Editions de l’Olivier, 2012
mardi 11 septembre 2012 par Alice GrangerPour imprimer
Dans ce roman d’Agnès Desarthe, on retrouve, comme souvent dans l’œuvre de cette auteure, beaucoup de symboles et un aspect initiatique. Rentré d’une partie de chasse qui a très vite viré au cauchemar et à la tornade destructrice, Tristan retrouve sa femme dans un village ravagé par l’inondation, tandis que le petit lapin qu’il croyait mort s’enfuit prestement dans la nature… Récit symbolique de l’initiation sexuelle d’un jeune homme, bien sûr, pour lequel la découverte du sexe de femme et de sa jouissance serait comme la chute dans un trou, dans l’humus profond, inquiétant, menaçant de s’effondrer sur soi, et puis comme une tornade d’une force exceptionnelle dévastant tout, faisant déborder sauvagement la rivière.
La femme, dans chacune de ses incarnations, dans ce roman, est très inquiétante. La mère de Tristan, d’abord. La plus belle femme du monde ! Celle qui concentre sur elle le regard et le désir des hommes ? En tout cas, elle est différente des autres femmes, elle n’a pas de mari, elle ne sait pas qui est le père de son fils, donc il n’y a pas de figure masculine pour protéger le garçon de l’inquiétude suscitée par le style de vie de sa mère. Femme libre, quelque chose comme un gouffre d’attraction, comme un trou sexuel, comme de l’humus inquiétant ? Prostituée ? On ne sait pas. En tout cas, bientôt, elle apparaît comme une femme en train de mourir. Pour le garçon, c’est une femme qui représente la mort. Longtemps après, il saura qu’elle est morte du sida. C’est déjà une sorte d’initiation. Le garçon Tristan est déjà une sorte de jouet tout seul entre les mains de cette mère qui s’avère brutale comme la mort. Jouet de cette disparition qui le jette dans la vie ailleurs, comme s’il n’y avait plus rien dans le passé. C’est déjà un coup de maman dévastateur, une vraie chute dans le trou, une tornade qui le fait déboucher en Angleterre, accueilli par un couple à propos duquel les lecteurs savent qu’ils ont perdu un fils. Symbole d’un garçon mort. D’un garçon mort à la vie d’avant, comme l’est Tristan. Mais c’est un préfet, ami de sa mère, qui paie tous les frais de son séjour à Londres, où sa nouvelle vie s’accompagne de l’apprentissage d’une nouvelle langue, qui nécessite une vraie révolution au niveau de la bouche, de la langue, des cordes vocales. Le préfet, en embuscade derrière, se place comme le complice de l’initiation qui commence. On ne sait pas si c’est le père de Tristan, s’il a été l’un des amants de sa mère. En tout cas, il est un lien avec le passé sexuel de sa mère, avec cette femme qui incarne les ravages du sexe, sa proximité vertigineuse avec la mort. A Londres, c’est d’abord Mrs Klimt qui initie Tristan : c’est un crime que de récurer une théière, il doit respecter les horaires anglais des repas, la porte est close quand ce n’est pas l’heure, bref le jeune adolescent doit se laisser formater ! Par ailleurs, il a un professeur anglais pour lui tout seul, et il est un élève parfait. Là aussi, la très grande complicité masculine. Cela donne l’impression d’un jeune homme parfaitement en mains. Qui glisse des mains de la mère, finalement mortelles, faisant sentir l’humus si cauchemardesque de la terre, qui sera mis en scène au cours de la partie de chasse si spéciale, à d’autres mains, ainsi de suite, jusqu’à ce retour à sa femme tandis que le petit lapin rescapé de la mort s’enfuit furtivement dans la nature, comme si de la tornade et de l’inondation du sexe il avait découvert qu’il pouvait rester vivant, pour la répétition, en bon lapin, et finalement ça ira bien avec sa femme, alors…
Emma, sa femme, s’avère être déjà initiée par quelqu’un d’autre, ce compagnon de chasse, Dumestre, tombé justement dans un trou… et que Tristan va rejoindre sous terre, pour le secourir, manquant finalement d’être tué par lui… oh la la le symbole, mais bien sûr, il a couché avec Emma, et alors, et alors… alors cette Emma, pour le petit lapin, c’est un bon coup, une tornade, le lit d’une rivière qui déborde… Le lapin, qui est un lapin qui pense, dit que les humains vivent dans la malédiction du sexe, mais finalement, mais la morale de l’histoire, c’est qu’il faut s’en tenir à l’instinct, et être plein de gaieté à l’idée d’être juste une bête sexuelle… La chute, c’est aussi le bond du lapin dans les fourrés de la vie aussitôt après…
