mardi 29 octobre 2013 par penvins
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Le désengagement absolu, partir à Madère, île au milieu de nulle part, à l’époque inaccessible autrement qu’en bateau ou en hydravion, autrement dit accessible aux seuls privilégiés, retirés du monde. Charles Vergniol est de ceux-là, lui qui par ailleurs lorsqu’il vivait à Paris aimait tant rencontrer les gens de lettres car c’étaient là des gens de sa famille, des membres de sa confrérie, qui parlaient la même langue, qui avait la même éducation du goût. Charles était parti pour Madère, il avait fui l’atmosphère de panique à quoi il voulait se soustraire :
Tout ce que l’on a dit avant et après ne signifie rien. Si les forces en présence sont trop disproportionnées et que l’ennemi ait mauvaise réputation, les civils sont pris dans un engrenage d’épouvantes irrésistibles. Je déteste ces mécaniques de la peur qui disposent de vous ; je serai un homme libre.
Au fond Charles, le prophète, avait raison, dans cette atmosphère, il valait mieux se retirer et ne pas prendre parti, ce que Chardonne avait eu la bêtise de faire.
Il y a tout au long de ce livre, comme en filigrane, une réflexion sur la prétendue sottise de l’engagement politique et en même temps l’affirmation nostalgique d’un monde disparu, comme si l’auteur voulait souligner qu’au fond il ne s’était pas tant trompé que cela. On y lit notamment quelques réflexions sur l’éducation qui sont encore d’actualité et cependant on n’est alors qu’en 1953 : L’homme dont je parle m’a montré le rôle de l’éducation. Il est sévère pour ses enfants, comme il l’est d’ailleurs avec ses subordonnés. Malgré cette rigueur si bien appliquée, il est aimé de tous.
Alors qu’il s’approche de la mort, le narrateur prend date et rappelle ce que fut le monde d’avant 1940, le rôle de l’homme et de la femme, la force de la cohésion sociale, une infinie pudeur, tout cela est en train de disparaître et Chardonne y avait trouvé le secret du bonheur. Si j’étais simpliste, je pourrais dire que ce secret ce serait « vivons heureux vivons caché ! » Mais au-delà des idées que l’on peut reprocher à Chardonne ou même au contraire aimer chez lui et qu’il fait semblant de ne plus revendiquer : J’ai cru aux mots, non aux idées. Il y a surtout cette grande pudeur des mots :
Je pense aux principes qui font un bon récit. D’abord l’attention à chaque mot : une seule touche trop lourde et tout bascule.
qui fait la force de son style.
Il y a chez Jacques Chardonne une apologie de la réserve : politesse suprême où je la reconnais bien : nous ne devons troubler personne avec nos émotions intimes écrit-il, un art de l’intériorisation qui est sans doute bien antérieur au drame de 1940, il appartient à un monde qui a fait de la pudeur une force, l’art de souffrir sans se plaindre jamais.
Mais c’est aussi un monde sur lequel il est dangereux d’agir :
On veut le bien des hommes… Puis trop de gens s’en mêlent et c’est épouvantable.
Ou encore :
Un ami m’a fait sentir l’erreur de ma vie par un mot qui m’a transpercé : « Il ne faut pas s’occuper de la femme qu’on aime » C’est vrai. La femme doit faire le bonheur de la maison. Les hommes n’y entendent rien.
Ce qui peut être lu comme une critique de la toute puissance de l’homme au foyer telle qu’elle s’exerçait dans ce monde-là, sans oublier toutefois de bien mettre la femme à sa place : à la maison ! doit aussi se lire comme un désengagement, un abandon nécessaire au bonheur.
A l’appui de cette morale il y a la reconnaissance de forces obscures sur lesquelles nous ne pouvons rien, telles celles que nous livre cette réflexion du narrateur à propos du suicide de Drieu la Rochelle : je ne pouvais me l’expliquer et ne cessais d’en chercher la cause ; elle se confondait avec l’homme tout entier, imperceptible à tous, ignorée même de celui qui en subit les effets. Ainsi de tous nos actes.
Le monde de l’honnête homme a donc disparu et avec lui ses indispensables principes de socialisation : De grands individus, sortis de la Fronde à demi sauvages, ont appris dans les salons à vivre et à parler ensemble. Je ne vois pas d’éducation plus haute que celle qu’ils ont reçue pour vivre ensemble, ce qui est le principal quand on fait partie d’une société humaine. Difficile de ne pas entendre le plaidoyer de Chardonne pour une société qui avait su inventer un art du bien commun et de l’effort collectif, difficile aussi d’oublier ce que ce monde-là supposait de lâcheté quand ce qui paraissait disproportionné surgissait.
Surtout ne rien faire ! Je m’aperçois d’après certaines remarques des uns et des autres que ce n’est pas facile d’obtenir par décret plus de fraternité et d’égalité. En dérangeant l’ordre ancien, on donne plus de force à l’idée que chacun se fait de sa propre supériorité.
Tel m’est apparu ce roman, envoûtant, formidablement dérangeant à la foi par la force et la cohésion du monde dont il a la nostalgie et par cette idéologie littéraire qui sous un prétexte artistique décide de n’accorder aucune place aux idées : ce si souvent répété : J’ai cru aux mots, non aux idées totalement démenti par le texte, l’évocation de Drieu n’étant ici évidemment pas un hasard.
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