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Le chef-d’oeuvre sur la tempe - Guillaume Decourt
dimanche 28 avril 2013 par Sanda Voïca

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Editions Le Coudrier, 2013

Le saisissement, dans l’acception de Grégoire de Nysse : « Les concepts créent les idoles, le saisissement seul pressent quelque chose

Guillaume Decourt : pour une poésie du saisissement

Comment inventer des temporalités diverses à l’aune de ses propres vers


Le saisissement, dans l’acception de Grégoire de Nysse : « Les concepts créent les idoles, le saisissement seul pressent quelque chose.»). Constantin Cavafis accompagne le poète (depuis toujours ?) – preuve à l’appui : son texte sur le poète grec, paru dans « Coaltar » (lu dans le numéro du janvier 2012 ; ce texte paru aussi dans le numéro 15 de la revue « La passe »), « De l’espoir chez Constantin Cavafis » (et d’où provient la citation sus-écrite) ; texte que nous avons perçu, par ailleurs, et comme son propre ars poetica, surtout dans ces : « Coda de l’aporie. Da capo », qu’on retrouve dans le volume en question. Et un autre texte de Guillaume Decourt, aussi dans « Coaltar » (le numéro du septembre 2011), « Du voyage et de l’illusion », nous a paru à la fois un ars poetica et un ars viatica de l’auteur.



Le deuxième recueil de poèmes de Guillaume Decourt est paru ce début de 2013, aux Editions Le Coudrier. Son titre, sans enlever le moins du monde à son originalité, fait penser à ce « Ecrire un poème, c’est se tirer une balle dans les mots » d’Alain Jouffroy. Mais sans vouloir expliciter absolument ce titre, la roulette russe de l’écriture n’est pas loin. De même que Friedrich Hölderlin, avec son « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. ».

Le péril qui sauve pour Guillaume Decourt ? Le « non » de Constantin Cavafis, qui est mis en exergue : « Celui qui refuse ne regrette rien. Si on lui reposait la question, c’est non qu’il redirait. Et pourtant il l’accable, ce non – dans sa justesse – durant toute sa vie. »


Livre conçu – de concevoir : tâche impossible, si on suit l’étymologie de ce verbe (du lat. class. concipere, de cum et capere), celle indiquant proprement : « prendre entièrement, contenir ». Car comment contenir entièrement ce qui déborde (et borde) depuis toujours cet auteur : la poésie ? Et, paradoxalement, tâche à sa portée, si on suit le sens figuré : « assembler des mots en formule » et en réfutant le sens de « concevoir une idée », rien ne lui étant plus étranger, comme nous le disions avant, que de créer des concepts. Livre conçu, nous disions, en six parties.


La première, avec le sous-titre, « Tempérament égal », nous fait penser à la sagesse. Nous n’avons lu la préface d’Arnaud Talhouarn qu’après avoir lu les poèmes de Guillaume Decourt, et nous y avons retrouvé la même idée, mais étendue au volume entier : « Or c’est bien de la sagesse dont il est question dans la poésie de Guillaume Decourt. » (p. 7). Le préfacier continue avec cette précision : « La vraie : celle qui laisse leur part à l’inquiétude, à la marginalité voire à la monstruosité. » Tout en étant d’accord avec ces propos, je tiens quand même à me différencier d’Arnaud Talhouarn, en disant que cette sagesse initiale (du premier « chapitre ») sera doublée, tout au long du livre, d’une non-acceptation de sa propre sagesse, celle du poète – et encore plus de celle des autres !

La preuve de ce que nous venons de dire ? :


Tu voulais tendre

Vers toutes les voies

De l’existence en même temps

Jusqu’à ce que l’arc

Se brise


(nous qui soulignons).


Et pour la deuxième (et dernière fois pendant cette lecture) une pensée à Alain Jouffroy et à son recueil « Tire à l’arc ! » 1- où le tir à l’arc est plutôt vu comme un art très lié au zen, où la sagesse est sublimée dans un « état de détachement véritable ». Ce n’est pas du tout le propre de la poésie de Guillaume Decourt. Pour lui, le poète est « le dormeur éveillé » :


« Le sexe séraphique et les yeux émerillonnés 2

J’étais le dormeur éveillé. »



Et le cousin du « dormeur du val », je dirais. Nous ne prendrons pas le temps ici de faire un parallèle Decourt-Rimbaud…


Si nous avons évoqué, au premier abord, la sagesse, pour le « ton » (le « la » du livre), ce qui s’est imposé ensuite, plus fortement que la sagesse, a été l’immobilisation ou l’immobilisme - mais un faux, pas du tout figé, comme ce, déjà mentionné, « dormeur éveillé ». Cet oxymore aurait pu être le (deuxième) titre du livre.


