Editions Flammarion, 2012
mardi 12 juin 2012 par Alice GrangerPour imprimer
Dans ce petit essai qui paraît au moment où la gauche a gagné une deuxième fois à l’élection présidentielle, Régis Debray rappelle et confirme sa fidélité à sa famille adoptive, « la gauche du possible, mature et responsable », jusque dans sa part d’erreur, qu’il a faite sienne depuis cinquante ans. Une rêverie qui lui permet de dire pourquoi il est de gauche. Et son espoir que cette gauche ne capitule pas devant les machines à sous. Ne pas capituler devant tout ce qui, maintenant, suscite notre cerveau des émotions et de la récompense et nous asservit en faisant des calculs sur nos vulnérabilités et notre infantilisme supposé indépassable, voilà ce qui définit le fait d’être de gauche et qui ressort de l’essai de Régis Debray : une fidélité indéfectible tout au long de l’histoire, un peuple qui se constitue de ne pas être achetable par son cerveau des émotions qui accepte cette aumône et offre aux calculateurs la plus grosse part. Etre de gauche, c’est déjouer cette logique de l’humiliation qui suppose un peuple faible qui délègue tel un éternel mineur sa vie aux instances qui sauraient l’anticiper, la tracer, la gaver, la circonvenir. La gauche du possible, mature et responsable suscite une émancipation qui en dérangera plus d’un…
Régis Debray soulève la question de l’intérêt général : « A quel point en sommes-nous de l’histoire de France, si ce n’est pas là pour vous un non-sujet, et du peuple dit de gauche, si le mot ne vous paraît pas trop rétro ? Voire même de l’Europe et du monde ? » Et à ses impressions personnelles, il y tient, lui qui, n’étant plus partie prenante, n’a rien à perdre en observant la foire de près. Le terme « impressions personnelles » affirme sa liberté d’être humain à ne pas se laisser formater et prendre la tête, sa résistance et sa déviation par rapport à une massification du cerveau humain. Tout de suite, on se dit qu’être de gauche c’est d’abord prendre soin de garder la possibilité d’avoir des impressions personnelles, et que c’est ça qui réunit un ensemble de personnes non circonvenues en un peuple, peuple libre. Cela semble si évident : si je donne ma voix à une élection, c’est que j’ai une voix, une voix singulière. Est-ce que j’ai une vraie voix si je capitule devant la machine à sous ?
C’est François Mitterrand qui, en 1974, lui fit faire la découverte du peuple de France. Bien sûr, Mitterrand, grand bourgeois distant et cravaté, « prenait aux tripes la salopette et la blouse grise », « cette chaleur plébéienne » le dépaysait, le portait vers son meilleur. Finalement, une fois arrivé à bon port, en uniforme de président, il a changé de quartier, plus de soupe populaire qui incommode les narines…
La gauche a gagné une deuxième fois, mais ce n’est plus comme la première fois. Dans les cercles dirigeants, on voit « la barbe de trois jours du jeune loup dans le coup. » Comme le look, ça parle, et ça circonvient ! Mimétisme de masse ! Chez les influents, « à la place des moches, des ringards et des malodorants, du chic, du chatoyant, du lourd. » Est-ce donc si visible que ce qu’on met en avant afin de coloniser les esprits à grande échelle, c’est le confort d’abord, l’aisance, bref le bonheur, le rien ne manque, les signes corporels parlant directement au cerveau des émotions, mettant comme on dit en informatique un cookie dedans pour pouvoir y entrer comme dans un moulin ? Que s’est-il passé entre les deux, se demande Debray ? Que du bonheur, dit-il ! Et le remplacement du militant par le notable. On est revenu dans le cercle de la raison, « les leviers de commande sont télécommandés de partout », « ils offrent un peu de poudre d’or à distribuer ». « … la métamorphose d’un instinct de rébellion en instinct de conservation relève du marronnier. » « Ainsi se fanent les ismes au départ subversifs ». La machine à sous, comment y résister ?