Après Mrs Klimt qui cadre bien Tristan dans des habitudes de vie étrangères - d’où cette sensation d’un corps et d’un cerveau qui se laissent être malléables aussi bien pour le rythme de la vie que pour une langue étrangère et bien sûr pour le sexe avec des femmes en quelque sorte déjà prêtes, initiées, en avance, inquiétantes, à la fois mort et vie – il y a, à Londres, des jeunes filles bouleversantes, initiatrices, là comme la meute de chiens à la chasse pour rabattre le gibier sexuel, le petit lapin ou aussi la caille, là où les coups seront tirés. Avant que ces jeunes filles entrent en scène, Tristan erre dans les rues de Londres, en petit exilé qui ne sait pas encore trouver son bercail… « Il observe les gens, cherche à percer un mystère, sans toutefois identifier clairement lequel. C’est un peu comme s’il enquêtait sur une affaire de meurtre en ignorant tout du crime… » Les indices ? « les collants des filles sont épais et troués… » C’est dans cette perception d’un mystère, et d’un crime, comme si le sexuel se révélait dans sa proximité avec la mort, qu’il rencontre à Londres, un soir d’hiver, une fille qui mettra le feu aux allumettes : « Une jeune fille, chaussée d’escarpins, pose un pied aguicheur sur la première marche d’un escalier londonien. » On devine que pour Tristan elle est une réitération de la plus belle femme du monde, sa mère, que la jeune fille procède d’elle, et qu’elle est donc aguicheuse, voire… allumeuse… Il se dit : « Ceci est le pied de la personne qui va me procurer un bonheur extrême… » C’est la visiteuse qui arrive chez Mrs Klimt. Celle-ci joue le rôle de la rabatteuse, c’est avec des cris joyeux qu’elle fait se rencontrer l’adolescent et l’allumeuse ! Tout et tous s’y mettent pour rabattre le gibier sexuel vers le lieu où le coup sera tiré… Tristan a déjà l’entrejambe douloureux, son sexe gonfle jusqu’à occuper tout l’espace… Et « Mrs Klimt est aux anges. » C’est Astre, une fille qu’il avait déjà rencontrée autrefois, elle fait revenir le temps de la mère. Dans la nuit, Tristan a la sensation d’un bateau qui, à cause de son capitaine idiot, file droit sur le typhon… Et oui, et oui, et oui, le typhon Astre… qui déboule dans la chambre de l’adolescent allumé en pleine nuit ! Qui, avec hargne et passion, pose sa main sur l’os iliaque du garçon. « La main sur son iliaque est la vague contre le flanc du navire, de la navire, ce vaisseau hermaphrodite, masculin ou féminin lorsqu’il passe d’une langue à l’autre. » Tristan est passif comme une femme entre les mains autoritaires, dominantes, d’Astre, la fille déjà allumée… Ses mains s’affairent… « Pourvu que ça ne s’arrête jamais. » Et oui, on devine déjà que le petit lapin bondit vers le coup suivant… « Une bonne chose de faite. », dit Astre ! La jeune fille, disant en français des insultes à Mrs Klimt qui ne comprend pas le français, la nomme maquerelle… Et oui ! Elle a fourni l’allumeuse initiatrice à Tristan, le petit lapin a été touché par un coup parti on ne sait comment, comme à la partie de chasse. Tristan avait été envoyé à la chasse avec les hommes du village où ils viennent d’arriver par sa femme Emma, pour qu’il s’intègre, pour qu’il soit, en somme, initié par ces hommes, dont l’un d’entre eux est l’amant de sa femme… Partant avec eux, il va apprendre à tirer le lapin et la caille… Et Tristan, comme ne sachant pas encore comment fonctionne son fusil… oh la la… a laissé partir le coup… et a touché le petit lapin, tout le monde le croit mort, mais Tristan a vu qu’il respirait encore, il l’a caché dans sa musette, et toute l’initiation va consister à lui faire la preuve que le lapin non seulement ne meurt pas, même dans ce séjour cauchemardesque sous terre, dans la galerie qui menace de s’écrouler et le copain de chasse qui cherche à étrangler le jeune mari de sa maîtresse, mais il rebondit toujours, il se laisse aller à l’instinct sexuel, la batterie se recharge… Dans le trou de la terre, aux côtés de ce très inquiétant Dumestre, qu’on devine être le maître initiatique du mari dans les profondeurs de l’humus de sa femme Emma, Tristan en arrive à se demander pourquoi résister à la chute, si celle-ci est bonne. Bref, le sexe est de moins en moins inquiétant comme une tornade et un cauchemar, et devient un plaisir qu’en bon lapin ressuscité il renouvellera… Mieux vaut se laisser aller à cet instinct, car « Ta cervelle est trop petite et ton cœur trop paresseux pour comprendre la beauté, la grandeur, la gloire de l’énergie qui nous anime et nous traverse. »