L’humour visible :

Je fus pris de vertige

Le monde n’était pas sensé

Puisqu’il ne tournait pas

Autour de moi


dans « Impression » (p. 23), mais aussi un humour caché, le soubassement de toute sa poésie et de toute bonne écriture (Kafka, Celan, Beckett, etc.). Le gai savoir de Nietzsche a chez Guillaume Decourt comme pendant la gaie poésie.


Ses « Versets » donnent un (autre !) ton, sacré, à ses poèmes :


La permanence du refus

Car la fuite inutile des jours

Ce troisième verset (p.24) relie le livre entier à l’exergue tirée de Cavafis.


Le faux immobilisme, disions nous, de ces poèmes, car le panta rhei double tout (en permanence !) – voir dans le livre même : « la permanence » du refus et « la fuite inutile des jours ».


Identification du poète à n’importe qui d’entre nous, avec cette grande différence (p.25) :


J’avais mis mon eau de toilette

Pour Homme

Et le déodorant de la liberté.


Avec cette figure de style qui associe deux choses incongrues – le zeugme (dont le deuxième terme est à son tour une autre figure de style : métaphore) – l’essence du « personnage » est donnée à sentir !


Nous arrivons à ce que cette lecture nous a inspiré comme principale trouvaille de lecture ou d’interprétation, à partir de la forme des vers : la plupart des poèmes comprennent les vers toujours centrés, même quand on a affaire à des (pseudo) formes fixes – le reste des textes formant des blocs, comme de la prose, mais le poème est toujours là, autrement déployé. Pour revenir à ces vers centrés, nous avons remarqué dans chaque poème comme la silhouette d’une clepsydre, mais d’une clepsydre multiple, poly-morphique si vous voulez, un enchaînement vertical de plusieurs clepsydres différentes, superposées, une donnant dans l’autre. Le temps (le sable) coule d’un niveau à l’autre et la symétrie d’une clepsydre simple est à la fois cassée et multipliée. Une chronologie nouvelle nous est imposée, des temps variables sont inventés, vécus, les clepsydres mesurant ces temps changeants, nouveaux, au fur et à mesure de l’écriture (des vers).


Ou bien, le même temps change de mesure(s), suivant le rythme et l’enchaînement des vers variables, dont la disposition (centrée) conduit à ces clepsydres inédites, ad hoc. Le temps n’est plus vraiment mesuré, finalement, mais au contraire, juste créé, inventé… Et le poète dedans-dehors.


Et quant aux blocs en prose – ce sont comme des lignes, plutôt des bornes, l’auteur dit lui-même quelque part 3« des bornes milliaires », mais en faisant référence à tous les poèmes de ce recueil. Nous considérerions comme telles bornes seulement les textes faussement en prose. Leur rôle ? Que les clepsydres évoquées puissent s’y poser, le temps du retournement, mais aussi après.


La première borne, « La musique », au-delà de son rôle – celui de servir de base pour poser les clepsydres-poèmes-mesures des temporalités diverses –, nous est apparue aussi comme un… bouchon, pour les oreilles d’un nouvel Ulysse, devant le danger d’une sirène, nouvelle aussi : celle de la musique elle-même :


« […] La musique me fait souffrir. […] Alors, certains jours à cordes distendues, je m’attable à la résonance et m’accorde en moi-même. Et que ne donnerais-je pour m’en aller sarcler des terrains vagues en un pays confus ! ».


Sa nouvelle Ithaque est ce « pays confus », aux terrains vagues, qui l’attendent pour être sarclés !


Ces terrains-ci ne sont-ils peut-être qu’une autre variante de ce « […] locus/ Empyrée » (p.27). Les « masques indigents de la pensée » demanderaient-ils peut-être aussi un « imaginaire de la pensée », dans le sillage de Bachelard, pour lequel les images seraient l’instance première de la pensée. Mais cela sans ôter la qualité essentielle de la poésie decourtienne : pensée aux masques riches ! Ses « coups de l’épée dans l’eau » ne sont pas vains, au contraire : ils font couler l’eau, les rivières – et panta rhei prend tout ton sens grâce à ces gestes.


Le poète est plus qu’un rara avis (oiseau rare), ou un éléphant, ou une… fourmi – qui se cacheraient, dit-on, pour mourir. En tant qu’espèce complètement nouvelle, le poète se cache « pour vomir [t]son pain quotidien » (p.28).