« On ne passe plus le ballon, il faut jouer perso ; et chacun d’aller faire le beau devant les chiens pour cueillir sa minute de célébrité. » Le people a meilleur mine que le peuple… Et le peuple veut avoir bonne mine… Pour cela, il court après l’aumône en donnant sa voix, sans se rendre compte de la logique de l’humiliation à l’œuvre ! On n’est plus dans la même médiasphère, « la fabrique de l’opinion est devenue industrie lourde et programmée… » Le monde marche sur la tête. C’est le matériel qui décide du moral et du bocal. Debray se demande à juste titre si un bouleversement technologique (changement de médiasphère) n’a pas fait passer de la nuque raide à l’échine souple. Les hommes de paix que nous sommes n’ont pas de vertus d’exception… Régis Debray réfléchit en médiologue, étudie les effets du milieu, et bien sûr il ne lui échappe pas qu’un mode de penser s’aligne sur un mode de vie. D’où l’importance du train de vie des élus… Parler de la faim dans le monde à cent mille euros la conférence… Bien sûr Régis Debray admet la part de comédie dans toute action publique… Il faut un certain esprit d’accommodement pour les affaires du dedans, mais dehors ne pas plier le genou devant l’hyperpuissance. Notre atlantisme ontologique s’adosse au colonialisme, au fait d’aller coloniser les sauvages. Nous sentons Régis Debray entrer en résistance devant cette logique de l’humiliation qui justifie de coloniser, d’aider, ceux qui sont vus comme sauvages, comme vulnérables, comme inférieurs. D’où nous déduisons qu’être de gauche, c’est refuser cette logique de l’humiliation, et sentir en soi cette force qui nous empêche de plier le genou devant la puissance. Ne pas avoir l’oncle Sam dans la peau. Ne pas se sentir inférieurs donc dépendants. Ne pas prendre notre servilité pour du réalisme. Etre de gauche : se sevrer de la servitude volontaire. Nous ne sommes pas, peuple de France, des barbares en retard à civiliser, c’est-à-dire nous faire imposer un mode de vie et de pensée. Etre de gauche, c’est échapper à ça. C’est cet esprit de résistance. L’oubli du peuple a évidemment pour corollaire son mépris. Peuple, voyez le mépris dont vous êtes l’objet ! Ingérence du fort chez le faible !
Régis Debray regrette que François Mitterrand ait choisi les restes de Jean Monnet, inspirateur de l’Europe inféodée, pour les transférer au Panthéon. Il aurait préféré l’historien Marc Bloch, binoclard médiéviste mort en 44 sous les balles en criant « Vive la France ! ». Marc Bloch, ce patriote assassiné par les Allemands. Le choisir, bien sûr, « faisait mauvais genre dans l’euphorie paneuropéenne du moment. » De plus, gare aux retombées médiatiques, il ne ferait pas les couvertures des magazines… « C’est la gazette qui tranche » ! Or, Bloch c’est, écrit Debray, la science de nos présents déboires. En 1939, il est mobilisé à sa demande. Juif, il refuse en 1940 d’être mis à l’abri aux Etats-Unis, et entre dans la Résistance. Il est exécuté par la gestapo. On sent à quel point Régis Debray définit à travers ce personnage hors du commun cette résistance qui devrait camper toute sensibilité de gauche. Bloch a écrit : « Je me suis, toute ma vie durant, efforcé de mon mieux vers une sincérité totale de l’expression et de l’esprit. Je tiens la complaisance envers le mensonge, de quelques prétextes qu’elle puisse se parer, pour la pire lèpre de l’âme. » La complaisance ! Juif et n’ayant jamais songé à le renier, Bloch se sent avant tout Français ! « Un homme de l’universel à la fibre patriotique… qui condamne le communisme et ne pardonne rien aux socialistes, qui a critiqué leur esprit petit-bourgeois, le ‘mol affaissement des syndicats’, la pusillanimité des postiers, des cheminots, des petits fonctionnaires, dont ‘c’eût été le devoir de voir plus loin que les soucis du pain quotidien’, ne pouvait figurer dans la légende des partis d’ouvriers d’après-guerre. » Pourtant, cette âme guerrière mais non pas militaire était un volontariste avec les pieds sur terre, qui dénonçait le « souci malsain du seul intérêt individuel ». Comme il redevient actuel, cet homme qui proposait déjà d’éliminer définitivement les trusts et les financiers de la vie publique, et de socialiser les industries en position de monopole ! Il nous décille les yeux, écrit Régis Debray.
