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Fumée état d’âme
mercredi 19 juin 2013 par Jean-Paul Vialard

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Fumer : d'Eros à Thanatos

Fumée-état-d'âme.



Sur une page Facebook d'Art and Photos -

Photographe : Yaman Ibrahim.

Série "Les Fumeurs".



Le fumeur. Regardons un fumeur dont nous ne devons l'image qu'à notre imaginaire et, imaginons donc. La pochette de cristal est doucement dépliée, le Fumeur imprimant une douce traction au mince filet rouge qui retient, pour quelques instants encore, la magie de "L'herbe à Nicot". Déjà s'impriment sur le visage les traits gourmands, anticipateurs du plaisir, focalisateurs du désir. Nous devinons la douce rosée faisant son écoulement parmi les papilles; nous pressentons ce que sera la première goulée, alors que le briquet, encore allumé, grésillera et que la divine cigarette fera son voluptueux trajet en direction de l'arc de Cupidon. Car c'est bien de cela dont il s'agit : fumer est un acte sexuel comme un autre.

Comment ne pas repérer, dans le geste même du Fumeur, la métaphore criante, le désir tendu vers son point d'acmé ? Cigarette-phallus portée en direction de l'incandescence des lèvres-vulves ? Et le rejet spermatique de la fumée blanche, de la gemme pareille aux sanglots réitérés d'une résine fécondatrice du monde, comment ne pas y discerner la lutte existentielle, le cri ouvert, proprement assimilable à celui du supplicié d'Edvard Munch faisant sa parabole d'effroi et, après ce serait le vide et l'abolition de toute profération ?

Mais c'est vrai, une pudeur naturelle nous retient, à moins que ce ne soit embarras et confusion que d'avouer toute l'amplitude de la constellation sexuelle, son emprise sur quiconque, sa tyrannie parfois. Car, à se confronter à Eros dans une lutte bien inégale, nous y perdons notre prétention à exister, à créer, à cheminer sur les sentiers d'une possible liberté. Eros, il faut le combattre pied à pied, le pousser dans ses derniers feux, le contraindre à émettre son cri sauvage avant que Thanatos, toujours en éveil, tel le vampire, vienne nous saigner à blanc.

Alors, afin de ne pas voir l'issue fatale, de ne pas y succomber dans l'instant, nous cherchons des exutoires, nous esquivons, nous feignons de croire que cela ne peut arriver, surgir à l'improviste, la Mort, nous voulons dire, et à petites ou grandes doses, nous lui donnons à manger, des bribes, des morceaux de choix, des improvisations. Une infinie quantité de "Petites morts", lesquelles se déclinent en minces drogues, subterfuges toujours renouvelés, jouant à l'esquiver, la "Grande Mort", la souveraine amante au baiser muriatique. Définitive, on s'en sera douté. Nous devenons, à corps défendant ou bien consentant, des "Mangeurs d'opium" à la manière de Thomas de Quincey, des adorateurs de "Noire idole" à la Laurent Tailhade, des buveurs d'absinthe baudelairiens, des manducateurs de chair, des Magyars anthropophages de cette pulpe d'altérité - car l'Autre, fût-il réel ou halluciné, nous l'incorporons, - altérité sans laquelle nous ne serions que brumes se dissipant dans l'éther. Nous sommes d'éternels Fumeurs.

Seulement, si cette inclination à nous saisir de l'ambroisie - le tabac est une substance de la sorte - est coalescente à notre condition, pour autant nous n'en sommes pas tous débiteurs au même degré existentiel. L'acte d'amour que constitue le geste de fumer, nous nous y accordons de différentes manières et l'art nous en donne souvent la mesure.