Nous avons lu « Réexposition » (p.29) non pas comme une exposition nouvelle (remontrée, sur les cimaises, d’une création), mais comme une ré-exposition, où le mot exposition a le sens d’ouverture, de début, dans les compositions littéraires, celles qui « classiquement » supposaient un début, un développement et une fin ou une chute, un dénouement plutôt. Ré-exposition – nouveau commencement. Cela oblige à une… re-conclusion (re-dénoument) : « Que l’existence passe » (panta rhei, encore une fois). (p. 29). Malgré la forme de clepsydre multi-morphe, un cycle existe, s’impose : retourner la clepsydre, c’est reprendre les choses, même si dans un sens inverse. Mais l’envers sera suivi de l’endroit. Et ainsi de suite. Des saisons nouvelles, malgré les temporalités ad hoc. L’infini est maîtrisé (contenu).


Le cycle / chapitre suivant, « Maternelles », est une homélie (titre d’un poème déjà) permanente autour de la mère (et la sœur : voir « Miracle », p.40). Ici la « base », la borne milliaire, nommée « La coutume », sur laquelle les autres poèmes, multi-clepsydres variées, se poseraient, est… la peur : « J’ai peur de tout ». Autrement dit : et comme sentiment, la peur – pour paraphraser le « et comme sentiment un cristal » du même Constantin Cavafis.


Le poème « Liberté » (p.42), avec son dernier vers, celui qui donne le titre du volume, annonce ou renforce ce qui était déjà disséminé : l’idée (mot que nous abhorrons, mais nous l’utilisons pour avancer dans notre lecture « simple ») que la liberté est question de contrainte aussi :



Maintenant que la bride est tenue

Et que mon envergure se délite.



Oxymor(on)iquement, nous aurons encore : « révolte prostituée » (p.44) ; « Ou le taro de ma libération » (p.45). 4


Le chapitre/ cycle suivant, « Monochromes » – que nous lirions ou utiliserions plutôt au singulier : il s’agit des variations autour d’une seule couleur, le rouge. Des poèmes sous le signe personnel, intime de notre lecture : de l’artiste Cy Twombly (sa série d’œuvres avec de l’écriture et taches rouges : « Fifty Days at Iliam », et surtout : « like a fire that consumes all before it », 1978 ; et d’autres œuvres plus ponctuelles de Twombly). Autre long parallèle à développer, donc, entre Decourt et Twombly, et pas seulement à ce « simple » niveau du rouge…Juste cette phrase de Pierre Restany, de 1961 déjà, sur l’artiste, et que nous appliquerions entièrement à Guillaume Decourt : « Son graphisme, est poésie, reportage, geste furtif, défoulement sexuel, écriture automatique, affirmation de soi, et refus aussi... il n’y a ni syntaxe ni logique, mais un frémissement de l’être, un murmure qui va jusqu’au fond des choses ». Avec la nuance que Guillaume Decourt transforme les borborygmes en murmure (double mouvement).


Remarque formelle sur… la forme de ce cycle : nous n’avons plus des clepsydres, mais seulement des socles, des piliers, des bornes milliaires. Le temps est-il aboli pour autant ? Sommes-nous au-delà de tout, de la musique même, comme dans « Sur la portée » ? « Comme on s’égare facilement dans les tons voisins, il jeta son trousseau de clés d’ut à la mer. » Dodécaphonie ? La liberté et l’esclavage, encore une fois, vont de pair : « Et le voici voguant sur une tartane […], le dos lacéré par les coups de garcette. » (p.51). Liberté-galère se transvasent, encore une fois. Dans « Volubile » : marcher non pas sur les eaux, mais sur les canaux, qui, de surcroît, se trouvent dans un tondo. La même liberté enfermée. (p.52). « Rouge-gorge » : la liberté de se retrouver avec une femme (même si « dans une venelle à deux pas d’Oude Kerk ») est annihilée par le fait qu’il faut rejoindre le « frère d’armes » (p.53) De même : « Mort-né dans la nuit menstruelle… » (p.54)


Finalement, les textes de « Monochromes », en tant que bases ou bornes, ou simples lignes courtes, forment à nos yeux un piquetis. Un pont de piquets, aussi. Un pont. Et le rouge est dans tous ses états (couleurs !) : du sexe, du sang menstruel, du cinabre, du nacarat, du coq en rut, des joues rouges de honte, de l’incarnat des lampadaires, des loupiotes rouges, de la « fissure amarante » d’une fille de l’Est, du « sang qui coule le long des canaux jusqu’au marché des fleurs ».


Le poète (en tant que Dicôlon aussi) est enfermé (« en paix ») dans l’ouverture (des « conflits ») : « Tu ne te trouvais en paix avec toi-même qu’au milieu de tes propres conflits ». (p.57). Liberté refusée aussi : « […] tu refuses le verre de genièvre libérateur […] » (p.59).


