Editions Albin Michel, 2011
jeudi 15 septembre 2011 par Alice GrangerPour imprimer
Allons droit au cœur du roman d’Amélie Nothomb, « Tuer le père ». Entrée en scène de la danseuse Christina, sous LSD, « et c’est au ventre que s’adressa la danse de Christina. Une sinuosité s’empara de son corps flexible et ne le lâcha plus. »
L’apparente situation triangulaire, oedipienne, que met en place ce roman, dans laquelle le jeune Joe, prometteur magicien aux mains si incroyables, admire le plus grand des magiciens Norman et est amoureux de sa compagne Christina fabuleuse danseuse du feu, cède la place à tout autre chose. L’initiation sexuelle, dans laquelle s’engage le jeune adolescent Joe en se choisissant comme parents Norman et Christina, et qui sera effective à ses dix huit ans, incestueuse comme il se doit puisque Christina sera la première partenaire, s’avérera une tout autre initiation. La danseuse du feu suffira à elle toute seule à enflammer le jeune Joe. Celui-ci découvrira que ce n’est pas son compagnon Norman qui enflamme la danseuse. Mais qu’elle s’enflamme toute seule. Elle joue et danse toute seule avec le feu. C’est ça qui prend au ventre Joe, pour la première fois. Tout en découvrant que le père qu’il s’est choisi, Norman, n’y est en vérité pour rien. Tuer le père n’est pas plus difficile ! Il suffit de constater que Christina, danseuse jouant avec le feu, devient flamme toute seule. L’apprenti magicien pourra ensuite très habilement truquer les cartes en introduisant cette carte et faire gagner des millions. Ou bien, la magicienne… introduit cette carte secrète dans toutes ses distributions… c’est-à-dire ses œuvres…
« Comment s’y prendre pour faire l’amour », demande Joe à Christina. Celle-ci le renvoie à Norman : « Son point de vue t’apportera davantage que le mien. » La réponse est dans la danse avec le feu de Christina… Norman le meilleur des magiciens, dans le rôle du père initiateur à l’endroit de Joe l’adolescent aux doigts si doués, n’a pas besoin de faire quoi que ce soit : l’homme s’enflamme directement en regardant la femme flamme… Tout ce roman tourne autour de cette femme flamme… Autour de cette carte maîtresse et secrète introduite dans le jeu par des doigts très doués. Ici, pas besoin de la fameuse question de Lacan sur la jouissance féminine… On regarde Christina danser avec le feu, on s’embrasse avec cette flamme… Cette flamme sous LSD. Que symbolise le LSD, l’acide ? C’est la question. Regard du tout petit enfant, garçon ou fille, qui fait de cette femme qu’est la mère un tout fantastique, hallucinée, fascinante de beauté, phallus danseur et enflammé ? Exploitation de cet amour total du petit enfant pour sa mère ? Cette carte très habilement introduite dans le jeu de carte de la vie, de la sexualité, et des œuvres littéraires, et la magie fait gagner des millions ? Ce n’est pas le père qui est l’initiateur du garçon… et de la fille ! C’est cette mère du tout début, ravisseuse à jamais, danseuse du feu qu’elle allume chez ses tous petits dans cette relation en symbiose, qui s’approprie en artiste ce feu, cet amour du commencement, qui le retient pour elle, et fait que le père est éliminé en tant que tel, soumis lui aussi à une telle artiste jouant avec les torches enflammées.
