mercredi 11 septembre 2013 par Jean-Paul Vialard
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L'aventure mémorielle.
Quelques notes sur le livre d'Emmanuel RUBEN
"Kaddish pour un orphelin célèbre
et un matelot inconnu."
Les Editions du Sonneur.
[ Petite incise afin de lire adéquatement cet article. Ici, il ne s'agit nullement de la critique de l'œuvre, laquelle analyserait le contenu avec rigueur. Il s'agit plutôt de l'élaboration d'une courte thèse souhaitant dialoguer avec l'Auteur et proposer aux Lecteurs un abord spécifique de l'ouvrage à portée générale, qui pourrait s'énoncer de cette manière : "Comment peut-on restituer le passé d'un disparu ? Comment témoigner de la vie de l'Autre en sa vérité ?" ]
Préambule de l'Editeur.
"Deux hommes, une nuit de l'été 1957, en pleine guerre d'Algérie. Ils ont le même âge, sont nés dans la même région. Le premier, orphelin de père, vit loin de la géhenne coloniale. Il sait manier les mots : ses phrases sont comme des coups de poing. Le second, ancien matelot, est un homme plongé dans la misère et la violence du temps. Le premier s'appelle Albert Camus. Le second est le grand-père du narrateur. Ils sont "frères de bled et de tourment". Emmanuel Ruben, né en 1980, déploie dans ce deuxième roman une interrogation profonde, souvent poignante, sur les liens entre la France et l'Algérie, et montre ce qui, des morts, demeure infiniment vivant en nous."
L'extrait.
"Comment ? C'est ainsi que tu es trop tôt parti ! Pan, à bout portant. D'un seul coup de feu. Qui ne m'aura pas laissé le temps de te connaître. Mais qui résonne encore - pan, à bout portant - dans la nuit. J'ignore s'il m'est permis de te tutoyer; je pourrais ne pas m'adresser directement à toi, ne dire ni tu ni vous, les laisser parler, eux, les aînés, ceux et celles qui t'ont vu de leurs yeux vu. Seulement, eux se taisent, elles se taisent, et c'est ce silence, cette chape de plomb que je veux entailler. Je sais que mieux vaudrait me taire à mon tour, respecter des morts au moins le silence, la boucler pour de bon, te rejoindre en tes ténèbres. Comme chacun de nous je présume, j'en ai l'ivresse les nuits d'insomnie, les nuits sans oubli, les nuits où l'on voudrait que le monde s'arrête, qu'un séisme ouvre la terre, que les murs tuent. Seulement, tu m'as visité en songe trop souvent ces nuits-là, nous avons guetté trop d'aubes côte à côte, je me suis senti trop de fois envahi par ton regard noir, vieillissant sous tes rides, pour qu'il me soit permis de continuer à t'ignorer ainsi, l'air idiot, sans souffler mot."
Commentaires.
Comment dire l'Autre, celui par lequel vous êtes et qui n'est plus ? Douleur, toujours, à évoquer les proches, surtout lorsqu'ils ne sont qu'une longue ligne de fuite à l'horizon. Comment parler du Grand-père disparu qu'on ne connaît que par quelques récits de sa Veuve, simple souvenir dans le lointain du temps ? Comment parler sans se fourvoyer, sans tomber dans la narration sentimentale ou bien les excès d'une facile nostalgie ? Car il y a toujours danger à faire sourdre du passé ce qui s'y est occulté depuis un temps devenu cicatriciel. Temps de plaies et de contusions. Temps d'affrontements et de polémiques. Temps suicidaire, temps circulaire dans lequel l'humanité, toujours, fait ses infinies et souvent confondantes ellipses. Ce temps long, historique, jamais facile à appréhender, transcendant l'instant individuel humain, synthèse des singularités pour parvenir à une manière d'universalité signifiante.
Comment relater sans s'y perdre ? Faire œuvre d'historien et alors la longue quête documentaire dissout la silhouette de celui qui se situe à son épicentre. Faire œuvre de romancier et alors la perspective événementielle s'efface au profit de la seule fiction. Donc une gageure, donc une inévitable quadrature du cercle. Pourtant il existe une voie médiane qui laisse apparaître les nervures des deux temporalités, l'individuelle, la collective, sans qu'aucune n'ait à souffrir de ce qui paraîtrait une simple hypostase de la réalité. C'est par les personnages qui en constituent la trame que le récit va pouvoir s'articuler sur les deux plans et les porter à leur incandescence.
