samedi 3 novembre 2012 par Jean-Paul Gavard-Perret
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LES ETATS D’URGENCE DE CLEMENT ROSSET
OU « LA MYSTIQUE DU CAMEMBERT »
Clément Rosset : L’Invisible (Editions de Minuit, 2012), Récit d’un noyé (Editions de Minuit, 2012)
Clément Rosset est par excellence le philosophe qui avance par « sauts et gambades ». C’est pourquoi sans doute ses pairs universitaires enfermés dans leur tour d’ivoire l’ignorent ou n’en parlent qu’avec condescendance comme s’ils semblaient ne pouvoir accepter que le philosophe s’ose écrivain. A sa charge supplémentaire il ose une forme d’allégresse qui – à la manière du Michaux de Bras Cassé - part d’une expérience personnelle pour aller vers les plus hautes sphères de la philosophie En témoigne les deux livres qui paraissent en même temps. Dans Récit d’un noyé l’auteur évoque des états comateux. Ils prolongèrent la noyade dont il fut sauvé presque par miracle. Sous forme d’anecdotes parfois drôles Rosset plonge son lecteur dans « un théâtre d’aventures et d’extravagances » (p. 9) et l’expression d’hallucinations qui sont en rapport avec ce qu’il écrit dans L’Invisible . Ce dernier prend ici un caractère particulier : « celui des objets qu’on croit voir alors qu’ils ne sont aucunement perceptibles parce qu’ils n’existent pas et/ou ne sont pas présents tel un visage absent dans une pièce éclairée » (p. 10) et ce contrairement à un visage plongé dans l’obscurité.
De telles « existences » d’objets non existants ou la visibilité de l’invisible (hors pathologie) semblent une contradiction jusque dans les termes. Pour autant ils existent. L’homme garde en effet la faculté de voir ce qui échappe à toute perception, de penser ce qu’elle ne pense pas, d’imaginer ce qu’elle ne pense pas. En ce sens Rosset répond à la phrase de Beckett « Imagination morte imaginez ». Ce dernier parlait dans son ultime texte de la « folie du voir, du croire entrevoir ». Cette folie n’a rien de semblable pour Rosset à celle des mirages car écrit-il « le mirage consiste en une image que chacun peut voir réellement » et d’ajouter « si dans l’illusion de la perception l’objet n’existe pas, la vision de l’objet ou son imagination n’en existe pas moins » (p. 11).
La faculté de voir ce qu’on ne voit pas et de penser ce qu’on ne pense pas – la seconde étant la généralisation de la première - semble défier l’entendement mais est pourtant une « évidence ». Cette propension à capter des objets inexistants met à jour le caractère étrange de la pensée. La faculté de croire voir et de croire penser au moment où rien n’est vu ni pensé reste la source essentielle des illusions des hommes. Ils la transforment d’ailleurs facilement en une rationalité qui fait que l’humanité « croit » plus qu’elle ne pense. Ce que Beckett appelait encore « la folie de croire », comparable à la folie de penser. Cela oblige alors à « repenser » (sic) bien des dualités...