« Vêtue d’un simple maillot blanc à longues manches, Christina entra en scène, entourée du tourbillon des bolas enflammés… Le suprême objet de la danse est la monstration du corps. Nous vivons avec ce malentendu que chacun possède un corps. Dans l’immense majorité des cas, nous n’occupons pas ce corps, ou alors si mal que c’est une pitié, un gâchis… Personne n’habite autant la totalité de son corps que les grands danseurs. » On imagine le tout petit enfant, avant même d’être sexué fille ou garçon, profondément et à jamais séduit et enflammé par la présence dansante de la mère en jouissance, totalement contagieuse, se propageant au corps de l’enfant devenant à son tour flamme dansante. Le corps danseur enflammé de Christina « dégageait un tel impact charnel, une telle charge sensuelle qu’apparaissait sa véritable nature de génie sexuel. » « Soudain, les yoyos de lumière se muèrent en poignards de flammes - les gestes ondulants de ses bras devinrent lacérations, comme si Christina cherchait à déchirer les ténèbres. La violence de cette ménade arracha à l’assemblée des borborygmes de jouissance. » Exploitation de cette séduction précoce enflammée sur les jeunes corps. Les entrailles de Joe se transforment en brasier. Détail très important : la danseuse Christina se donne à voir, et parions que le LSD qui la met dans cet état second n’est pas seulement la substance, mais aussi le fait d’être vue, le savoir de la contagion aux autres corps recevant la révélation de feu en état de virginité. Tout l’impact de cette initiation originaire du corps par le corps qui s’enflamme d’avoir un tel pouvoir, une telle puissance. On se situe bien avant l’Œdipe… Norman, le premier des magiciens, veut enseigner ça au fils qu’il se reconnaît… Et disparaît en tant que père, en tant que séparateur. Le retour à la mère danseuse avec le feu, corps-flamme, est au contraire magistral ! Carte introduite dans le jeu de carte de la vie, et de l’œuvre, et voici les millions gagnés…
« Ni les hommes ni les femmes ne songeaient à cacher le désir que la transe de la danseuse leur inspirait. Quelques spectatrices se déshabillèrent, comme si c’était la seule façon d’exprimer un si grand enthousiasme. » Spectatrices ! Une spectatrice en particulier ? Qui s’est fixée à jamais à cet contagion du feu à son propre corps, précoce, et a mis en grande magicienne cette carte si gagnante dans le jeu de cartes de son œuvre ? Splendeur de cette offrande ? A rendre amoureux(se) à jamais ? « Dans la caresse de ses cheveux, elle poursuivit sa danse et son corps entier claqua comme un fouet. » Scène originaire pour Amélie Nothomb ? Où le père n’a pas de place, n’en a pas encore, n’en aura jamais, lui aussi soumis ?
Après l’initiation, le jeune Joe peut s’éloigner, la carte maîtresse, il l’a en mains… Il peut en jouer au poker, la glissant très adroitement dans le jeu. Nous comprenons pourquoi, dès les premières pages du roman, Joe apparaît comme un garçon que son père a abandonné à sa naissance. L’a abandonné à la mère. Dans cette histoire, pas besoin de père… Sinon comme homme lui aussi enflammé par la danseuse du feu… Joe méprise sa mère non danseuse du feu… Il va la chercher ailleurs… Il cherche la magie. La magicienne. Le début du livre campe aussi un homme, la quarantaine, qui regarde, captivé, le jeune Joe, déjà un petit magicien très doué. Cet homme semble une sorte de dédoublement du père, et de Norman. C’est le père qui s’efface devant le fils, véritable initiateur, dans un renversement des rôles. C’est-à-dire que tuer le père advient juste en mettant au cœur de l’histoire censée être magique pour tout le monde, lecteurs nombreux y compris, ce stade précoce de la vie humaine où la mère est une danseuse du feu phallique qui enflamme son petit corps et âme. Dans ce roman, et peut-être au cœur de chaque œuvre d’Amélie Nothomb, n’y a-t-il pas ce magique amour précoce pour la mère en train de jouer avec les flammes, en train de danser avec les torches de sa toute puissance, avec sa beauté stupéfiante comme le LSD pour ses petits, pour sa petite ? Cet homme de quarante-cinq ans abandonne Joe, dit que ce n’est pas lui l’initiateur. Ensuite, on a le premier des magiciens, Norman, qui est avec sa magicienne : Christina. Le regard de Joe est donc habilement orienté vers Christina. Jusqu’à l’embrasement, cette remontée du temps jusqu’à la bouillie incandescente… Jusqu’à quelque chose de très pré oedipien… Tuer le père…
Sans doute Amélie Nothomb a-t-elle livré avec ce roman le secret de cette carte magique gagnante magistralement glissée chaque fois dans le jeu…
Alice Granger Guitard
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