Sans vouloir donner vraiment à ce texte l’allure d’une ekphrasis5, nous allons quand même avancer dans une sorte de déchiffrement sans chiffre (lettre volée, ce recueil, comme tout vrai texte) – en disant que le chapitre suivant, « Miroirs », revient sur le titre :



Je ne veux pas mourir

Que cela soit bien clair entre nous


La menace permanente est vivifiante (p.63) :



Masochiste

Tu cherches toujours

Les coups d’inspiration.




« Les dégénérés », chapitre où nous avons senti que l’ataraxie, encore une fois, n’était pas l’apanage du poète, mais « des pauvres gens » (p.73).


« Mécanique » (p.75) énonce un fonctionnement du langage, du discours linguistique stérile le plus souvent, laissant la langue (parlée) toujours vivante. Etonnant ! Pensée à Spinoza et à sa « mécanique des sentiments ». Troisième développement/ parallèle à faire : la mécanique du langage calquée – ou pas – sur celle des sentiments !


Vocabulaire riche, précieux par endroits, dans un bon sens du mot, jeux homophoniques, formes fixes inventées ou remises au goût du jour : le poème « Alcool » (p.36) – variante « détournée », dirions-nous.


Un « miroir » – qui n’est pas dans le cycle « Miroirs » ! – est le poème « Energumène » (p.83) : le poète serait « Une sorte de petit jardin encaissé. Une espèce de potager en friche [...]. » Et : « Sous la sonnette on peut lire : ‘Lino&Lino, sociologue, herboriste, apiculteur, chef d’orchestre, gynécologue et pêcheur à la mouche. Essuyez-vous le lichen au tapis de raphia ci-dessous. Et mouchez-vous !’ ».

Le dernier « chapitre » (je lis ce recueil aussi comme un roman !), « La femme d’Attique », comprenant explicitement des poèmes autour de l’amour, de la femme, de la sexualité, n’a fait que renforcer une première – autre ! – impression : on pourrait mélanger tout autrement les poèmes de ce recueil, sans que pour autant le livre en pâtisse. Contrairement donc à ce que dit Arnaud Talhouarn dans la préface – qui voit dans ce livre un chemin, entre le « non » de Cavafis et le « Je t’aime » du dernier vers.


Nous ne survolons pas ce dernier chapitre par pudibonderie, ou incapacité de percevoir et percer à jour les poèmes, mais pour devenir plus synthétiques et dire que ces derniers poèmes sont, comme tous les autres, une sublimation de la souffrance-joie, liberté-servitude, nature morte-vivante, comme de l’orgasme-extase et dégoût…


Nous la quittons vite, cette poésie, car bientôt elle nous sortira par les yeux et par le cerveau, « à trop la regarder vivre ». (p.98). A trop la lire vraiment.


A reprendre cette lecture, certainement.


Nous avons vu dans les illustrations de Cathy Garcia pour ce volume des petites tables d’échiquier, parsemées à travers les poèmes, invitant le poète et le lecteur à se poser pour une partie de ce jeu nouveau, aux nouvelles règles (à déceler), car il n’y a toutes les cases ni tous les pions d’un jeu d’échecs classique : seulement quelques cases, plus ou moins aléatoires, et seulement le roi et la reine, comme pions : soleil et lune, tous les deux noirs, à peine distincts. L’auteur et le lecteur aussi jouent leur vie comme dans toute vraie partie d’échecs, et tout à la fois le jeu est gai .6


Nous partons.


Sanda Voïca
27 - 30 mars 2013




1 Editeur Arturo Schwarz, Milan, 1962, avec des eaux-fortes de Victor Brauner. Poèmes repris dans « Eros déraciné », Le Castor astral & Les écrits des forges, 1989. Parties : « Mise à nu du danger », « Quelque chose tire ».

2 Qui est vif, espiègle, gai dans son attitude, dit le dictionnaire (la rigueur oblige, l’inculture règne !). Un mot-miroir, ce « émerillonné » : cet « Instant » d’où est tirée la citation peut aussi bien faire partie du cycle-chapitre « Miroirs », ce qui confirmerait encore une fois ce que je vais dire plus tard : les chapitres, en fait les poèmes de ce recueil si bien « ordonné » sont interchangeables – circulant dans des vases communicants - et qui sont, comme le dit le poète par ailleurs (le texte susmentionné, sur le voyage), « à fonds percés ».

3 Dans une dédicace qu’il nous a faite récemment à ce livre.

4 Et autres à venir

5 Description, oh, plus que jamais, précise et inutile, que nous faisons ici !

6 Et divin, dirait Guillaume Decourt lui-même.





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