Par ce constat de pluralité, cette perte de l’antagoniste, l’auteur ne peut que gêner des diagnostics des philosophes. Le cogito n’est plus un salut. Certes on le savait depuis longtemps. Dans Nietzsche, dans Montaigne, dans Pascal, dans Spinoza et Nietzsche il y avait déjà des remarques très pénétrantes sur le fait que la pensée est sous la dépendance de ce que Pascal appelait des "faussetés". Mais Rosset ose ici en parler par le recours à l’autobiographique et à la jubilation. Il enfonce le clou non sans une certaine gaieté ! Prenant à bras le corps des nuances a priori inanalysables, impalpables le philosophe montre comment la pensée « dure » est quelque chose de léger comme du champagne, quelque chose de changeant. Et ce que l’on soit au-delà ou en de-ça de tout type de frontière. A travers les anecdotes du survivant noyé comme par ses spéculations philosophiques, l’auteur montre aux âmes vives ce à quoi voir et penser ressemble. Il eut après la noyade d’étranges visions par lesquelles l‘auteur, et pour revenir à Beckett, aurait pu s’écrier « Oh les Beaux jours ». Il explique tout le travail de transbordement que suit l’habituel croire penser et voir. Il prouve aussi que rationalité et perception restent des voiles qu’il faut déchirer afin d’atteindre les choses (ou le néant) qui se trouvent au-delà. Étant donné que nous ne pouvons éliminer nos illusions d’un seul coup, il ne faut rien négliger de ce qui peut contribuer à le discréditer. Rosset y fore des trous jusqu’à ce que ce qui est caché derrière se mette à suinter. Avec rigueur créatrice et persévérance il prouve que la perception et la raison demeurent des témoins inassermentables. Mais c’est ce qui permet à l’œuvre de se poursuivre et de suggérer d’autres « vois ! » sans recours au moindre mysticisme. De suggérer aussi qu’une perte est toujours au fondement de l’expérience.
Sans doute l’essence de l’illusion participe-t-elle pour Rosset de la nature même de la pensée. Mais c’est là où elle touche au plus profond : à savoir l’union des contraires dans sa force et sa faiblesse. C’est là la manière du philosophe d’appréhender le "Grand Secret" cher à Henri Michaux. Dans la scrutation intense du vécu, ou de l’impossible vécu, pour reprendre l’expression d’Hölderlin, Rosset "pense dans la plus grande profondeur". Il évoque ainsi l’impossible de l’accession à la certitude, l’impossible percée hors de la ténèbre à travers ses expériences de tous les jours comme de la cogitation. N’est-ce pas là le meilleur moyen de ne pas finir en boutiquier philosophe et de toucher à l’extrême, de permettre ce voyage au bout du possible, pour affronter le chaos dont il s’agit de tirer une posture consistante ?
Rosset se situe en deçà ou au-delà des principes les plus habituels de la philosophie. Il emporte pour un voyage vers une vue et une vision particulières qu’aucune barrière ne vient limiter - si ce n’est le silence sur lequel le langage achoppe. Rosset affronte dans ses deux livres un inconnu qui n’a rien à voir avec un deus incognitus. Il tente de toucher au plus prés cet "advenir à soi" cher à Badiou sans tomber dans un pessimisme absolu. Ajoutons qu’il existe chez Rosset – et c’est ce qui fait le prix de son travail - une joie, une effervescente jubilatoire. Quelque chose aussi de ludique et de sardonique qui rappelle ce que les hommes – philosophes compris – ont parfois de désolant et de ridicule. Cioran dans un article consacré à Beckett ayant demandé à ce dernier : « Pourquoi écrivez-vous ? », Beckett répondit à la grande surprise de Cioran : « Je ne sais pas, peut-être la joie. » (Œuvres, Pléiade, p. 1191). Rosset pourrait faire sienne cette réponse. Il sait comme Nietzsche que toute grande philosophie est constituée de mémoires intimes masqués qui en font tout le prix.
C’est pourquoi il peut en parler non avec désinvolture mais un détachement qui donne à ses écrits tout leur prix de liberté. Il apprend, comme peu de ses pairs, que le réel est inconcevable. N’est-ce pas là la plus belle leçon non seulement de philosophie mais d’humanité ? A ce titre si mysticisme il y a dans une telle œuvre il reste toujours très terre à terre. L’auteur lui-même le rappelle dans une anecdote qu’il aime à raconter : « je me rappelle d’une remarque d’un de mes collègues qui m’avait amusé « Au fond tu es un mystique, mais ta mystique c’est celle du camembert. Que veux-tu, on a le mysticisme qu’on peut… ». Preuve une fois de plus que même chez un philosophe éminent penser ou croire penser est une illusion.
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