vain. Puis elle entendit un friselis loin, et plus elle s’approchait plus le bruit était net. Entre des arbres, des chiens tournaient, leur langue étant pendante. C’étaient leurs poils qui faisaient ce bruit. En fait, c’étaient des loups, qui aboyaient. Et ils tournaient autour du corps de Nennelle, allongé sans bouger. Soudain, le plus gros d’entre eux s’était mis Nennelle sur son dos et marchait doucement pour qu’elle ne tombe pas. Nennelle s’est alors éveillée, et est tombée de la croupe du loup. Elle a réussi à calmer les loups en leur faisant comprendre qur Djesuppine était une amie, en chantant, en les caressant. Mais ils restaient un peu sur leur faim, et il y en a un qui lui a croqué le bras. Les autres loups sont alors tombés sur lui. Nennelle dit qu’elle ne se souvient pas des loups, que sa mémoire s’est arrêtée au moment où elle a vu l’homme qui ressemblait à son frère. C’est depuis l’épisode des loups que quelque chose a bougé en elle, qu’elle sembla dépassée par elle-même ? Comme si les gens de la montagne avaient découvert que cette enfant qui avait des dons avait aussi des failles, une humanité. Qu’elle l’affrontait de face.
Pour ses huit ans, Faïel veut, comme par hasard, offrir à sa sœur l’olivier de la paix. Ouittorye lui propose qu’ils aillent l’acheter « dans la ville de ton père ». Il va donc y revenir pour la première fois, dans cette ville qui a tant changé, où un tueur en série, toujours avec le même protocole, fait mourir tous ceux qui sont coupables du départ de sa famille et de l’incendie de la maison de Sara. La rumeur dit que Sisine a trouvé le moyen de se venger et que Vitelarinze son beau-père l’avait aidée, lui aussi ayant disparu. Toujours les effets du rebattage des cartes. Les gens osent dire que depuis leur départ, « ils avaient des rêves de fin du monde, des rêves récurrents dans lesquels le soleil ne se levait pas ». Aux portes de la ville, se tient une armée étrangère, dressée contre elle, une civilisation entière n’a eu aucun mal à la conquérir puisque les jeunes les plus vaillants étaient éliminés. Mais des résistants ne se sont pas laissés faire, dans le centre historique, parmi lesquels Sara devenue une légende. Elle était forte, cette femme. C’était comme si son intelligence « pouvait prendre possession de tous leurs corps et les faire bouger ». Dans ce vieux quartier, la résistance fut debout longtemps, puis les soldats gagnèrent, Sara et quelques femmes ont tenté la fuite, les obus ont rasé le quartier. Les gens n’eurent plus le droit de circuler librement. C’était tout ça, dit Ouittorye à Faïel, qu’il avait raconté à sa mère Sisine. On avait retrouvé une chaussure de Sara, on pensa qu’elle était morte, Sisine et elle devaient se retrouver. Sisine s’est alors suicidée. Tous les habitants de la ville étaient devenus les sujets des nouveaux maîtres. Faïel, dans cette ville, avait l’air d’un montagnard, d’un étranger appartenant à un monde que tous avaient enterré depuis longtemps. Il est frappé par le fait que les rues ont des noms, tel « avenue de la liberté », car avant, la ville était plus petite, et on nommait une rue par rapport à telle maison, par exemple la rue « qui repartait après le marché ».
Au marché couvert, Faïel reconnaît tout le monde, il est très excité d’entendre la langue de son enfance, sauf que désormais, dans cette langue, il y a les mots des envahisseurs. Soudain, des gardes arrivent, suivis par une dame de belle allure, portant des habits de très belles couleurs et faits de tissus très chers, et un homme qu’il reconnaît : le fameux Taloud, le cousin de son père. La femme est la Présidente. Dans le cortège, il y a aussi la mère de Taloud, Resarye, suivie par quelques jeunes filles décharnées poussant des caddies. Taloud, bien sûr, parle la langue étrangère. Et vante à la Présidente tel fruit, tel ustensile de cuisine. Les gens ont du mal à parler cette langue étrangère, souvent ils sont muets. La Présidente ne manque pas de s’adresser aux « petits » derrière les étals, avec leur famille, achetant beaucoup de produits, caressant des visages. Alors, en ces petits aux visages tristes de l’orgueil surgissait et cela leur permettait de lutter contre la douleur de l’humiliation de leurs parents, tantes, grands-parents humiliés. Taloud souvent s’attarde avec ces « petits », leur disant d’aller à l’école. Sa mère arrivait après, dans le cortège, et en nouvelle riche elle montrait la marchandise qu’elle voulait acheter, son cou était farci de bijoux, son maquillage était lourd. Les gens l’insultaient en douce.