Il s’adresse au déboussolé de la gauche. Un pied dedans, mais aussi un pied dehors. La gauche a un pacte avec la transmission d’une information rare dans le temps, la droite matérialiste a partie liée avec la communication, l’information qui sature l’espace, qui devance toute pensée critique.
Etre de gauche ? Comprendre qu’un bon pilote ne confond pas ce qui demeure avec ce qui reste. L’instinct de résistance des humiliés et des envahis, voilà ce qui ne passe pas, ce qu’on ne remarque guère, mais est une réserve de force de gauche ! Certes, la négligence pour le peuple est évidente, en rapport avec l’indifférence pour l’histoire : mais non, l’instinct de résistance des envahis, de ceux que la massification des humains cherche à circonvenir, n’est pas mort ! C’est ça, à lire Régis Debray, qui distingue la gauche. Cette résistance instinctive ! Un peuple est une histoire longue, c’est l’unité de cette histoire. « Pour Bloch, qui n’avait pas la culture du patrimoine, un mot qu’il ignorait, l’histoire n’était pas l’étude du passé, mais de l’homme dans sa durée. Il tenait à cœur… d’unir l’étude des morts à celle des vivants. » Remettre en continuité le nouveau et l’ancien, retisser le fil conducteur.
Notre avenir, écrit Debray, ne se résume pas à un business-plan ! Il se demande s’il y a une corrélation depuis un demi-siècle entre la hausse du niveau de vie et la baisse des niveaux de langue ? Baisse nette d’attention chez le consommateur. Simplisme de la pensée binaire. Les électeurs sont de moins en moins des lecteurs. Déficit de notre balance intellectuelle à l’image de celui de notre balance commerciale. « … nos meilleurs élèves planchent avec application sur des lubies un peu bêta importées en cinq sec des Etats-Unis… » Ah ! le zèle du colonisé !
Régis Debray nous avertit : « la standardisation des outillages et du cadre de vie suscitant dans les corps et les âmes un profond désarroi lié au déficit d’appartenance, le lissage techno-économique provoque la brisure politico-culturelle de la planète. » Pour résister, il faut un tiers qui menace. Menace de cette colonisation totale !
Dans la nature, rappelle Debray, régnait la loi de la jungle où les gros dévoraient les petits. Est-on loin de ça ? Il s’agit de prendre ses distances par rapport à la loi de la jungle, créer un mouvement de désobéissance qui serait la gauche ! Voilà ! Il faut fausser compagnie aux férocités de cette sélection par les plus forts, faire un pas de côté de type humaniste, voire mettre l’humain d’abord : droit de l’homme et du citoyen, impôt sur le revenu, trente-cinq heures, retraite par répartition.
Mais il faut que la gauche, qui a toujours lié son sort à sa faculté de jugement critique, réalise que nous vivons désormais sous « la domination massive de l’émotivité, entretenue et fouettée par la magie du live et de l’image-son à gogo. » Et oui, agir sur le cerveau des émotions, c’est le moyen sûr de faire des calculs rentables sur l’addiction générale, en shuntant la capacité critique. Si la gauche a partie liée avec la civilisation du livre, elle a du mal à prendre son temps lorsque tout est maintenant, réactivité. L’important est sacrifié à l’urgent, la société est occupée à exciter les envies, à infantiliser, elle ne pense plus à récompenser les efforts. Le socialisme n’est plus qu’un nom de marque lorsque le Parti démocrate américain est devenu notre idéal. Et oui, ce n’est pas gagné, l’égoïsme croit avec les revenus, l’amélioration matérielle rend les humains plus chiens et voraces.
