lundi 4 février 2013 par Jean-Paul Gavard-Perret
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LE CANNIBALE
Nicole Caligaris, Le paradis entre les jambes, Collection Verticales, Gallimard, 172 pages, 16,90 €
Une nouvelle fois Nicole Caligaris ose proposer un texte peu conforme aux problématiques (qui n’en sont pas) du tout venant romanesque français. Ce dernier reste pris entre touffeurs d’adolescents attardés donc sénescents (qui veut faire l’ange fait la bête). Ce livre, lui, évacue tous les personnages que dans une interview l’auteur évoquait « en train de continuer à sucer leur pouce en regardant Casimir avec un paquet de fraises Tagada sur les genoux, ces adultes qui se passent en boucle la nage des bébés Évian en substitut d’un comprimé de Prozac, ces adultes qui roulent en patinette et apportent leur doudou au bureau ».
Avec « Le paradis entre les jambes » ce vernis sèche et le sang coule. Il y a des dents pointues, des cérémonials étranges. Il y a donc de l’inquiétant. La littérature le fouille. On n’a guère l’habitude de fréquenter des textes littéraires dont émerge une pensée qui se distingue de la pure dictée philosophique. Nicole Caligaris ne cherche pas à comprendre un symptôme par lui-même insaisissable. Elle en fait surgir plus d’énigmes qu’il permet d’en supposer. Elles courent comme des lézardes sur la surface du livre. Et reposent les questions essentielles : qui est-on ? Qu’est-ce qui nous tient aux autres ou qui nous en sépare ?
Faite à l’idée que l’être est, dit-elle, « une ressource dressée contre l’activité du songe », l’auteur nous affranchit de tout rêve de lumière. Il lui reste une fois de plus à se coltiner à l’obscurité du mâle et l’obscurité d’un monde créé par et pour lui. Pour cela elle part d’un « simple » fait divers. Mais en fait - comme tous ceux du genre - il est tout sauf simple. Et il l’a touché de près.
En 1981, l’étudiant japonais Issei Sagawa commit un meurtre suivi d’actes cannibales sur une camarade d’université. La victime et le bourreau étaient à la fac au côté de Nicole Caligaris. L’étudiante hollandaise avait été invitée par Sagawa dans le but de lui demander d’enregistrer en allemand la lecture d’un poème de Johannes Becher. Ayant vécu très proche de cet évènement la romancière en fut marquée : « mon livre est une empreinte laissée sur ses marges par cet acte et une tentative d’en affronter l’opacité ». Et d’ajouter : « bien que l’autoscopie me répugne, je dois me regarder au contact de ces circonstances. » Le livre est réussi car il évite tous les pièges habituels de l’autofiction. L’auteur remonte différentes strates du temps et de l’oubli autour, non de la situation et des personnages, mais de l’acte du meurtrier. Elle a d’ailleurs entretenu avec lui une brève mais intense correspondance (reproduite en fin de volume).
L’objectif est aussi, comme Nicole Caligaris le précise, de « descendre seule, sans rechercher de documents, provoquer le passé, ramener le souvenir intime, l’empreinte laissée dans ma mémoire par le jeune homme, l’étudiant que j’ai connu innocent » . L’auteur, loin de toute posture qui ferait du meurtrier un monstre ou un héros (ce qu’il est devenu dans son pays), plonge dans l’abîme d’une énigme au risque de s’y perdre. Pour éviter ce saut dans le chaos elle « duplique » l’acte à travers divers « outils » : les toiles de Francis Bacon, les théories de l’anthropologue Mary Douglas, sur l’obscène et la répulsion… Elle tente de saisir cet acte comme objet de notre propre culture. Et, en faisant rejaillir la jeune fille qu’elle fut, l’auteur aborde une nouvelle fois le statut de la condition féminine. Elle ose sa haine salutaire contre tout ce qui ramène la femme à son sexe, à son « paradis entre les jambes » - terme emprunté de manière sarcastique à Jean Clair).
Proie charnelle et matrice de l’enfance dont le nippon fit son festin roi, la femme est montrée entre la trivialité la plus crue d’un tel crime et l’image de papier glacé de la femme des années 70. Le meurtrier devient le modèle exacerbé, le symbole de la domination masculine et sa victime celui de la servitude « accordée » aux femmes. Nicole Caligaris s’élève contre un marché de dupe qui persiste et auquel elle consacre son énergie, sa vie, son œuvre.
Contre l’impossibilité d’être femme, contre sa condition qui l’amène à ne pas avoir la force de désirer sa liberté, l’artiste trouve dans un tel cannibale une manière de mettre à mal la fameuse opposition que Bataille proposait entre le jeu, la dépense gratuite d’énergie et les activités dites sérieuses. Elle montre comment une ivresse perverse et sa rémunération peuvent diriger l’activité des mâles. Si bien que le livre trouve soudain une puissance politique. Le lieu de l’exercice de la puissance masculine et la soumission contrainte du féminin y sont exposés sans fards. L’auteur rappelle comment dans la vie comme dans l’art la femme est réduite à un outil qui justifie(rait) la question : "à quoi ça sert ?". Avec violence et impertinence elle réveille des ombres qui ne sont pas que les siennes et qu’il était nécessaire de faire remonter au moment où l’actualité nous prouve que l’histoire ne cesse de bégayer.
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