Sur le marché, l’humiliation s’était mise dans les corps de tout le monde, ainsi qu’un mélange d’abattement et de retenue. Taloud et sa mère Resarye étaient le centre des conversations, la jalousie fusait parce qu’ils avaient été les plus malins, mais chacun rêvait de leur faire la peau. On dit que ça fait quatre ans que Taloud veut se marier avec la fille de la Présidente, il est le prétendant qui a la plus haute position. Pourquoi ce célibat prolongé ? Attendait-il toujours le retour de Sisine, qui avait quelque chose de différent, de sans prix, ou bien était-ce quelque chose de plus grave ? Soudain, Colin Saintorsole, l’air guilleret, apparaît, reconnaît Faïel. Maintenant, il vit dans la maison de Sara, et il est devenu si gentil. Cela interpelle le jeune homme. Durant son séjour dans « sa » ville, il se rend compte que la région a été entièrement envahie. Il veut en savoir plus sur Taloud, sa grand-mère, Saintorsole, ses amis d’enfance Tchan et Maengue. Il est dégoûté par Taloud et sa mère. Quant à Saintorsole, il avait totalement changé, après la disparition de son fils. De manière très énigmatique, il avait toutes les apparences d’être devenu croyant. Était-ce la stratégie immunitaire de défense chinoise, celle de Sun-Zi ?
A son retour dans leur montagne, Faïel retrouve sa sœur Nennette très en colère parce qu’il était allé dans la ville. Elle avait construit une cabane sur un frêne. Elle n’avait pas envie de rigoler. Faisait même la grève de la faim. Insultait ceux qui venaient voir « la perchée ». Sa colère était si grande ! On pensait qu’elle était en train de perdre la boule. Faïel découvre que, sur son arbre, sa sœur a accepté de boire du vin apporté par Djuani, le mari de Terési la nourrice, qui reste dans la cabane pour veiller sur elle. Nennette crie qu’elle a fait tout ça pour qu’on lui rende son frère, pour que la ville ne le garde pas, pour que « les envahisseurs » ne s’emparent pas de son cerveau. Pour la résistance, il faut que s’accordent la fille et le garçon.
Alors, son frère Faïel fait l’expérience très sensorielle, très charnelle, très poétique, d’un retour au monde doucement, sentant que sa sœur est revenue, juste pour vérifier leur accord. Ce jour-là n’était pas comme d’habitude, « c’était une lumière de début d’automne », il sent « très clairement les matières que je touchais avec mes pieds nus », il a besoin d’aller explorer les endroits où le soleil tape, s’y attarder, il a envie de s’allonger sur le parquet, jusqu’à ce qu’il sente tout. C’est là qu’il est revenu à lui, et a senti Nennelle s’en aller, l’invitant à partir dans l’air frais. Il savait qu’elle l’observait de loin, et lui a ouvert les bras au dehors, laissant son corps bouger au hasard, poétiquement, regardant le vide autour de lui tandis que des pensées profondes lui venaient. Alors, de la chênaie est venu quelque chose qui le sauva de la gêne qu’il ressentait. Il eut le sentiment d’être suivi, il entendait des craquements. Nennelle ? Des bras forts l’ont saisi, son corps se mit à tourner sous « l’impulsion des mains de l’homme » : c’était « le garçon de la chênaie ». La journée est devenue « étonnement fraîche », il avait pu observer le corps de cet homme, qui « venait de me ramener à la vie comme une gifle à pleine mains » ? C’était la première fois que Faïel connut le corps d’une grande personne. Cette expérience charnelle est pour lui comme un saut logique pour un adolescent, car pour la première fois, il a un prédécesseur, une tête de proue, qui est « comme lui » mais le précédent pour une vie nouvelle inconnue, où la sexualité s’est invitée pour ne plus le rabattre dans le passé, où c’est avec son propre corps poétique qu’il va avancer, un autre corps comme le sien le guidant. Aventure de la sensorialité, de l’incarnation, en sentant les choses sensibles ardemment.
Ensuite, il avait cherché à revoir ce jeune homme, pour retrouver les sensations de cette rencontre, mais il était absent. Pas d’autre solution que le chercher en dehors de la chênaie. Mais pendant ses promenades dans la forêt, il découvrit sa sœur Nennelle, sur une branche, couverte de plumes, tel un oiseau parlant aux autres oiseaux. Ces oiseaux, même lorsqu’il a fait du bruit, ne se sont pas envolés. Lorsqu’elle est descendue de l’arbre, elle lui a parlé de la demande des « autres » d’un partage des terres, pour que sur des parcelles, on puisse mettre aussi des arbres fruitiers. Elle a accepté, mais sa parcelle à elle, elle veut la restituer aux autres formes du vivant, végétales et animales, que l’invasion par les humains a décimées, elle ne veut pas d’humains, et elle ne transigera jamais sur cette règle. Celle de la Terre de partage, où chacune des formes du vivant a la même importance collective. Nennelle est redescendue de son arbre, toujours vêtue en oiseau, et le frère et la sœur sont revenus à la maison. Faïel reprend son travail dans les champs.
