une lecture renouvelée de la fable d’Orwell et de son bestiaire
samedi 28 septembre 2013 par Jacques LucchesiPour imprimer
Publié en 1945, "La ferme des animaux" est sans doute un chef-d’oeuvre de la littérature politique. Sur un mode allégorique, cette brillante fable anticipe la critique féroce du totalitarisme et de ses méthodes infernales que fera Orwell avec "1984", quatre ans plus tard. Mais est-on certain d’en avoir épuisé tout le sens ?
Alors qu’un courant irrationaliste de la pensée contemporaine voudrait – effet de la mauvaise conscience occidentale – démocratiquement octroyer des droits aux bêtes, on ne peut que proposer à ceux-là une relecture de « La ferme des animaux » de George Orwell. Moins pour y répéter la sempiternelle critique de la révolution soviétique qui fut celle de nombreux exégètes que pour en extraire au moins deux raisons en rapport avec cette nouvelle problématique.
D’abord parce que, même sous la forme de l’allégorie, l’animal y est posé comme un éternel exploité par son tyran naturel qu’est l’homme. Jusque là, tout va bien. Mais lorsque l’esclave se révoltera contre le maître et l’évincera de son propre domaine, certains, parmi les anciens dominés, prendront vite la tête du groupe d’insurgés et deviendront des dominants encore plus durs que le vieux Mrs Jones. Par la suite les nouveaux maîtres –ici la « caste » des cochons emmenés par Napoléon - copieront toutes les postures des anciens et finiront par traiter d’égal à égal avec eux. Y aurait-il des animaux plus égaux que d’autres ? Des animaux qui seraient, hors de la fiction cette fois, privilégiés par l’espèce humaine ? La réponse est évidemment affirmative. De quoi tordre le cou à toutes les formes d’angélisme, à commencer par celui des défenseurs de la cause animale. Dans le monde des hommes comme dans la nature, il n’y a que des rapports de force ou d’intérêt. Et le droit doit en tenir compte avant même de songer à les adoucir.
En second lieu Orwell, tout en développant son analyse des mécanismes du pouvoir, reprend à son compte la vieille dimension symbolique de l’animal. Mais loin de glisser sa pensée dans les moules éculés des bestiaires antique et médiéval, il invente ses propres modèles – et c’est encore une marque de son génie littéraire. Sous sa plume, ce n’est plus l’ours ou le lion qui règnent sur la société animale mais le cochon – d’ailleurs par des ruses de renard. Tout en soulignant son intelligence, il ne l’allège pas pour autant de sa mauvaise réputation et de ses mœurs triviales : mais pourquoi la figure allégorique d’un dictateur sanguinaire devrait-elle se draper dans la toge de la noblesse ? Ce travail-là donne sans doute toute sa saveur à ce petit livre. Il rend sensible le discours contre-révolutionnaire qui le sous-tend, donne des couleurs et des sons aux idées. Par son sens de la formule et du slogan – comme ce mémorable « quatrepattes oui, deuxpattes, non », il anticipe le concept de « novlangue » que le même Orwell développera, quelques années plus tard, dans « 1984 », son chef-d’œuvre absolu. Ce que rappelle avec brio « La ferme des animaux », c’est bien la richesse sémantique attachée aux figures animalières dont usent et abusent les poètes au moins depuis Esope. Elles humanisent les bêtes sans pour autant abêtir ceux qui les nomment – dussent-ils les vider de leur nature intrinsèque. Par elles, nos actions se parent d’un sens nouveau. En cela le langage – et le langage seul- leur donne leur dignité en les établissant dans un monde commun. C’est sans doute une autre forme d’exploitation, plus propre, plus subtile, de l’animal par l’homme. Souhaitons qu’elle échappe longtemps encore aux foudres de nos modernes Savonarole.
La ferme des animaux, collection Folio poche
Jacques LUCCHESI
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