Mais, d'abord, regardons la belle image de Yaman Ibrahim, ce photographe malaisien qui nous livre de si beaux portraits de fumeurs. Outre l'esthétique évidente du propos, essayons de repérer ce qui, ici, transparaît de la dialectique Eros -Thanatos. Tout indique que ce Vieil Homme, lequel a sans doute beaucoup vécu, probablement souffert, peiné à la tâche, vit un instant de pure félicité. Tout en témoigne, le port altier du visage, sa tension contemplative, ce regard doucement porté à méditer sur cette sève qui s'écoule de lui comme un merveilleux flottement onirique, l'élégance de la main cambrée - une pierre orne un doigt -, entièrement occupée à créer les conditions d'une beauté auto-réalisatrice. Nous n'en sommes qu'aux débuts, aux préludes de l'acte amoureux. Le désir est là, la volupté s'enroule à l'effusion blanche, en attente de la rencontre, nous sommes sur le rivage en-deçà d'une prochaine révélation, tout s'incline à s'ouvrir dans l'instant magique de l'attente. Nulle trace de ce qui pourrait nous faire penser à quelque chose de l'ordre du souci imminent, du danger, de la menace. Il s'agit d'un genre de suspension de la temporalité comme l'on peut en trouver chez le Saint tout livré à rencontre avec le Sauveur; chez le philosophe en méditation, le mystique en transe. Un libre accès à l'effigie d'un absolu.


L’homme à la pipe, vers 1896 Paul Cézanne, 

The Samuel Courtauld Trust, Courtauld Institute of Art Gallery, Londres 

© Courtauld Institute of Art Gallery, Londres

 Source : Blog de Thierry Savatier - 10 Juin 2009.



Avec "L'homme à la pipe" de Cézanne, nous sentons bien que, s'il s'agit en fait du même acte de fumer, le contenu latent de l'œuvre s'écarte sensiblement de celui de l'image précédente. Le portrait qui nous est proposé, tout empreint de mélancolie, semble nous livrer l'esquisse d'un homme fumant sans même en être conscient, livré à l'on ne sait quelle méditation engluée de tristesse, manière de dérive dont nous pressentons, rapportée au désir qu'elle serait supposée mettre en scène, qu'il s'agit d'un reflux déjà teinté d'une ambiance sourde, aux tonalités éteintes, tout près de ce que pourraient être les couleurs des premières attaques mortifères. Or l'on sait la tendance de Cézanne à s'enfoncer, souvent, dans une profonde mélancolie, une atmosphère de deuil, comme lorsque son ami Emile Zola, quittant Aix pour Paris laisse son compagnon désemparé, envahi de chagrin. Dès lors, fumer n'est plus qu'un investissement par défaut, le signe patent d'un désarroi, la pipe en écume de mer faisant envisager de bien sombres reflux, des flots bien plus que véniels.


Le Fumeur, 1971 Pablo Picasso,

Collection particulière, photo Claude Germain –

imageArt © Collection particulière

© Succession Picasso 2009, Huile sur toile, 92x73 cm –

Source : Blog de Thierry Savatier - 10 Juin 2009.



"Le Fumeur" de Picasso, en matière d'existence, de sexualité, nous entraîne encore bien au-delà de la proposition ombreuse cézanienne. Là se dessinent, en filigrane de l'œuvre, d'une façon subliminale, les angoisses dernières de l'artiste. Là le "Vieux sauvage" vit la dernière "période", sans doute aurait-il fallu la nommer "période noire", celle qui, deux ans plus tard, signera l'épilogue du génie de Malaga. Sous le chapeau cerné de coulures bitumeuses, alors que le regard semble entièrement occupé à une vision anticipatrice de la Mort elle-même, que le blanc de titane prend des teintes cadavériques, que la barbe n'est plus qu'une vague broussaille envahie d'ennui, ne sort du fourneau de la pipe que le nuage d'un dernier feu, pareillement au sémaphore qui, le long de la côte, prévenait du danger. Voici le moment venu des dernières banderilles, le Minotaure est vaincu. Dans l'arène envahie d'ombre retentissent déjà les cris ultimes de la mise à mort. Le fougueux amant de l'art, des conquêtes féminines multiples, n'est plus qu'une braise qui s'éteint, à peine une étincelle dans la ténèbre proche. Bientôt l'éternelle cigarette de l'artiste cèdera la place à la dernière encre, au dernier lavis. Ainsi se clôt une existence : une cigarette qui s'éteint.




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