Ensuite, l’intérêt se centre sur cette sœur, Nennelle. Si différente. Proche des oiseaux. Qui impressionnait les adultes. Incomprise, elle restait soit seule soit en compagnie des animaux. Souvent, se levaient en elle des « tempêtes d’une violence phénoménale ». Seule Frangui, une fille qui avait quelques années de moins qu’elle, arrivée depuis peu avec sa famille au village, qui avait une faroucherie spéciale, se mit à suivre Nennelle partout. Pour les parents de cette fille différente, qui étaient pris par leur travail, c’était inespéré, un cadeau du ciel, cette Nennelle. C’est Frangui qui a permis d’alerter un médecin, lorsque Nennelle s’était décroché la mâchoire en croquant dans une pomme…
Nennelle peut planter un arbre inconnu dans cette montagne, l’olivier offert pour son anniversaire par son frère, qui devra réussir à pousser là où c’était hostile. Sa parcelle de terre est « la plus sauvage qui ait jamais existé ». Quant à la parcelle de son frère, où pousse la vigne, Nennelle lui dit qu’avec cette plante, il va pouvoir respirer beaucoup mieux que sur les parcelles pour repeupler la vallée. Sa parcelle à lui est en montagne, et pour la vigne. Quant à Nennelle, elle devra être patiente, pour que sa parcelle se transforme en forêt, et « les plantes sont plus intelligentes que nous, elles se débrouilleront ».
La deuxième histoire du roman est celle de Frangui, la fille différente qui suit partout Nennelle comme la tête de proue pour une histoire changée des filles. Faïel, dans la montagne, commence à s’imaginer ailleurs, comme si ce lieu devenait du trop connu. Mais il ne voyait rien d’autre pour ouvrir l’horizon sur du nouveau. Un événement va lui donner l’occasion de s’arracher à la montagne. La disparition de Frangui. Elle est nulle part. Nennelle lui avait donné rendez-vous dans sa parcelle désormais inaccessible à tout le monde, famille y compris (l’intériorité inviolable d’une fille), et Frangui rêvait depuis longtemps de découvrir les plantes de cette parcelle si luxuriante, y sentir l’énergie vigoureuse, vibrante. Même Nennelle ne s’y promenait que tous les cinq mois, pour s’assurer que la sauvagerie absolue y était assurée. Frangui avait été invitée à se promener avec elle dans ce « privilège silencieux ». Or, elle n’est pas venue au rendez-vous, comme se soustrayant à l’homosexualité féminine. Des battues ont été organisées pour la retrouver. En vain. Rentré chez lui, Faïel entend des battements d’ailes du côté de la chambre de Nennelle, comme ceux d’une foule d’oiseaux. Nennelle se retournait dans son lit. Des hiboux bouchaient la fenêtre. Il a ouvert la fenêtre, et ils ont envahi la pièce, là comme chez eux, tandis qu’une chouette « effraie » est venue se poser sur l’oreiller de Nennelle, lui caressant le front pour la réveiller, et puis elle s’est envolée par la fenêtre, suivie par les hiboux. Les oiseaux nocturnes ont dévoré toutes les récoltes. Faïel se dit que c’est clair, ces oiseaux sont venus dire quelque chose. Djuani, le mari de Terési, dit que derrière « ce déferlement de violence inouï », il y avait des oiseaux qui « se promenaient calmement, se perchant autour d’une vieille remise. Il va jusqu’à celle-ci, et il voit qu’un cadenas tout neuf ferme la porte de celle-ci. Comme si s’était détruite une homosexualité féminine figée depuis la nuit des temps. Frangui est retrouvée chez ses parents, le corps couvert d’échymose, en effet « désemparée » littéralement ! Faïel chuchote à l’oreille de sa sœur que son amie a été retrouvée. Nennelle, enfiévrée, n’arrête pas d’appeler « maman, maman ! », comme si en effet, c’était cette fixation la plus archaïque depuis la nuit des temps de la fille à la mère qui s’étai défaite. Faïel en effet réalise que ce n’était pas lui, son frère, qu’elle appelait. Ensuite, quelque chose de différent a habité Nennelle, tandis qu’elle a retrouvé son amie. Puis, des mois ont suivi, chacun a fait sa vie, mais Nennelle a des migraines terribles. Quant à Faïel, lorsqu’il se réveille, il voit « le garçon sauvage » qui l’emmène, réveillé depuis longtemps, telle une sexualité qui avait rebattu toutes les cartes connues. Levant les yeux au ciel tandis qu’il marche, Faïel entend la voix de sa mère, celle d’avant la fuite, résonnant comme une comptine. Il s’avance vers ces sons. Par-dessus l’épaule du garçon sauvage, il voit le champ où pousse l’olivier offert à Nennelle. Son tronc est immense. A ses pieds, il y a Nennelle, très pâle, et à ses pieds, il y a un autre olivier, jeune, qu’il ne connaît pas, donc non offert par son frère à sa sœur. Faïel s’aperçoit que la voix de sa mère sortait de la bouche de sa fille, comme si celle-ci avait réalisé le désir de sa mère de se désamarrer définitivement de sa fixation la plus archaïque à la mère fantasmatique. Il écoute le chant de sa sœur qui dit : « La mer a séché ». En effet. Puis il y a une scène où Djuani s’enflamme pour Nennelle, comme si elle incarnait l’objet sexuel convoitable à portée de mains : « l’avancée d’une flamme sur un long tracé de poudre ». Terési, sa femme, crie pour sauver son de cette « convoitise ». Le village entier a afflué, attiré par Nennelle comme un aimant. Ayant « identifié » l’objet de la convoitise ? Tandis que sa voix est celle « de sa mère » ? Comme si la fille, depuis une éternité, n’avait fait que rajeunir cette mère, la fixation la plus archaïque de l’humanité ? Et qu’ensuite, sur cette fixation, tout avait été bâti ?
