jeudi 23 mai 2013 par Jean-Paul Vialard
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J.-F. Paoli : le souci du temps (2° Partie & fin).
Temps aliéné.
Mais l'espace que Paoli aura à parcourir, réel ou imaginaire, ne sera pas un espace neutre, "une promenade de santé". Chez le Clézio, notamment dans les textes antérieurs à "Désert", tout parcours est investi d'une "mission" hautement existentielle. Les protagonistes y découvrent la difficulté d'exister, de se frayer une voie parmi la touffeur des villes complexes, dans le réseau dense et prolixe des communications humaines.
Adam Pollo ("Le Procès-verbal"), rôde dans un continuel "no man's land" aux confins de la ville. Jeune Homme Hogan ("Le livre des fuites") découvre le monde selon une longue déambulation qui n'est qu'une fuite sans fin, des autres, de soi-même. Chancelade ("Terra amata"), parcourt, l'espace d'une nuit, la totalité d'une existence trop vite écoulée. Dans "Les Géants", le jeune nommé "Machines", voyage, hagard, parmi les rayons du supermarché Hyperpolis. François Besson, dans "Le déluge" se retrouve seul au milieu de l'œil du cyclone. Béatrice B. découvre les arcanes de la société moderne dans "La guerre" au milieu du labyrinthe des voitures, des aéroports, des grands magasins.
L'espace révélé, foulé aux pieds, recèle toujours les ingrédients d'un temps aliéné. Jamais de liberté, de clairière qui viendrait poser les conditions d'un essor, d'une sortie du cercle infernal. Le personnage leclézien est "un garçon sans importance collective, (c'est) tout juste un individu.", citation de Céline que Sartre pose à l'incipit de "La nausée". Mais là est bien le problème de cette banalité du quotidien qui traîne avec elle le nécessaire "boulet" de la métaphysique. Adam Pollo, aussi bien que Paoli, ou Chancelade écrivent chacun à leur manière une métafiction où le lecteur, consentant ou non, est entraîné à décrypter de l'indicible sous ce qui est dit, où l'événement intérieur pose les conditions mêmes du contexte dans lequel il évolue. Avant d'être le lieu d'une action simplement contingente, le foyer autour duquel gravite l'histoire est signifiant au même titre que le sont les acteurs évoqués dans la scène.
De là, sans doute, l'intérêt des protagonistes pour l'espace intérieur du lieu clos et rassurant de la chambre. Cette dernière joue le rôle majeur d'un foyer où viennent se concentrer les rayons d'énergie physique, mais aussi mentale, mais aussi ontologiques. Il y va de l'être même à assurer son déploiement. Murs de ciment, parois de plâtre deviennent des miroirs lacaniens dont le rôle est d'assembler en un individu vraisemblable les fragments épars d'une schizophrénie à l'œuvre. Tout se dialectise en une extrême tension entre le plein de la chambre, le vide de l'espace ouvert. Le cube qui enserre l'homme, la femme, est investi d'une fonction hestiologique chargée d'assurer la cohésion d'une existence, son recueil dans une demeure semblable, à bien des égards, à la cellule amniotique primitive. Dehors est le danger qui menace, qui replie ses griffes mortifères afin de se disposer à l' inévitable assaut. Dehors est la lumière qui fait sa boule compacte, étire ses filaments que, bientôt, elle lancera contre la hutte d'ombre où Mina et Chancelade ont trouvé refuge, le temps d'un après-midi d'été, dans un hôtel, pour parler de tout et de rien, fumer, faire l'amour, essayer d'exister :
"Dans la chambre aux rideaux tirés, on sentait qu'il y avait encore beaucoup de lumière, beaucoup de lumière blanche et dure qui voulait entrer de force dans la pièce." ("Terra amata").
Le vertige est à l'entour qui déploie ses orbes, jette son tourbillon de magma dont Chancelade est la victime toute désignée :
"Chancelade n'était plus le centre. Il n'était qu'une particule (une goutte) en train de tourner dans le maelström, entraînée, cahotée, vidée de sa résistance. Son nom s'effaça. Sa conscience s'effaça. Et bientôt il disparut dans le vide..." ("Terra amata") .