Dès lors, deux protagonistes vont jouer en écho deux partitions sans doute éloignées mais ô combien complémentaires. Albert Camus illustrera par sa haute stature, à la fois historique, littéraire, philosophique, l'empan du temps long, ample, se déployant selon la grande esquisse anthropologique, alors que l'aïeul en restituera la force crue, la vibration intime à son échelle plus modeste mais non moins pourvue de compréhension existentielle, de vécu intériorisé, comme autant d'échardes plantées au vif de la chair. Car toute guerre porte en elle les remous de l'aporie, diffuse les remugles de l'absurde, disperse les courants délétères d'une humanité courant à sa perte. Et, de tout cela nous devons témoigner, c'est inscrit dans notre devoir d'homme à la manière dont les stigmates du corps, se font toujours l'écho de douleurs disparues mais dont le cri ne s'éteindra jamais.
Témoigner devant la Grande Histoire, devant la "petite", c'est toujours témoigner de l'homme, de sa conscience, de son libre-arbitre, de ses décisions, de sa responsabilité, de l'aventure qu'il trace devant lui à coups de génie, à coups d'irrésolutions, à coups de hasard, un peu comme à la roulette, à coups de destin. Témoigner parce qu'en nous la finitude trace constamment ses sillons, mais aussi ravive la finitude tragique de Celui qu'on aurait voulu connaître, tragique comme ce bruit infiniment réitéré, ce bruit de sourde explosion qui signe la fin du jeu pour un homme qui n'a pas pu, voulu ou peut-être su regarder la guerre en son horreur définitive, lui préférant le refuge éternel dans la nuit, la perdition sans limites des ténèbres. Témoigner car, pour le "survivant", l'Auteur qui, en raison des hasards de la naissance a échappé au grand "holocauste" - toute guerre est une manifestation de cet ordre, l'écriture est une tâche urgente. Identiquement à une question de vie ou de mort. Une question métaphysique comme s'il s'était agi de dire, en direction de la mémoire du Disparu : "Ma vie, je ne peux l'assumer qu'après que j'aurai révélé la tienne au plein de ma conscience et que j'en aurai perçu la révolte en sa dimension ultime, ce geste irrémédiable par lequel tu mets fin à tes jours, en même temps que disparaît le phénomène de l'absurdité, pour toi. Pour moi, pour nous, il demeure à la façon d'une vive blessure."
Et c'est là que Camus bat ses cartes et assène ses coups. Camus est là pour nous forcer à nous questionner sur cette absurdité, cette révolte qui n'existent qu'à être totales, sinon ce ne sont qu'esquives, entrechats, pas de deux de lâcheté. La révolte qui se décline en révolte métaphysique, historique, esthétique, éthique. A défaut d'une telle amplitude le nihilisme s'annoncera sous les eaux tièdes d'une rébellion, or nous savons bien que le sort de telles rodomontades est d'être maté.
Donc, le premier temps qui donne espace et temps au livre, c'est bien cette immanquable dette mémorielle dont il faut venir à bout d'une manière ou d'une autre. Mais, ici, aucune archéologie du souvenir ne pourra avoir lieu. Ceux qui auraient pu témoigner en regard des événements, à charge ou à décharge, ont disparu. Quant aux vivants, sans doute préfèrent-ils poser sur le passé, sur la "grande" et la "petite" histoire une "chape de plomb" dont l'Auteur nous affirme qu'il veut "l'entailler". Certes il faut faire sauter cette croûte par laquelle s'écoulera le cycle des jours anciens, rouvrir des plaies, ménager des érosions, élever quelque concrétion signifiante. Seulement les choses ne sont jamais simples dès qu'il s'agit de retrouver des fondements existentiels, de les exhumer de leur naturelle pesanteur, de chercher à s'y retrouver avec l'Autre, celui-ci fût-il une des origines de votre lignée.
Raconter l'Autre, le situer dans le monde alors qu'il s'en est volontairement absenté, est-ce seulement possible ? Est-ce seulement souhaitable ? C'est si fragile une conscience car, par-delà "l'outre-deuil"; "l'outre-noir" - (merveilleux clin d'œil d'Emmanuel Ruben à la peinture de Soulages dont les toiles noires animées de cette lumière étrange venue d'on ne sait où, nous rappelle à une nécessaire invisibilité toujours en retrait derrière tout visible ) -, toute conscience est ici et là, fût-elle "disparue", car notre mémoire aussi bien que la mémoire collective en portent la trace. Aucune conscience ne saurait s'occulter. La présence du corps n'est que la trace mnésique de cette ouverture, son absence jouant à titre de réverbération, d'écho. La vie s'efface, l'existence jamais.