Alors, le chapitre suivant du roman est : « Histoire des bâtisseurs ». A partir de la destruction de la plus archaïque des fixations infantiles, celle à la mère, nous pouvons retrouver dans le roman « La femme » qui « crut voir une aiguille de lumière », enfermée sous terre, c’est-à-dire dans les entrailles de cette mère. La femme enterrée se dit qu’il n’y a peut-être plus de dehors, qu’elle est déjà morte sans avoir pu exister. Mais elle se sent alors dans un monde transitoire, et elle s’aperçoit qu’elle a un corps à elle avec lequel elle transmigrera dans le véritable au-delà où vivre. L’air, même sous terre, est déjà un peu plus chaud. Son corps tout entier s’accroche à l’espoir, tout excité. Mais elle est encore dans ce dédale d’une mine frappée par le grisou, où il y a le corps d’un oiseau mort. Heureusement, l’aiguille de lumière réapparut pour lui montrer la sortie. Mais barrée par un éboulement. Elle veut crier, mais a peur que ses pourchasseurs l’entendent, et elle se demande si elle est encore vivante. Une hirondelle, annonçant le printemps, et en train de construire son nid, après l’avoir effrayée, la plonge dans un sommeil profond.
Dans la ville aux mains des envahisseurs, Tchan, l’ami d’enfance de Faïel, dont la tante a été arrêté, entend des bruits dans la cuisine. Des envahisseurs ? Ou bien quelqu’un qui n’était pas « d’ici » ? C’est un rat ! Qu’il réussit à piéger, telle une vie stressée sous forme de rat. L’image de sa vie, au temps de l’envahissement. Sans aucune fuite possible. Fait comme un rat. Il réussit à le dresser. Le rat aussi semble aimer ce jeu. Il l’a appelé Bravo. Ils sont amis. Il l’a libéré de sa cage. Mais bientôt Bravo revient avec sa bande de rats. Qui veulent être les maîtres du lieu. Tchan se dit qu’il a fait une bêtise, en voulant apprivoiser un rat. Nioud, un ami, fait une halte chez lui, avant de rejoindre sa fille. Il lui propose d’exploiter ses talents de dresseur de rats. Son idée, qu’il juge artistique, est de monter un petit cirque où la « troupe » du rat Bravo serait capable de chanter « l’hymne des envahisseurs de la ville » ! Il est agacé par le manque « d’ambitions » de Tchan, par son refus de se vassaliser aux envahisseurs. Tchan, en effet, pour résister, avait de plus en plus des accès de surdité, s’isolant par une sorte d’attraction intérieure vers quelque chose de sans prix pour lui, « situé au-delà de la barrière du son ». Nioud, lorsque la troupe du rat Bravo sait chanter les deux premières notes de l’hymne des envahisseurs, dit à Tchan que leur petit cirque itinérant leur permettra de voyager, de boire et de manger à leur aise, d’être connus, d’être en somme l’un et l’autre « les marottes sexuelles de leur public ». Il décide de tester le spectacle dans la maison de la tante de Tchan, où ils habitent. La maison revient aussi propre que du temps de cette tante et cela perturbe les rats. Deux ivrognes constituent le public que Cirque de la Bande à Bravo. Nioud s’élit chef d’orchestre. Tchan est d’abord époustouflé par la virtuosité des rats. Mais ensuite, tandis que Nioud baille, Tchan a les tympans qui explosent, il n’entend plus les sons, et lorsqu’ils reviennent, il est en train de cogner sur le vieux Nioud. Les ivrognes sont partis, et lorsqu’il rallume, il voit tous les rats morts, sauf Bravo.
Tandis que, encore dans la mine, la femme se sent être appelée par l’hirondelle, et que, au niveau de son ventre, elle sent une grande brûlure. L’hirondelle becquète sa peau, la regarde, comme si elle la connaissait. L’hirondelle la nourrit d’insecte, comme si elle était un oisillon.
Saintorsole, son aura croissant auprès des croyants, mais surtout décuplant auprès de la Présidente (symbolisant la fixation la plus archaïque de l’humanité, qui croit que son pouvoir est indétrônable, alors que Saintorsole sait que c’est le contraire, alors même qu’il semble défendre la nouvelle religion qui a mis à jour qui était l’objet le plus ancien de toutes les croyances), se prépare à son pèlerinage de trois mois, tandis que la foule – pour obtenir le pardon de ses péchés - lui offre des conserves, des fromages, de la viande sèche pour le nourrir en voyage. Saintorsole a toujours aux lèvres un sourire énigmatique. Il a réussi à être l’un des rares « indigènes » de la ville à être de toutes les réceptions des envahisseurs. Et même les gens sous la coupe de ces envahisseurs ne lui en tenaient pas rigueur. Alors qu’il avait perdu sa position de directeur d’usine, que son fils était mort, qu’il n’avait plus d’argent, il semblait quelqu’un d’autre, son propre jumeau inconnu. Depuis quelque temps, les gens étaient pris par surprise par une étrange cécité de quelques secondes, tel un mystérieux passage du mur du son. Ce qui était étrange était que cela arrivait en même temps pour tout le monde. Une sorte de sursaut intérieur, de dissidence. Le phénomène s’intensifia. En même temps, les rats se mettaient à mourir. Même dans la villa présidentielle. Le fantasme de la peste hantait les esprits. Mais ensuite, un vétérinaire fit le diagnostic : les rats mourraient par arrêt cardiaque, pas de la peste. Les envahisseurs commencent à s’affoler. La Présidente croit que le pèlerinage va sauver tout le monde. Donc, Saintorsole devait, avant de partir, recevoir un traitement d’honneur. A cette occasion il allait revenir dans son ancienne maison, que les envahisseurs lui avaient prise.