Mais la chambre n'a pas d'avenir, seulement des murs qui, provisoirement, protègent de ce qui pourrait advenir. Chancelade, aussi bien que Paoli sont condamnés à exister, "à sortir de...", "se manifester", étymologiquement. Donc ils sortent. Ils ouvrent la trappe par laquelle s'engouffre la démesure de ce qui fait face et ne trouve jamais d'explication satisfaisante, totale. Rien que des bribes de réponses, rien que des fragments de phrases. Jamais de texte complet qui dirait l'histoire, sa propre histoire dans l'encoche du monde. Dans la chambre, on était regardé par les murs et les murs étaient silencieux. Ils ne parlaient pas, ils n'entaillaient pas l'écorce de la conscience. Ils se contentaient d'être là, debout dans leur immobilité de chose, cloués à leur immanence têtue. Mais dès que la limite du territoire protecteur est franchie, se ruent sur vous les meutes de regards affutés comme la faux :
(...) "Et puis la ville était pleine de regards indiscrets, d'espèces d'espions qui, sous prétexte de vendre des journaux, s'enfermaient dans des guérites, au bord du trottoir, et, leurs yeux perçants enfouis derrière des trous noirs, épiaient, épiaient tout le temps; d'autres, cachés derrière des jalousies à demi fermées, vous regardaient passer du haut des maisons, filmaient tous vos mouvements dans la boîte obscure et brûlante de leurs crânes. (...) Au bord des murs, dans les vieux coins pourris, il y a des clochards qui dorment, qui ont l'air de dormir, mais ils mentent; ils regardent, ils laissent filer hors de leurs paupières bouffies un mince rayon qui vous perce, qui vous fait une piqûre."
Le dehors, l'espace ouvert qui aurait dû être espace de liberté, de conquête, devient ce piège aux mâchoires acérées qui vous reconduit à la fragmentation originaire, à la grande dispersion, à l'éternelle ligne de fuite d'une diaspora s'alimentant à sa propre source. Il n'y a plus de place pour une marche en avant, fût-elle ralentie, obséquieuse, sur la pointe des pieds. Comme dans un mauvais film, comme dans les pires cauchemars, on se surprend à faire du surplace, à girer doucement dans une flaque liquide parcourue de rapides rotations ophidiennes. Ce lacet autour des chevilles, cette lanière de cuir mouillé qui referme son étreinte à la mesure de l'eau mortifère qui la porte, c'est, bien sûr, le regard d'autrui qui en a créé les conditions. Pris dans les mailles qui vous attendaient depuis toujours. A quoi bon porter sur un plateau une feinte innocence ? Depuis toujours vous la saviez cette vérité en forme de trappe souveraine. Votre front si bien disposé à recevoir la pure lumière, à se plisser délicatement sous la brise, à se mouiller de la première rosée du matin, il vous faudra l'atteler au joug de celui qui vous fait face et qui, pareillement, aura scellé son sort au vôtre.
Le paysage bucolique que vous regardez, la statue sur laquelle vous rêvez, le fleuve dont vous suivez le cours majestueux ne vous appartiennent pas. L'Autre, depuis sa posture étroite, regarde aussi les choses que vous regardez, dont vous pensiez être le seul possesseur, en quelque sorte. Et puis votre propre image, votre identité dont vous aviez à vous enorgueillir ne sont vôtres que d'une manière transitoire, éphémère. Avez-vous senti combien le regard de l'Autre vous sculpte, définit votre contour, participe à bâtir votre demeure ? Et ce n'est pas fantaisie que d'affirmer ceci. Simple évidence que l'on s'emploie à différer le temps que dure l'illusion.