Et c'est peut-être en raison de cette présence à bas bruit, de cette inclination à surgir à tout moment de l'ombre, à solliciter notre entendement, à remuer nos affects, à voiler nos certitudes que Ceux-qui-s'absentent possèdent une puissance redoutable. Comme des figures tutélaires projetant sur nos effigies l'ombre d'une vérité déjà accomplie mais dont nous n'avons pas la clé. Nous les craignons. Nous sommes suspendus à leur jugement. Nous sommes continuellement en quête, le sachant ou à notre insu, du langage silencieux qu'ils entretiennent et qu'ils nous intiment de révéler. Faute de quoi l' Histoire, laquelle n'est qu'un assemblage, une accumulation de destins individuels, et la "petite histoire" finiraient par claudiquer éternellement. Saint-Louis ne saurait se passer de ses sujets !
Si nous redoutons tellement de nous mesurer à ces vies d'outre-temps, c'est que nous leur accordons quelque pouvoir ontologique. Notre être consonne nécessairement avec ceux, présents ou bien passés qui constituent la grande arche de l'exister et dont nous ne saurions nous abstraire en quelque manière que ce soit. "Quadrature du cercle", disions-nous plus haut. Quadrature dont l'Auteur nous fait l'offrande à sa manière :"De quoi un homme saurait-il mieux témoigner que de sa propre vie ?". Interrogation fondamentale s'il en est, laquelle semble nous intimer l'ordre d'en rester au simple constat de nous-mêmes. Si, déjà, nous y voyons clair en ce domaine, ceci apparaît comme ressortissant de la gageure. Mais l'Autre, cette énigme, comment l'envisager autrement que sous les traits d'une possible épiphanie, c'est-à-dire d'un face-à-face dont nous ferions l'expérience, sans plus ? Comme l'observation de deux monades leibniziennes, sans portes ni fenêtres, seulement reliées par un Principe supérieur, Dieu dans le système du Philosophe.
Et pourtant l'Autre, fût-il disparu, est le sujet de prédilection de bien des œuvres littéraires, picturales, de biographies, de récits. Sans doute. Mais les empreintes qu'ils ont laissées sont parfois encore visibles, les documents relatifs à leur existence des réalités tangibles ou même des écrits continuent à témoigner de ce qu'ils furent. Alors il ne reste plus que la médiation de la contemplation, de la méditation, du recueillement, de la prière, du kaddish de la liturgie juive afin que les endeuillés - dont l'Auteur au premier chef, bien évidemment - puissent, faisant leur deuil, honorer le Mort, en même temps qu'ils concourent à leur propre assomption.
Mais écrire est, en soi, une manière de deuil par lequel on dépasse une réalité en la revêtant d'objets symboliques, à savoir de mots. Car ici, bien entendu, il ne s'agit plus du même registre existentiel. Nous sommes passés de ce-qui-est-posé-devant-soi à ce-qui-en-tient-lieu, soit une translation du signifiant au signifié. Glissement sémantique s'il en est ! Ce Grand-père, dont Emmanuel Ruben entreprend de recomposer la vie, n'existe plus qu'à titre d'hypothèse, à la manière d'une pluralité de sens projetés sur une figure disparue afin qu'elle puisse, en-dehors de toute expérience existentielle présente, faire à nouveau phénomène, se rendre compréhensible, puisse soutenir les nervures d'une fiction. Or, tout ceci ne peut tenir qu'à l'aune d'une vérité. Faute de cela l'ébauche s'écroulera d'elle-même, pareillement à la statuette d'argile qu'un feu parcimonieux aurait maintenue dans la glaise primitive. Car, jamais, l'œuvre ne sera l'Existant, celui par qui le livre, un jour, advient. Seulement une réverbération, un fac-similé, un habit d'Arlequin patiemment reconstitué avec les fragments retrouvés ici et là, une photographie, une écriture, la relation d'un événement passé.
Si la vérité de Celui qui fut peut se loger tout entière dans une manière d'esthétique - les formes existentielles, les faits et gestes, les productions diverses, les actes -, la vérité de l'œuvre doit ultimement convoquer une éthique - une conformité avec ce que l'on a ressenti, écrivant, de ce que l'Absent a été, authentiquement, sa vie durant. Sans doute pourra-t-on objecter que l'écriture s'abreuve le plus souvent à l'imaginaire. Et quand bien même ! Y aurait-il une précellence du réel qui en ferait une manière de Principe, de cause première dont tout le reste découlerait à titre d'anecdote. Evidemment, non. Penser ceci est tout simplement accorder une prééminence de la vision sur tout ce qui s'y occulte en creux. Car, l'Absent, de son vivant, était aussi bien réel, qu'imaginaire, que rêve, projet, questionnement. Or rien de ceci n'est repérable dans l'ordre de la visibilité. Ecrire revient à réaliser une esquisse. Parfois aquarellée, légère, lavis effleurant à peine les événements. Parfois, c'est la pâte lourde, l'huile qui prennent le dessus, le poinçon ou le burin à graver, l'acide attaquant le zinc. Tout est identiquement confondu dans une même unité : celle de l'être appelé à témoigner dans une parenthèse de lieu, de temps. Quand la partie est terminée, que les dés ont fini de rouler, d'Autres prennent la relève qui dessinent le destin interrompu à leur manière, mais c'est toujours la même histoire qui est continuée, laquelle s'écrit peut-être en prose alors qu'il s'agissait d'un poème, ou bien l'inverse. Peu importe l'ordre des propositions, c'est toujours de langage dont il est question, donc de l'essence de l'homme.