Dans la mine, où la femme était devenue l’oisillon nourrie par l’hirondelle, celle-ci commença à pondre ses œufs. La femme pensa qu’elle passerait en seconde position, maintenant qu’il y avait la couvée. Elle s’entend avec l’hirondelle. En échange de nourriture, elle veillera sur les œufs. En même temps, s’aventurant dans les galeries, elle remarque la possibilité d’une sortie vers l’extérieur et elle commence à creuser. Elle ne peut la dégager. L’hirondelle ne revenant pas, elle ne peut pas sauver non plus ses œufs. Dans les galeries, tous les chemins mènent à la mort. Dans son ventre, une voix rauque réclame toute l’attention. De l’intérieur, le ventre laisse naître une voix fluette. Elle s’oriente dans l’espace parce que des échos lui sont renvoyés par les parois. Elle suit cette voix comme si c’était une corde à remonter, qui la surprend plus que toutes les autres, qui s’accroche à elle et essaie de la tenir. Elle arrive à garder la voix vivante, à la rapprocher d’elle car elle sait qu’elle sera sa délivrance. Elle est tout prêt. Une énorme gifle claque, mettant fin à tous les autres sons. Elle ouvre les yeux, se voit près de son trou, et dans l’embrasure lumineuse elle voit une autre femme, plus jeune qu’elle, puis un homme, puis un autre, un vieillard, puis des femmes, des enfants. Elle sait qu’elle est sauvée. Elle s’assied, les yeux écarquillés, « bercée par cette voix caverneuse qui s’est tapie dans son sexe, la garde en vie ». Les gens avaient vu son bras sortir de la roche et se débattre avec le nid de l’hirondelle. Ils avaient commencé à chanter, jusqu’à ce qu’elle fasse sortir une voix lumineuse de sa bouche. « Ils entendirent tous le râle et la voix chétive cogner contre les parois de roche et se précipiter vers eux. Alors, la jeune femme vit le visage de la femme des boyaux, la reconnut et prit peur, d’où la gifle. Puis tous la reconnurent aussi. Sans un mot, ils s’entendirent pour la sortir du trou, telle une naissance de la femme aux deux voix (gémellaires, telles Sara et Sisine ?). Elle était à peine plus qu’un squelette. On la transporte tandis qu’elle vibre encore des deux voix qui, dans le ventre de la colline, l’avaient habitée. Des silhouettes blanches s’affairent autours d’elle, lui donnent à manger, mais c’est impossible pour elle. Elle a mal partout. Elle se voit avaler de la viande, du foie, et en même temps tout refuser. Puis, au bout de cette opposition, elle revient à la réalité, comprend qu’elle doit manger. Sa vie revient par la sensation de froid. Puis, elle sort du silence, la voix rauque au fond de son ventre recommençant à chanter. Ouvrant enfin les yeux, elle reconnaît tout le monde. Elle veut leur parler, ne le peut pas, se sent perdue.
Soudain, Vitelarinze lui met sa main sur l’épaule, et cela la brûle. Début de vraie convalescence, le vieil homme venant la voir tous les jours, son regard plongeant dans ses yeux l’incendiant, sentant l’affection d’un fauve. Vitelarinze lui dit : « « Tu es un oiseau, Sara, un oiseau sorti de terre. Les oiseaux sont de grands bâtisseurs, tu as volé jusqu’à nous, Sara, pour faire ton nid. C’est extraordinaire ». Et oui, la femme est Sara, l’amie de Sisine, et même son double, son âme sœur. La voix de Vitelarinze est parfaitement en accord avec la voix qu’elle a dans son ventre. Alors, la faim de Sara s’empare d’elle, elle veut vivre. Elle ne s’autorise à parler que lorsque Vitelarinze est là. L’écoute-t-il ? En tout cas, elle lui raconte l’invasion ennemie, la violence terrible sur la ville, elle lui fait entendre ses derniers instants avant de se retrouver prisonnière de la terre, l’écroulement du bâtiment sur elle et d’autres camarades, sa peur d’être morte, la découverte de la mine. Et alors, elle lui révèle que ce n’est pas Saintorsole qui a tué son fils. Mais lui sait déjà. Les envahisseurs le tuaient à la tâche, en réalité, il était, comme Sara, un oiseau, et c’est lui-même qui a ouvert la cage. Alors, Sara découvre qu’elle est dans une réalité nouvelle. Le hameau est en ruines, les trente personnes qui vivent là restaurent les maisons effondrées, d’où la poussière sur leurs corps. Ce sont les Bâtisseurs. Vitelarinze, en plus de son travail sur le chantier, s’occupe du potager, verger, des animaux, et de la nourriture à aller chercher ailleurs. Chaque matin, les Bâtisseurs commencent la journée par un chant, prennent un petit déjeuner copieux et partent au travail. Après le travail, ils mangent, puis ils réparent les outils, tissent, joue aux cartes ou aux échecs, et