jeudi 4 avril 2013 par Philippe Fretz
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La Lyre du Jour, Claude Tabarini,
Editions Héros-Limite, 2012
Si l’on a eu l’occasion de fréquenter un peu le personnage, il est aisé de se l’imaginer travailler à sa table de véranda, un œil fugitif sur la cour de l’Ilôt 13, à deux pas de la gare de Genève. Mais sait-on seulement où se trouve la gare de Genève ?
L’homme solitaire a les jambes croisées, son dos est voûté. On serait tenté de dire qu’il est à l’affût d’un micro-événement, mais c’est plus fondamental que cela, il est simplement prêt à recevoir l’obole du jour Un pigeon en col blanc. Pour quelle fête ?
Devant lui, un cendrier en étain ramené d’un voyage au Maroc, plein à ras bords. Les cigarettes roulées sont plus ou moins longues, plus ou moins tordues, plus ou moins consumées, plus ou moins tachées. À côté de lui, les journaux, et ce sont ceux d’un autre jour, En plein désastre de l’après-midi, l’appel de la corneille.
Autour de lui, les livres, tous entamés, lus ou relus, abandonnés ou repris, étalés sur le ventre ou entassés épaules contre épaules. La plupart viennent de la boutique d’en face, dégotés par son libraire Bernard, ou cueillis dans le frais d’une matinée en ville. Septembre est fou, si calme, si beau.
À portée de mains, théières et cafetières ne fumant plus depuis tôt ce matin, tasses et cuillers, papiers gras et maigres, stylos en tous genres, griffes animales. Suspendues en son univers, les miettes de pains rassis, jonchant toutes les surfaces planes jusque dessous les piles et les tas, jusqu’au fond du lit, constituant toutes masses dignes d’attention, molécules de phrases, grains de pensées, compagnons de fortune. Miettes d’instants passés. Toutes choses tombant à terre. À la lisière de leur splendeur.
Il y avait là, la présence d’un amour ou d’un ami. Miettes de larmes retenues, miettes de fulgurances solitaires, saisies ou laissées pour compte. Miettes sculptées avec patience et force instinctive qui font les beaux jours de la Lyre.
Il est aisé, aussi en lisant les haïkus du maître, exhumés des ombres par sa faculté de voir et de percevoir ce que ses contemporains ne voient plus, trop occupés qu’ils sont à faire tourner la terre autour de leur nombril, à se lever tôt pour se rendormir aussi vite au bureau, à trimer plus pour frimer plus, là où tous ont déjà reçu leurs salaires, il est aisé de les rapprocher de ses photographies.
Elles viennent par milliers pour saisir le maintenant sur le vif, pour prendre l’ici en flagrant délit. Les lumières du rebut, l’élégance de la chose vile, la nature sauvées du zoo humain, la vision arrachée à la cécité, la pauvreté échappée à la richesse. L’eau qui s’écoule sur les tuiles. Ni précipitation ni lenteur !
L’écriture fonctionne comme l’obturateur et reconstitue la résonance d’une perception courte et pleine de haute considération. Souvent, c’est la rétine qui se souvient de l’éblouissement, non le cerveau, c’est le pied qui se souvient de la coque de marron, non l’œil, c’est l’enclume qui se souvient du coup de marteau, non l’oreille, car le siège de l’émotion est toujours la chose marquée du corps qui restitue sa trace dans un langage d’images mentales ou photographiques.
Il serait aisé encore, mais peut-être cavalier de rapprocher scolairement l’écriture et les images du promeneur salutaire de son activité de batteur patenté. Car batteur, il est.
Sur sa gauche, de là où il nous contemple, son lit, sa kitchenette, et au milieu du passage une batterie complète, cymbales au pavillon, gros tambour à double pédales, caisse au clair de lune, djembé en guise tabouret. Que me veux-tu Soleil ?Je ne suis rien.
La forme courte et percussive de sa prose, l’agilité à dégainer qui dénote de ses rafales photographiques serait trop commode à rapprocher d’une quelconque séquence rythmique dont le jazzman est friand.
Ce qui semble moins aisé pourtant et ce qui nous intéresse ici, c’est en quoi son jeu à la batterie pourrait se rapprocher de son écriture et de ses photos. Car tout rythme est fait de ponctuations courtes, tout swing s’appuie sur le poids des corps, toute pulsation habite une forme.
Avez-vous déjà vu Claude Tabarini assis derrière une batterie, accompagnant une formation éphémère au cours d’unjam session à l’AMR ? L’avez-vous vu ponctuer un projet de fusion indo-européenne de passage au Festival des Cropettes ?
Pour ma part, j’ai vu tout cela et ce que je retiens, c’est une session sauvage capturée il y a une dizaine d’années, à l’ancien squat de l’Arquebuse, où l’homme de brio jouait en trio avec une basse et une guitare électrique. C’est là que je l’ai vu la première fois, pratiquant son jeu guttural et hypnotisé, tout son corps tendu vers la rencontre avec le présent.
C’est là que j’ai vu pour la première fois son langage en élaboration, celui de La Lyre du jour, celui de ses images photographiques, celui d’une attention hébétée, portée vers l’étincelle de la fraternité, mégot éteint pendu à la lèvre inférieure, le regard scrutant l’espace, la main prête à claquer dans la brèche du flux, afin de devenir une part vivante du réel.
Ce langage, celui d’un homme perdu, qui vient bégayer dans nos taudis est un tissu précieux, où se nouent la persistance de l’instant et le passage de l’éternité.
Philippe Fretz
Genève, le 19 février 2013
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