Jamais soi-même totalement. Toujours inclus dans l'altérité qui nous croise, nous toise, nous aliène en vertu de sa curiosité existentielle. Il faut donc avancer avec prudence, comme les Sioux, se fondre dans le sol de poussière, se glisser dans les lames d'air, surprendre le lynx par derrière, dans le territoire où il croyait asseoir son royaume, imposer sa domination. A moins que le lynx ne vous ait repéré le premier. Proie et prédateur soumis à la même loi du regard.
Paoli, à mesure qu'il croise des passants, "tous, hommes, femmes, enfants, chiens, ombres qui vont et viennent, qui tournoient, qui sont vertige, peur, colère" devient l'otage, la victime offerte à la grande curée voulue par la société :
"La ville était comme ça, toute nette, toute dure, avec des centaines, des milliers de trous percés de tous côtés, au fond desquels brillaient comme des billes les yeux excités. Paoli, le souffle court, pris au centre de ces regards, pris par cet essaim d'abeilles, sentait une étrange mollesse l'envahir."
Mollesse, déliquescence de la conscience et voilà que surgit "l'enfer des autres" dont les miroirs déformants nous renvoient de nous-mêmes une image non conforme à nos souhaits. Le monde dans lequel évolue Paoli (comme bien d'autres "héros" lecléziens) est un huis-clos sartrien tellement semblable à l'image que nous nous faisons de l'antre luciférien. Or ce huis-clos où est supposé commencer l'enfer en raison de la simple présence des Autres, surgit déjà des choses elles-mêmes, lesquelles toisent Paoli sans pitié, l'amenant à s'hypostasier, à régresser vers le non-sens d'une consternante réification. Successivement il sera robinet en train de fuir, pantin attiré vers la cache d'une souris, succession de gouttes, main-éponge, bassine métallique. Début de la folie qui le divise, le grignote à l'infini avant que la fin de la tâche n'échoie à la ville labyrinthique, à ses habitants aux yeux entaillant l'âme de l'égaré comme une forêt de diamants.
Là est énoncé la thèse sartrienne contenue dans la pièce "Huis-clos" où les trois protagonistes, Garcin, Estelle et Inès se piègent mutuellement dans un jeu de regards alternés, lesquels conduisent dans un enfer symbolique :
"(...)dans un conflit perpétuel, la relation entre les consciences sartriennes devient nécessairement une lutte à mort par l’intermédiaire de la violence du regard d’autrui. Dans ce chiasme des consciences, la relation devient jeu de miroir, au point que l’Autre se transforme en une inquiétante étrangeté pour moi. Dans son insaisissable présence s’établit une ontologie de l’aliénation (...) (..)le regard d’autrui est un « regard guetteur », une « arme braquée sur moi » (2)
"L'enfer" paolinien ne se limitera pas à la percussion du regard de l'Autre, celui-ci ne dépendant en rien de sa propre volonté. Une autre façon, pour lui, de s'approcher de la brûlure de la vérité : le recours à une drogue.
Temps mescalinien.
" A onze heures du matin, Paoli sortit d’un très long sommeil, d’un sommeil étouffant et torride, accablant, qu’il avait provoqué neuf heures auparavant à l’aide d’une dose trop forte d’hypnogènes."
Quoi de plus banal, dans la fureur de la ville contemporaine, que la prise d'un hypnogène afin d'assurer à sa nuit les conditions d'un sommeil réparateur ? Sans doute ce fait serait anodin si Paoli était l'urbain "moyen" occupé de ses déplacements, de son travail, de sa sustentation et si Le Clézio n'était lecteur assidu en même temps que critique de l'œuvre de Michaux. Or Paoli est impérieusement soumis à "la loi de toute vie profonde", à savoir ne trouver de repos qu'à l'aune d'une vérité, fût-elle seulement approchée. Or la familiarité avec l'œuvre de l'Auteur de "L'homme qui marche" fait percevoir que, dans les textes, rien n'est donné gratuitement mais que tout concourt à signifier. Ainsi en est-il d'événements aussi peu saillants que la prise d'une "innocente" molécule.
