dimanche 13 octobre 2013 par Jean-Paul Vialard
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L'éclosion littéraire.
(Sur une image
et un texte
de
Pierre-Henry Sander.)
Source : non identifiée.
"Douceur d'une matinée d'été.. aube métaphysique où s'annonce, dans sa simplicité, l'éveil de toutes choses.. et c'est à cet instant que je l’aperçois, au milieu des parfums et des mousses, sous la tonnelle de roses mystiques.. tellement voluptueuse.. magnifique.. et sa présence, silencieuse et blanche me ravit.. me ramène, semblable à Ève, au cœur du plus évident des êtres dont je suis à jamais ébloui.."
Pierre-Henry Sander.
La nuit est une île. Tout autour les battements longs de l'eau, le vent réfugié dans l'obsidienne des grottes marines, le silence dilaté comme une écume. Il y a tellement de beauté, partout dissimulée. Sur les collines, les branches tortueuses des oliviers dessinent leurs folles arabesques. Ecriture noueuse plantée dans la chair du monde. L'effraction n'est pas, simplement retenue au sein de ce qui pourrait se dire, mais que l'ombre retient. Car la nuit est un secret, un mystère, un poème s'ouvrant à même son occlusion. La conque des mots gire infiniment parmi les étoiles et l'onde sourde de la Lune veille longuement.
Tout en bas, près des demeures des Hommes, dans les replis de ciment gris, les respirations sont à la peine. Ce sont les volutes des phrases qui font leurs cercles étroits et ceignent les fronts prolixes. Mais du dedans, avec retenue, peut-être avec crainte. De ceci, aucune conscience n'est alertée, car le rêve souverain veille sur leur repos. L'île féconde les pensées et les retient nuitamment afin qu'elles puissent prendre leur essor et essaimer en grappes lumineuses, tout au fond des corps absents d'eux-mêmes. C'est ainsi que s'étoile en rhizome le langage dont, encore, ne se peuvent percevoir que quelques vibrations. Quelques égarements. Les mains parfois, du creux du silence, lancent leurs ramures, griffent l'encre lourde, essaient de saisir quelques bribes, quelques signes mais l'heure ondoyante les laisse au bord du marécage parmi les brumes denses des tourbières. Les mots, embusqués dans le plein de la lande, font leur bruissement de bruyère, leur douce persistance : éphémères en attente du jour.
Sur les grèves de galets, parmi les coulures d'argent des méduses; dans le lacis des ruelles étroites; sur les falaises phosphorescentes des maisons, partout la parole se dispose au déploiement, à la polyphonie longuement contenue. C'est comme un arc de lumière qu'on aurait contraint dans les bulles de la roche, gonflant de l'intérieur, poussant les bords ultimes de la gemme et cela ferait un bruit d'incandescence, une effusion de lave, un souffle venu des profondeurs, du socle même de la terre. Lente et longue parturition, en attente de la délivrance. Partout, contre le dôme infiniment tendu du ciel, sur la plaque dure de l'eau, dans les remous de la glaise s'animent les sources polychromes, ricochent les eaux lustrales en infinis filaments. Le feu est là qui, bientôt, fera son éclatante auréole jusqu'à la courbure pleine du zénith. Mais les mots, jamais, ne sauraient surgir dans pareil tumulte. Il leur faut plus de sérénité, de calme, et alors ils peuvent lentement déplier leurs corolles, fleurs de lotus étalant sur l'onde leurs longs calices blancs.
C'est l'aube en sa douceur native qui donne au langage sa consistance de soie, pareille au subtil bouton de rose en attente de l'ouverture. Le sens est là, entièrement contenu dans cette germination, faisant ses embouclements alors que le jour est seulement une promesse, non une réalité tangible dont on serait assurés. C'est à la jonction de la nuit et de la première clarté que le Poème se révèle à nos yeux étonnés avec l'évidence d'une vérité. Car, encore, il n'y a pas la brûlure de l'étoile blanche, ses scories déversées à l'apogée et qui aveuglent les hommes. Alors, dans leur neuve cécité, ils ne savent plus où guider leurs pas. C'est si terrible l'avalanche de phosphènes, si dangereux pour la conscience et la peau se met soudain à brûler comme un palimpseste usé et les signes s'effacent et tout se referme dans une étrange mutité. Les hommes, hagards, cherchent en vain et les bibliothèques, dans le ciel de soufre, ne dressent plus que leur architecture de métal tordu et les livres ne sont plus que cendres d'autodafés vengeurs. Comme si tout s'éteignait et revenait à la ténèbre primitive.
Oui, sans doute avons-nous été saisis d'effroi et notre perdition était celle du langage lui-même. Mais nous le savons, cette sublime essence de l'homme qui en fait la grandeur et le distingue de tout ce qui rampe et se corrompt, cette arche brillante ne pouvait s'effacer à jamais. Cette belle Jeune Femme dont, encore, nous n'avons dit mot, dont le regard entièrement tourné vers le livre ouvert sur ses genoux, semble en profonde méditation, n'est-elle pas, tout simplement la Muse de la Poésie ? Erato; Calliope; Terpsichore, mais peu importent les attributs. La Muse que nous allouons à l'être de culture que nous sommes, dès l'instant où nous nous recueillons sur un dire essentiel, voilà la façon adéquate de l'habiter. Nous ne saurions avoir de meilleure assise pour exister pleinement que de l'amener, elle et le langage dont elle est la dispensatrice, à cette merveilleuse éclosion littéraire dont nous nous abreuvons comme nous le ferions à la Khôra elle-même, ce mystérieux réceptacle, cette étonnante nourrice platonicienne, genre de Mère recevant les empreintes de l'Intelligible afin qu'elles puissent avoir "lieu" dans l'espace sensible.
La littérature est un "lieu" de cet ordre car nous ne saurions mieux la définir qu'à nous immerger en son sein, afin qu'en en recevant l'empreinte, nous en fissions l'offrande à ce qui, toujours, en nous, questionne et que jamais nous ne comblerons par une définition ou un quelconque impératif. Car la littérature est cette "présence silencieuse et blanche" grâce à laquelle notre propre empreinte sur le monde devient visible.
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