chante avant d’aller dormir. Sara s’intègre vite à eux. Elle découvre que Vitelarinze incarne la locomotive de la communauté, qu’il a une énergie volcanique, donne la direction. Les habitants de ce hameau, autour de lui, sont des rescapés de la guerre, ceux que l’on pensait disparus. Sara est envahie d’émotion, en elle c’est comme l’incursion nocturne d’un renard dans le poulailler qui la transforme en furie, la vue d’un corps nu embrase son ventre, la fait saliver. Ses yeux aussi commencent à être habités par la même flamme que celle qui brûle, inépuisable, dans ceux de Vitalarinze. Le printemps d’après sa revenue à la vie, elle entend du bruit, se retourne, découvre une hirondelle. Elle vient se poser sur son épaule. Des hirondeaux viennent la rejoindre. Ainsi, les œufs de son nid n’avaient pas été détruits. Les Bâtisseurs ont la confirmation de la nature exceptionnelle de Sara, cette femme sortie de la terre. Elle devient pour eux un repère. Sa présence guide les hommes et les femmes, leur donne de la force, de la confiance, ceci à la hauteur de l’importance de Vitelarinze dans la communauté. Tout ceci alors que l’armée des envahisseurs rattrape et tue tous ceux qui veulent la rejoindre.
Saintorsole ne reconnait plus rien dans sa maison. La réception a commencée, les femmes sont dénudées, les hommes au ventre rebondi ont du mal à boutonner leurs chemises, tout le monde a mal aux pieds, chaque main tient un verre d’alcool. La Présidente vient à sa rencontre et le mène vers l’attroupement des sourires, en passant devant Taloud qui se tient à côté de son épouse, la fille du couple présidentiel. Dans cette salle, il y a aussi la mère de Taloud. Maintenant, la Présidente appelle Saintorsole par son prénom, Colin ! Elle le félicite, il a pu convertir tout le monde ! Personne ne s’est aperçu qu’il n’a jamais ouvert la bouche devant la Présidente, se bornant à hocher la tête et à sourire. Tout de suite, elle lui met un verre dans les mains. Puis une lente procession se fait vers lui, comme s’il était une vedette. Chacun venant lui remettre une lettre de vœux pieux à laisser sur le lieu du pèlerinage. Il part, très serein. Faisant son bivouac pour la nuit. Il se dit que « demain, son chemin n’appartiendrait qu’à lui ». Une lueur au nord-ouest, ne cédait pas à la nuit. Il poursuit son pèlerinage, s’arrête près d’un ravin, y vide de ses lettres le sac, et pisse dessus. Puis prend un chemin qui l’éloigne du sanctuaire but de ce pèlerinage.
Lors de son premier pèlerinage, il avait été attiré par des bruits, comme des coups de pierre, et avait découvert le lieu d’activité des Bâtisseurs. C’est dans la communauté des Bâtisseurs qu’il retrouva Vitelarinze, celui qui avait ouvert la cage à l’oiseau qu’il était. Qui lui présente Sara. Puis il donne une puissante gifle à son ami retrouvé. Ils se battent au corps à corps. Les membres de la communauté des Bâtisseurs sont surpris par la proximité des deux hommes, qui datait de bien avant l’invasion. Un lourd soupçon avait pesé sur Saintorsole, on disait qu’il avait tué le fils de son ami. En vérité, même si l’un était plus âgé que l’autre, la mère de Vitelarinze avait été la nourrice de Colin Saintorsole, et ils étaient comme deux frères. Sauf que l’un était fils de berger, et l’autre fils de notable. D’où un lien brisé. Personne n’avait vraiment cru à cette histoire de cage d’oiseau d’où Vitelarinze aurait libéré l’oiseau Saintorsole. Lorsque les deux hommes sortent de leur isolement, Vitelarinze a encore plus d’énergie. Et il découvre que son fils n’est pas mort, fait partie de la communauté. Donc, que Saintorsole ne l’avait pas tué. Celui-ci revient en ville, après son pèlerinage, alors même qu’en vérité, sa foi s’était brisée chez les Bâtisseurs. Et il donnait le change par des récits de son pèlerinage, pour que personne ne devine qu’il était chez les envahisseurs l’infiltré des Bâtisseurs, où il recrutait des gens qui rêvaient d’un avenir meilleur plus prêt de la terre, et rejoignaient la communauté. Pour cette mission de repeuplement des hameaux, il devait observer les envahisseurs, observer qui n’était pas circonvenus par eux. Sous prétexte de pèlerinage, il faisait une retraite silencieuse chez les Bâtisseurs, aidant à reconstruire les maisons, souvent avec son fils qu’il avait cru mort. Sara, dès sa deuxième visite, rayonna d’une lumière aussi puissante que lorsqu’elle avait bravé les balles des envahisseurs. Haut dans le ciel, des volées d’hirondelles la suivaient dans tous ses déplacements.