Faisons donc l'hypothèse que Paoli, dans l'hypnogène, recherche soit la vérité selon un état de conscience différent, soit l'évitement de cette dernière, ce qui, en définitive, semble correspondre à un identique souci. Que l'on s'applique à regarder "la lampe à arc" ou que l'on cherche à la soustraire à son regard ne l'annule pas pour autant. Le problème est celui de la lumière que, dans les deux cas, l'on désigne comme incontournable source d'interrogation métaphysique. Et n'accorder aucun crédit à la lueur hypothétique ne résoudrait en rien l'équation existentielle : l'inattention est seulement la face cachée d'un crédit porté à l'objet que l'on souhaite ignorer.
Chaque pas accompli en direction de la vérité constitue une irrémédiable avancée vers la folie. Paoli en est conscient, tel le papillon qui vient se heurter à la vive lueur de la lampe. Attiré irrésistiblement par l'arc de lumière, son cheminement ne saurait rétrocéder qu'au prix d'un renoncement à être. Ce à quoi il ne saurait consentir qu'avec un sentiment de perte, de dépossession de soi. La vérité ne se postule qu'à ne jamais être atteinte, le chemin lui-même étant le but ultime. Il lui faut donc poursuivre sa quête et savoir renoncer, comme Michaux le précise dans "L'infini turbulent", à propos de la drogue à dévoiler le "secret du monde" :
" J’assiste au secret des secrets, mais sans pouvoir le percer. Je ne peux plus m’arrêter de suivre le mouvement à nul autre pareil et qui doit se retrouver partout, mathématique du secret du monde. "
Or "le secret du monde", l'Être, ne se livre jamais qu'avec parcimonie, selon diverses esquisses aussi fuyantes que vite apparues. De là le désarroi où l'homme est plongé dès qu'il met le réel en demeure d'ouvrir, de déployer ses membranes métaphysiques. Il y a résistance, tension, menace de dissolution de ce qui fait phénomène dans une sorte de brouillard illisible. L'interrogation obsessionnelle de Paoli quant à la goutte qui s'échappe de la main-éponge, la peur panique qu'il éprouve de ne pouvoir trouver de solution à l'équation abstraite, de ne pouvoir en écrire la formule rassurante, rationnelle, rejoint l'expérience hallucinogène michaudienne, dont Frédéric Bisson nous dit :
"L’expérience mescalinienne réactualise spontanément le schématisme et le style naïf des plus vieilles cosmologies matérialistes de la pensée occidentale : « au commencement est le Grand Tourbillon… » La drogue enveloppe une hénologie innocente : tout est un dans le tourbillon cosmique." (1) .
Du temps mescalinien, ou bien paolinien, tellement les similitudes sont grandes, on ne pourrait mieux parler qu'à l'aune d'une longue citation extraite de "L'infini turbulent", laquelle pose l'essence du temps, poétiquement, c'est-à-dire selon les incantations d'une parole fondatrice. Plus que de simples mots qui résonneraient dans le silence des pages blanches, la formulation du poète tisse le temps lui-même, en extrait la substance intime, en imprime le rythme, en grave la scansion dans notre essence d'homme. Nous y percevons l'urgence de l'instant à se révéler, à basculer dans l'instant qui suit et se dévoile à l'horizon. Nous sentons combien l'essence du langage est notre "maison", pour reprendre la formulation heideggerienne, l'abri dont non seulement nous ne pouvons faire l'économie, mais qui nous assure de notre être à mesure de son déploiement dans les contrées qui recueillent nos pas :
"Noble, grandiose, impeccable, chaque instant se forme, s’achève, s’effondre, se refait en un nouvel instant qui se fait, qui se forme, qui s’accomplit, qui s’effondre et se refait en un nouvel instant qui se fait, qui se forme, qui s’achève et se ploie et se relie au suivant qui s’annonce, qui se fait, qui se forme, qui s’achève et s’exténue dans le suivant, qui naît, qui se dresse, qui succombe et au suivant se raccorde, qui vient, qui s’érige, mûrit et au suivant se joint… qui se forme et ainsi sans fin, sans ralentissement, sans épuisement, sans accident, d’une perfection éperdue, et monumentalement."