Dans l’histoire, celui qui est sauvé par-delà la tornade et la violente crue de la rivière, c’est un petit garçon, un bébé, qu’un des chasseurs avait attaché à la plus haute branche d’un arbre, pour qu’il ne soit pas noyé. Là-aussi réside l’initiation : le petit garçon que tu es, Tristan, ne disparaît pas avec le sexe, bien au contraire… Car celle qu’il a retrouvée, Tristan, par l’initiation sexuelle, c’est sa mère ! Emma, et ce symbolisme de la tornade, de la crue de la rivière, remet dans la vie de Tristan une femme qui était sexe, et qui en était morte, du sida. Or, l’initiation, avec les chasseurs, lui fait la démonstration que d’autres femmes peuvent, telles Astre et Emma, la faire revenir, et répéter ce retour. Tristan reste alors ce tout petit enfant sauvé des eaux… Avec le lapin capable de bondir dans les fourrés de la vie, l’instinct a retrouvé son sens ! Le petit garçon sauvé des eaux… Et sa mère sauvée de cette maladie sexuelle représentée par le sida… Contrairement au lapin qui ne comprend pas ça, Tristan peut être amoureux. Comme il en a fait l’expérience avec Emma. Emma et la langue française, la langue d’Astre l’initiatrice mais surtout de l’enfance de Tristan, celle de sa mère. A travers Emma, Tristan peut à nouveau être amoureux de sa mère vivante, telle une résurrection après la tornade sexuelle. Tristan n’est pas que lapin, il est aussi le petit garçon amoureux de sa jeune mère, dans un temps apaisé qu’il retrouve dans l’éclaircie de l’après sexe. Le lapin l’initie à quelque chose contre lequel il est impossible de résister, mais ce qu’il retrouve ensuite est autre chose, que le lapin ne peut comprendre, cet apaisement de tout petit garçon sauvé des eaux aux côtés d’une mère toujours jeune qui est la plus belle femme du monde, qui ne l’inquiète pas, dans cet intervalle, par la maladie sexuelle, puisque c’est un temps de suspension. Tristan dit à Demestre qui vient de déclarer qu’Emma est une méchante femme qui l’a jeté (comme après le sexe elle jetterait l’homme tel un déchet) : « Tu ne sais pas qui est ma femme. » Et oui, elle réitère la mère de Tristan, cette présence dont il est amoureux, dans l’intervalle d’un temps apaisé. Demestre, et les chasseurs, tout ce qu’ils voient dans les femmes, et la chasse, c’est la rivière, le courant pollué, la crue furieuse, « mais moi seul sais remonter à sa source, y boire, m’y baigner, parce que c’est ma femme. » Sa femme, c’est la jeune femme de sa première enfance qui se réitère avec Emma. La tourterelle, après l’inondation, prend son envol, et retrouve le nouveau-né attaché à la branche… Le bébé est retrouvé. Bébé miraculé de la maîtresse. L’institutrice déborde d’amour. Tristan sort du terrier. Et « il contemple l’éclat puéril du ciel, le dodu des collines. Un panorama naïf, nettoyé. »
Dans un premier temps, lorsqu’il s’aperçoit que sa maison n’a plus de toit, et qu’il craint qu’Emma soit morte, Tristan est saisi du même effroi qui s’était emparé de lui lors de la mort de sa mère. Sa mère était morte au milieu d’une phrase : « Tu vas rigoler… ». Et, en effet, des années plus tard, voyant soudain Emma sortir de leur jardin défoncé, et avancer vers lui en marchant dans la vase d’une terre qui a trop bu, il rigole tandis qu’elle lui sourit comme si elle arrivait du passé, telle la plus belle femme du monde ressuscitée. Elle a ses yeux de source, son air que lui seul connaît et reconnaît.
Au fond, le roman d’Agnès Desarthe est un livre à la gloire de la toute-puissance de la mère sur son garçon… Sa femme, ce sera celle en laquelle il reconnaîtra sa mère… Cette mère perdure dans la réitération de la sensation de tomber dans le trou de la terre, dans cet enfoncement dans l’humus, dans le terrier, dans cet appel inquiétant du passé, dans cet attachement pressant à la mère. Ceci n’est jamais envisagé comme coupure, comme sevrage, au contraire cela reste tout puissant par-delà la mort de cette mère qui lui a prédit qu’il rigolerait… Il va rigoler de voir cette mère ressusciter sous les traits de sa femme ? Il restera son bébé ?
Alice Granger Guitard
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