Ecrivant authentiquement - ceci est bien évidemment une anaphore -, rien n'est extérieur à Celui qui écrit, extérieur à Celui qui est écrit, extérieur au langage. C'est d'une commune confluence dont l'œuvre est nourrie, de l'Ecrivain, du Protagoniste, du Langage. Tout est relation et circularité. Tout est cyclique, à la manière d'un éternel retour du même. Le livre est cette résultante, cette triple relation d'intériorité qui, partant de l'en-dedans de soi de l'Ecrivain, sinue dans l'en-dedans du langage pour aboutir à l'en-dedans de l'événement d'être de Celui dont l'histoire est relatée, laquelle s'inscrit, toujours, dans les mailles serrées de la grande Histoire. Il n'y a pas d'autre événement que celui-ci. Y en aurait-il et l'œuvre tomberait d'elle-même. La littérature est cette exigence d'un regard exact. En dehors d'elle, il ne saurait y avoir que bavardage. Toute œuvre aboutie est silencieuse, seulement parcourue de rythmes internes assurant sa cohérence. C'est à nous, Lecteurs, de savoir les reconnaître ! Ici, dans ce magnifique kaddish, les conditions sont réunies qui font une œuvre accomplie. Peu peuvent y prétendre. Aussi cette écriture serrée, argumentée, inspirée, profonde est-elle précieuse. Il n'est que de s'y confier avec exactitude. Le Lecteur constituant, bien évidemment, l'en-dedans d'une compréhension à l'œuvre. Ainsi, cette dernière, l'œuvre, peut-elle trouver son point d'orgue. Au-delà est le silence propice au recueillement.
L'extrait choisi.
"J'aimerais être peintre; j'aimerais procéder d'après modèle. J'aimerais prendre une grande toile de lin blanc montée sur châssis d'if ou de cyprès, la coucher sur le parquet bousillé et puis tourbillonner avec de grands traits noirs tout autour de ton visage, comme la mouette ou plutôt le corbeau que je suis, creuser, creuser, creuser, autour de tes yeux, creuser les sillons que j'ai vus cerner ton regard sur du papier glacé, te modeler ce nez qui est aussi le mien, avec toutes sortes d'onguents, et pour liant de la cire d'abeille, de l'eau de mer, du blanc d'œuf et de la chair de mollusque, avec un peu de plâtre aussi, et ne pas oublier, là, le halo tremblant qui réfléchirait la croisée d'en face. Mieux : j'aimerais pratiquer de petits collages, découper des colonnes de journaux qui porteraient ton nom, collectionner des grains de sable venus de ton pays un jour de sirocco, et coller tout ça, faire se chevaucher tout ça sur du papier kraft adressé au royaume des morts, enfer, paradis, purgatoire, premier, deuxième, troisième, quatrième, cinquième, sixième, septième cercle. Ou sur du papier kraft adressé rats, taupes, vermisseaux, asticots, harpies. Ou plier un petit avion bariolé que je jetterais dans les airs, destination Eretz Israël, ou encore mâcher tout ce papier, le fourrer dans une bouteille de rhum et la faire voguer sur le Rhône, priant là-haut l'invisible Yahvé pour que le voyage se fasse sans encombre jusqu'à ta Méditerranée. Mais voilà : pas de papier kraft, pas de papier Japon, pas de cire d'abeille, pas de blanc d'œuf sous la main, par de bois de cyprès non plus, pas de toile de lin. Pas de podium, pas d'éclairage, pas de chevalet, pas de tréteaux. Quoi alors, se faire voyant ?
Non, je ne crois pas non plus à ce genre de bobards. Que reste-t-il à la fin ? Qu'ai-je devant moi ? Le nu du visage fait un mirage, le nu de quelques mots. Je me contenterai de ces nus-là. Je n'irai pas chercher les défroques dont les autres ont revêtu ces spectres. Non, c'est à toi, à toi seulement, à l'effigie que tu es pour moi, dans le souvenir de la solitude et de la nudité de nos nuits partagées, que s'adresse cette prière. "
"Kaddish pour un orphelin célèbre
et un matelot inconnu." p 9 - 10 - 11.
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