Magnifique langage qui dit une réalité non moins magnifique, étonnante au sens philosophique, prodigieuse, empreinte de magie et de mystère. Comment ne pas tenter d'exprimer par des mots, fussent-ils de simples coquilles vides, l'équation d'une si grande beauté ?
"L’écriture, il ne reste plus que l’écriture, l’écriture seule, qui tâtonne avec ses mots, qui cherche et décrit, avec minutie, avec profondeur, qui s’agrippe, qui travaille la réalité sans complaisance."
L'écriture comme une "fièvre" (c'est le titre de l'ouvrage où figure le texte de "L'homme qui marche", l'écriture comme une maladie incurable, logée dans les viscères, le souffle, le sang; l'écriture-main; l'écriture-geste; l'écriture-pas, tellement soudée à notre condition, tellement coalescente à ce que nous sommes que, souvent, nous ne la percevons plus. Ecriture-hiéroglyphe que notre marche imprime dans la glaise du monde; écriture-calame traçant le moindre de nos mouvements sur le palimpseste humain; écriture-soc ouvrant son sillon à la surface du vivant; écriture-goutte frappant de son rythme têtu toutes les bassines de fer où résonne l'urticante question de l'être; écriture-mescaline dont on attend qu'elle nous dispose au royaume infini de l'extase; écriture-abîme par où s'instille, mot après mot, la lame de la déraison, du doute, la turgescence de la folie universelle. Ecriture-dessin semblable aux tracés sismographiques du poète Michaux en proie aux convulsions, aux couleurs luxuriantes, aux fragmentations, aux lignes hachurées, aux éventails diaprés, aux rafales d'images, aux déflagrations sonores, aux secousses, aux feux de Bengale, aux cassures, torsions, convulsions, du "paradis" mescalinien. Là, on est très près d'une révélation, d'une brèche incandescente par laquelle l'Être pourrait bien nous signifier sa toute puissance en même temps que notre inconscience à regarder, en face, le cercle éblouissant de son irréalité.
On est très près du battement du temps, peut-être de l'origine. On est pris de tremblements, de convulsions proprement hallucinogènes. On est dans l'événementiel en train de s'édifier, dans l'immense grotte où, goutte à goutte, s'édifient les concrétions virginales, essentielles, tout près de l'ajointement où les choses pourraient signifier par leur simple jonction, stalactite venant se fondre dans la stalagmite, transcendance coulée dans l'immanence, arc de pure lumière, calcite brillant de son éclat de gemme enfin accessible, enfin révélé mais jamais totalement visible, jamais entièrement dicible, manière de vérité aléthéiologique se voilant à mesure qu'elle se dévoile.
Ecrire pour dire cette quête infinie d'un sens éparpillé parmi les choses denses, exubérantes qui nous aveuglent tant elles sont répandues à profusion, tant nous sommes pris dans leurs géométries serrées, dans leurs rets de chanvre étroit. Construire patiemment, maille après maille, les conditions d'un ressourcement, d'une convergence signifiante unifiée, par le pullulement des mots, les mouvements vibratoires de la mescaline, les dessins hallucinés, la marche d'automate obstinée, le regard forant la cuirasse aveuglante des choses. Edifier la possibilité d'une brèche ontologique par où l'être se manifestera à nous à la mesure de notre souffle, de nos humeurs, nos sécrétions, nos larmes, le rythme syncopé de notre cœur, la cadence de nos bras, le martèlement de nos pieds sur la croûte obstinée du monde. L'homme qui marche n'a d'autre choix que celui-ci : marcher et marcher encore, sans repos jusqu'à la chute finale. Chaque pas est un sème posé à la face des choses, chaque progression entraîne dans son sillage le pas précédent qu'emboîte le pas suivant dans une manière de symphonie inaperçue. Jamais nos yeux ne sont assez grands, notre mémoire assez étendue pour en percevoir la totalité qui, seule, pourrait nous sauver de la désespérance. Car le pas séparé des autres pas est orphelin, perdu dans l'immensité d'un territoire dont il ne peut embrasser l'horizon herméneutique.
