samedi 16 février 2013 par Jean-Paul Gavard-Perret
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QUAND LES VIEILLES IMAGES IMAGINENT ENCORE
Noël Herpe, Mes scènes primitives, 152 p., 19 E., Gallimard, coll. L’arbalète, Paris, 2013.
Du corps « dérangé » au corps « dégenré » il y a un pas que Noël Herpe a souvent franchi dans sa « vraie » vie. Universitaire le jour, il effectuait la tournée des bars de nuit à la recherche de lui-même dans les yeux des autres. Critique de cinéma à Positif, spécialiste de Rohmer, Guitry et René Clair il chercha longtemps à écrire sa propre œuvre. Mais il y eut pour lui autant de faux départs littéraires que d’échecs amoureux. L’âge venant l’incapacité à vivre en harmonie s’est métamorphosée en une entreprise autobiographique fondée sur la bribe. Elle apparut déjà avec Journal en ruines.
La ruine tient toujours avec son dernier livre. Elle ne tient pas seulement à la forme des fragments exhumés de l’adolescence. Il s’agit à travers elle de revisiter les vestiges du temps comme l’auteur visita jadis les cimetières, se repaissait des nécrologies ou chérissait des vieilles gloires des planches, des lettres ou des écrans. Dans son « Journal » on retrouva non sans superbe Julien Green, Arletty, Véra Korène ex-sociétaire de la Comédie Française et bien sûr « sa » Gaby Morlay objet de ses fantasmes. « Mes scènes primitives » enfonce le clou. Le travail autobiographique en miettes s’y poursuit. L’adolescent solitaire est aux prises de mystérieux rituels érotiques fantasmés. Il est hanté aussi par la passion d’un théâtre que beaucoup jugeraient incertain ou marginal : celui qu’il découvrit dans « La Petite Illustration » ou dans les « dramatiques » de feu l’ORTF en noir et blanc.
Ces scènes sont définies par Herpe ainsi : « ces miniatures, effacées aussitôt que rêvées entre ma dixième et ma vingt-cinquième année m’ont soutenu au-dessus du vide. » En les reprenant, l’auteur s’éloigne à la fois des contorsions spéculatives de l’autofiction française et d’un simple travail nostalgique de visitation d’un temps perdu. Il cherche à expliquer la mise en place de son imaginaire. Ses reprises s’intéressent à la fonction et la construction des images et s’approchent de formules d’autres arts telles que les « remontrances » d’une Cindy Sherman ou d’une Gina Pane. Comme pour ces artistes, pour Herpe le corps demeure la donnée fondamentale, le lieu premier de l’investigation littéraire. L’ancien critique est donc loin d’une vision hégélienne de l’art. Il plonge son œuvre dans le réel là où le corps est sujet et objet d’expression, de connaissance et de subversion.
Pour Herpe le corps n’existe pas en tant que tel, en tant qu’absolu. Il est dépendant de son contexte : objets, vêtements mais surtout mises en scène et spectacles qui le donnent à voir. Ces « éléments » du décor culturel accordent la possibilité d’une rencontre et d’une communication. L’auteur retient donc ce qui eut pour lui valeur de médiums existentiels. Ils inscrivent le corps dans une seconde peau qui devient première en un dispositif symbolique qu’ils imposent à la reconnaissance sociale. Herpe tricote dans son livre tout ce qui décala, dérangea sa vision et fit éclater ses stéréotypes, quitte à les remplacer pour d’autres que l’auteur ne cache pas. Intellectualisant son corps, corporisant son intellect comme son inconscient l’auteur met à nu son apprentissage de la liberté par les effets de légende que procurent les spectacles des arts visuels populaires.
Les fragments retrouvent des images sourdes. Herpe les déploie avec une volupté aussi exacerbée que retenue tant l’écriture est maîtrisée. Des œuvres perdues dans une splendide indifférence retrouvent ici des audaces dont l’auteur dévoile parfois le double parodique afin de mettre en tension le vrai et le faux, le naturel et le construit, le civilisé et le sauvage, le conscient et l’inconscient. Herpe prouve comment l’art le plus « surfait » - en feignant de cacher - révèle une nature plus profonde. Le futur écrivain y trouva une « incertitude, des natures contrariées loin du dimorphisme sexuel ».
De fait Herpe propose un constat critique d’une mythologie travestie par Freud tout en donnant de-ci, de-là un coup de chapeau aux psychanalystes. Par ce biais, comme dans les autres stratégies du livre, l’auteur pose la question identitaire : Comment être soi à soi-même ? Révélant la complexité de l’imaginaire et prouvant que « rien n’échappe à son irréversibilité » la théâtralisation des « souvenirs » illustre la thèse classique de l’idéologie du manque et de la castration. Elle fait sortir le diable de sa boîte et prouve combien le corps social et le corps intime ont partie liée et comment une mémoire « autre » est toujours étouffée. Elle cache le secret d’une spoliation et possède un visage inconnu que l’auteur n’a pas fini de dévoiler.
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