Saintorsole, revenant au hameau des Bâtisseurs, sent que quelque chose ne va pas. Un étau lui serre le thorax. Plus d’oiseau, plus d’insecte, et le hameau est vide d’hommes et de bêtes. Puis il est interpellé par la silhouette d’un pin, au feuillage qui lui paraît trop foncé. Une tache noire, un dos d’hirondelles tournant leur queue au soleil. Arrivant au pied de l’arbre, un mur d’êtres humains et d’animaux l’empêche d’approcher. La campagne entière s’était donnée là rendez-vous, pour regarder, abasourdie, droit devant. Saintorsole cherche des yeux les gens, ceux-ci lui répondent par des œillades inquiètes, et, hors de portée, il y a Vitelarinze, une énergie terrible se dégageant de son corps. A ses côtés, des animaux, renards, loups, hérissons. Mouches, frelons, papillons, insectes, tapissent les troncs des arbres. Derrière la colline, on entend les notes guerrières d’un chant transmettant à tous les êtres le sentiment d’une petitesse. Ce chant est porté par un nombre colossal de voix. Saintorsole voit son fils dans la foule, il y a de la terreur dans ses yeux. Il se retourne vers la colline, en se disant que c’est son dernier jour.
Nennelle se laisse emporter par le son des vers, par les vibrations de sa voix. La terre a changé d’odeur, les branches mortes ont accéléré leur processus de pourriture, les insectes les dévorent avec une faim démesurée, le soleil reste couché et ne se lève plus droit devant elle, ça continue à chanter en elle, des flots d’êtres humains sont réveillés et viennent vers elle, son ami Djuani fait corps avec elle, ne bouge que par elle, elle voit son grand frère Faïel, renversé par l’onde choc de leur énergie, il déride son visage et explose de rire en se joignant à eux, puis les humains viennent à elle en plusieurs files, ils sont bientôt des centaines, et l’horizon vibre de leurs vibrations mêlées. Nennelle trouve le courage de se retourner et voit un olivier grand comme un bâtiment de trente étages spiraler vers le ciel.
Son corps retrouve de la chaleur. La voix de tous les êtres se joint à la sienne. Ils s’adressent à la terre, sous l’arbre, ils lui demandent l’âme d’un mort. Qu’ils décrivent. « La terre se met à trembler, elle crache l’âme morte ». Faïel ouvre la bouche, siffle : « Papa ». Nennelle sit que c’est l’âme de son père. D’abord désorienté, il dit de ramener l’enfant, c’est-à-dire Nennelle, là où elle est née. Car sans elle, les communautés humaines, les plantes, les animaux risquent de disparaître, elle seule étant capable de tisser la paix, de réunifier ce qui a été lacéré. Pour servir ce but, ils doivent tous oublier cette montagne, cette langue. La lumière est soudain chaude. L’olivier a perdu sa luminescence. Nennelle commence à marcher, elle est à la tête d’une armée prête à mourir. Ils commencent à chanter un chant ancien dans la langue de son père, de sa mère, de son frère Faïel, qui met en garde ceux qui écoutent : des gens sont armés, il faut répondre à l’appel des armes, être armés aussi. Ils passent devant des maisons vides, prennent couteaux, pistolets, fourches, grenades, les amis oiseaux lui rappellent leur projet commun de reforestation de la vallée mais maintenant elle marche sur des routes qui l’éloignent de là où elle a grandi avec Ouittorye et Djesuppine. Ceux-ci marchent aussi, leurs visages étant transfigurés. Des hordes d’humains d’un nouveau village se joignent à eux. Ils marchent nuit et jour, le chant les rendant invincibles. Ils sont comme une tache qui se déplace. Cueillant plantes et fruits en marchant, pour se nourrir. Des avions envoient des missiles. Une armée de terre dégringole vers eux. Mais après une nuit de pluie intense qui a voulu noyer leur chant, l’aube leur tombe dessus par une éclaircie et des couleurs qui viennent d’un autre monde. Leur chant s’aiguise. Un matin, ils arrivent devant un mur de gens et d’animaux, qui ne réagissent pas à leur chant, mais ils n’ont pas de bouchons dans les oreilles. Même s’ils ne chantent pas, une vibration puissante monte d’eux. Ils continuent d’approcher. Tous ces gens devant elle lui ressemblent. Un vieil homme ressemble beaucoup à Faïel. Il semble en colère, Faïel va le gifler. Nennelle se dit que c’est comme si elle voyait le futur, ou le passé, terrasser le présent. Le vieil homme envoie une première salve de ses guerriers, le patriarche pleure d’une rage impuissante. Une femme s’approche de lui, lui tire les cheveux de la nuque tandis que des hirondelles posent, menaçantes. Nennelle reconnaît cet homme, cette femme, ce sont sa famille. Elle s’approche de l’homme, elle regarde la flamme puissante dans ses yeux, et dit : « La ville est morte depuis longtemps, il faut la laisser pourrir de l’intérieur ». Il demande : « Qui es-tu ? La mère ou la fille ? » Elle lui dit : « Dis-leur de lâcher leurs armes. Installez-vous avec nous dans nos hameaux ». Il se met à chanter à travers la voix de sa fille, la femme aussi, et c’est comme si « nous venions de gagner des siècles entiers de chant, comme si à présent nous pouvions toucher le centre de la Terre avec nos voix… C’est comme si nous chantions ce chant pour la première fois ».