Alors le vivant sur terre, l'égaré parmi la multitude cerne ses yeux de cataracte et de myopie. A peine une fente pareille à l'œil du lynx par où s'archivent, cliché après cliché, les images fragmentées du réel. Jamais de synthèse qui recueillerait en un même lieu les mots épars en vue d'en faire des phrases, des textes au long cours. Seulement des gouttes éparpillées, divergentes, dissociées frappant le dos d'une bassine de métal obtus. Paoli, dans sa recherche obsessionnelle et tragique du rythme tout comme Michaux dessinant compulsivement des milliers de vibrations mescaliniennes ne font qu'actualiser un rythme élémentaire afin de mieux s'immerger dans le grand rythme universel du monde. Entrer dans l'événement inapparent, intangible, microscopique du réel est la meilleure façon de nous conduire à l'orée d'une compréhension globale, de nous amener dans la voie royale de l'expérience holistique. Car rien ne saurait signifier à être isolé dans une superbe autarcie. La main ne fait sens qu'à être reliée au bras, au tronc, à la tête et, en dernier ressort, au foyer incandescent de l'individu, à savoir à sa conscience. La sphère parménidienne au sein de laquelle l'Être déployait sa plénitude s'est progressivement fissurée, s'écoulant en gouttes autonomes. Le fleuve héraclitéen, métaphore habituelle de l'écoulement temporel, s'est singulièrement étréci, laissant place à un défilé de molécules éparses :
"Le flux héraclitéen n’apparaît plus alors dans l’unité enveloppante d’un fleuve ou d’une rivière, mais devient moléculaire : « On est devenu sensible à de très, très petites unités de temps […]. La rivière des enchaînements, de la phrase, de la méditation, de la rêverie, n’est plus. Plus de rivières, seulement les gouttes isolées qui ensemble faisaient rivières, discours, masse, continuité. (...) L’expérience s’écoule goutte à goutte. Chaque instant est un événement, un bloc atomique intense ; chaque événement est à lui-même sa propre fin et, à la fois, périt dans le passage qui le raccorde au suivant. En ce sens, l’unité du monde ne peut se faire que dans le rythme organique qui chevauche cette discontinuité, relie les présents intensifs les uns aux autres, les fait passer les uns dans les autres." (1)
Exister, dès lors, ou bien essayer d'y parvenir ne s'offrira à Paoli qu'à la mesure d'un prodigieux effort où chaque pas s'inscrira dans un long cheminement débouchant sur une dimension cosmologique. L'extase sera à ce prix qui fera du rythme retrouvé le lit des significations ultimes du monde :
« La joie envahit alors Paoli, et avec un enthousiasme fébrile, il se mit à crier, pour lui tout seul, pour personne d’autre que pour lui :
« C’est le rythme ! c’est le rythme ! j’ai retrouvé le rythme ! » (...)"Avec un bonheur grandissant, il se mit à marcher selon le rythme des gouttes, en suivant le couloir immaculé, étincelant, absolument désert."
Progression royale s'il en est le conduisant au seuil de "la symphonie éternellement calme, éternellement vivante, de la vérité posée à plat sur le monde, comme s’ils (les bruits; les Autres) n’avaient été qu’une parcelle mouvante (...) qu’une poussière minuscule flottant dans le corps infiniment exquis, infiniment divin de la matière. »
Ici s'achève le périple onto-métaphysique de Paoli. Au prix de la folie. De la folie hypnogène du réveil à la folie terminale du rythme retrouvé, s'étend l'espace "précis, violemment réglé" de la déambulation existentielle.
(1) Frédéric Bisson, « Le swing cosmique – Whitehead à la mescaline », Rhuthmos, 22 mai 2011 [en ligne]. http://rhuthmos.eu/spip.php?article358
(2) Marc Alpozzo, "Sartre et le regard d'autrui". 14 février 2011 - Ouvroir de réflexions
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