Les chaînes de la tradition, dont le maillon fort était le catholicisme, se sont brisées au cours de ces trois derniers siècles, dit Debray. Le goût pour l’aventure collective nous venait de là. Une certaine éthique de la communauté. L’idée qu’il y avait plus à attendre d’une communion que d’une solitude. Idée de l’épreuve, de la souffrance. Renverser les marchands du temple…
Bref, on n’est pas de gauche si l’on n’est pas capable de refouler quelques bas instincts, sans sublimation et quelque discipline. Je dirais : sans prendre de la distance vis-à-vis de notre cerveau des émotions, qui nous rabaisse dans un statut dépendant, vulnérable, colonisable. Un vrai militant n’est pas du genre à s’éclater jour et nuit. Il n’est pas dupe de cette transformation des lieux d’éducation en lieux d’animation, et de cette mise de l’enfant et non pas le savoir au centre du système. Il se demande pourquoi nous avons tout fait pour éteindre les progrès des Lumières en cherchant à convaincre les dominants de notre bonne foi : nous avons comme eux épousé la nouvelle religion de la performance et des profits. Est-elle encore possible, cette formation de l’esprit qui ne peut se faire avec une école ouverte aux marques, aux modes et aux parents d’élèves. Une école peut-elle avoir un statut d’entreprise, avec à sa tête un manager… ? L’entraînement à la pensée critique est laborieux, c’est autre chose, elle exige l’inculcation des règles de la langue écrite, l’apprentissage des humanités, des classiques, des chronologies et de l’histoire, autant de choses en voie de disparition étant donné l’extension de la norme marchande à toutes les activités humaines ! La gauche est résistance à cette terrible réduction de l’être humain à un être de besoin qui se laisserait être gavé par ceux qui ont tout anticipé pour lui et le voient tel un être inférieur, mineur, avalant tout en déglutition primaire. Il fait froid dans le dos, lorsqu’on y pense, cet assujettissement « volontaire », via la publicité, aux féodalités financières, aux bourreurs de crânes, aux chevaliers d’industrie, aux lobbys, aux factions rebaptisées communautés. La gauche résistante ne laisse pas décapiter la puissance publique seule garante contre l’entreprise planétaire d’infantilisation des humains. Comment laisser le droit, que nous avons jadis arraché à la monarchie, être remis aux marchés ? Régis Debray remet à l’ordre du jour cette question urgente pour le maintien de notre liberté : pouvons-nous laisser la gauche policée, aseptisée, émondée, s’agenouiller sur l’autel de la paix et du progrès de l’humanité, suicide par le fade à Paris ?
Régis Debray veut y croire : « Gageons que les multitudes ‘lassées d’être devenues invisibles’ rentreront dans le champs optique des hypervisibles que vous êtes. » « Rien n’est impossible. » Comme l’écrivait Marc Bloch, il faut d’abord un examen de conscience. Ou, plus exactement, les circonstances appellent un examen d’émotions, tellement le peuple se fait asservir volontairement avec elles… Paradoxalement, étant donné que même les émotions n’y trouvent pas leur compte dans notre monde marchand qui pratique cette aumône qui laisse la plus grosse part aux calculateurs, c’est un changement de régime affectif plus que politique qui s’opère dans la vieille Europe. Les séduits sont par la force des choses déçus, donc décillés, et l’amour se tourne en haine… Un changement intérieur vis à vis de la politique est en train de se faire. Le peuple devient plus mûr. Tout ça pour ça, se disent-ils ! Vous nous prenez pour des idiots !
En tout cas, « pour ne pas rompre la chaîne dont nous ne sommes qu’un maillon », Régis Debray nous invite plus que jamais à faire un peu bande à part, et à ne pas capituler devant ces machines à sous qui parient sur nos infantilismes !
« Et je continue de croire possible la présence au forum d’hommes et de femmes épris de justice, capables de rester fidèles à leur intégrité, leur langue, leur histoire et leur quant-à-soi – bref à leur raison d’être. » Bref, à vous lecteurs et peuple de France de nous montrer que ce rêve n’a rien de chimérique !
Alice Granger Guitard
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