Enfin, le roman de Paolo Bellomo arrive au cauchemar de la Présidente. Qui n’en peut plus de son corps lourd, de ces heures ignobles, de tout cet alcool aux repas officiels qui la font se coucher comme dans un coma, des somnifères pour sombrer plus vite et surtout pour ne pas s’apercevoir que son cocon si enviable se fissura. Ainsi, chaque jour elle se réveille comme si elle ne s’était jamais couchée, comme si sa vie n’était qu’une marche ininterrompue, sans jamais avoir cessé d’être Présidente. D’être quoi ? La fantasmatique mère toute-puissante de la fixation la plus archaïque en aplomb de l’humanité ? Elle regarde son mari qui ronfle à ses côtés, et la haine et la fureur la saisissent, lui donnent la force d’aller vomir aux toilettes. Elle dit : « Qu’on me rende mon sommeil, je serai une fille sage ».
Le médecin n’a pas voulu augmenter les doses de somnifère. Les rats sont dans la ville. Elle va à une réunion à propos du système d’égouts de la ville. Dans la salle vibre le stress. Elle rentre chez elle, en proie à une meute de vision. Sa fille est venue la voir, avec Taloud son mari aux dents si longues, la Présidente se dit qu’elle ne s’habituera jamais à ce type qui, quand il y a une brèche, me le doigt, puis le bras, et le voilà tout entier chez vous comme un poisson dans l’eau, et donc il l’appelle « maman » exactement comme sa mère, « la pédophile dégueulasse », Resarye. Taloud avait parfaitement percé les intérêts des « envahisseurs », et s’est mis à les servir de manière obscène, croyant dur comme fer aux « bienfaits de notre apport civilisationnels », épousant totalement leur cause, et ni elle, ni le Président ne l’avait vu venir. La carte qu’il avait entre les mains, c’était leur fille : elle était dans ses filets, il avait avoué qu’elle lui rappelait son amour de jeunesse, Sisine, suicidée !
La révolution est entrée dans la ville. La Présidente voit arriver la condamnation de Marie-Antoinette. L’électricité monte depuis le sol, le tréfonds de la Terre. Retentit un chant de guerre. Le pèlerin Saintorsole est en train de revenir, avec tous les humains de la terre, et même l’armée est parmi eux. C’est une enfant assise sur les épaules d’un vieux sans yeux qui les conduits. C’est Nennelle, la fille différente. La Présidente sort d’elle-même, elle comprend que c’est la fin en même temps que la terre tremble d’une même vibration.
L’armée conduite par Nennelle entre dans la ville comme la crue d’un fleuve. Les oppresseurs se mettent à genoux, sauf le couple présidentiel et leur fille, le regard perdu dans le vide en direction « de cette enfant lumineuse et du vieil homme blanchâtre qu’elle chevauchait ». Nennelle, sur les épaules de Vitelarinze, regarde la foule, les Présidents perdus, se met à rire avec son ventre, puis avec la voix de sa mère Sisine, sa tête de proue pour l’insoumission à son destin tout tracé, dit moqueuse et menaçante : « Vous avez pris la ville pour une basse-cour ». Vous avez joué aux coqs, maintenant partez ! Nennelle, l’enfant-mère assise sur les épaules du vieil homme poursuit : « Ceux qui ont perdu la bataille peuvent gagner la guerre », et ceux qui résistent, un nœud coulant les attend ». Elle s’écrie : « Cette terre et ces bras nous appartiennent à nouveau. Plus de maître, plus de patron, pas de ça ici. »
Faïel reprend conscience et voit sa sœur différente, Nennelle, debout devant tout le monde. Derière elle, il y a les ruines de la ville où ils sont nés. Puis elle s’avance vers Resarye, la mère de Taloud, pour lui couper la gorge, au nom de sa mère, Sisine. Parce qu’elle avait commis à l’encontre de Sisine quelque chose de très grave et de très ancien.
Les Bâtisseurs arrivent, laissant une trace blanche derrière eux. Le vieux quartier est reconstruit. Faïel, avec son père et une équipe, va vers la maison de Saintorsole que les Présidents avaient occupée, pour lui redonner « son charme vibrant ». Nennelle dit que « non seulement ma parcelle de terre, mais toutes les régions que nous avons laissées derrière nous, vont se réensauvager » ! Et cette ville, qui avait été si « fermée aux étrangers avant l’arrivée des envahisseurs, est devenue une ville habitée par une tripotée de peuples. Des amours et des enfants sont nés de langues et de gènes croisée. Un gouvernement s’est organisé, avec tout ce qu’il peut y avoir de bien et de mal dans la gestion d’un pouvoir. Il fait de ces croisements un étendard, de la rhétorique, mais c’est bien plus profond que ça, chez les gens ». Sara a récupéré son ancienne maison. Elle est la seule à pouvoir raconter à Faïel et à Nennelle l’histoire de leur mère, Sisine.
Alice Granger
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