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L’inconscient de Vallotton, J.-D. Nasio

Editions de la Rmm - Grand Palais ; Musée d’Orsay, 2013

lundi 11 novembre 2013 par Alice Granger

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En lisant ce texte très intéressant que J.-D. Nasio a dédié à l’exposition, superbe et qu’il faut aller voir, des tableaux du peintre français d’origine suisse Félix Vallotton (1865-1925) au Grand Palais, je me suis demandé si l’on pouvait vraiment mettre des mots sur une œuvre picturale, pour réussir comme l’écrit Nasio à ressentir ce que le peintre a ressenti lorsqu’il était en train de peintre, pour nous glisser dans son inconscient et revivre cette émotion ancienne qu’il aurait su transformer en image, sans s’appuyer sur autre chose, l’histoire de l’artiste, des écrits de lui.

Alors, l’œuvre picturale serait-elle une autre tentative de mettre en acte des émotions anciennes que le temps des mots, l’écriture, et la vie, auraient échoué à « traiter » et à vivre ? Je ne le pense pas. Au contraire, mon impression après être allée à cette exposition extraordinaire, et après avoir lu tant le texte que Nasio dédie à cet événement que le roman, dit par le psychanalyste autobiographique, de Vallotton, j’ai été frappée par le fait que l’artiste a pu peindre de cette manière-là si singulière parce que d’autre part l’écriture avait réussi à « traiter » jusqu’à son dénouement apparemment tragique l’aliénation psychique par excellence, c’est-à-dire oedipienne. Alors que la sexualité dans la norme serait formatée par la logique oedipienne faisant de la femme une continuité de la mère toujours en surplomb, cette sexualité que Vallotton écrit qu’il l’a peinte pour ne pas la vivre, voici un peintre qui ne ressemble à personne qui me semble ouvrir sur une sexualité libérée de cette logique oedipienne en s’écartant, ça je ne le vis pas. Il peint la mise à distance de cette sexualité-là, où la mère prend le masque de chaque femme, avec tout ce que cela implique de domination et de menace castratrice pour le garçon.

J’ai donc devant l’œuvre picturale de Félix Vallotton un regard très différent de celui du psychanalyste J.-D. Nasio, et aussi une lecture différente du roman « La vie meurtrière ». Je note à propos de la lecture de ce roman par Nasio, qui guide son analyse des tableaux, qu’il évoque la culpabilité qui habite le peintre depuis son enfance parce qu’il aurait été tenu pour responsable d’accidents survenus à un graveur, et à deux garçons amis, l’un étant tombé dans une rivière et l’autre s’étant empoisonné avec une poudre verte prise dans la droguerie du père, mais il fait silence sur deux autres « accidents » que le romancier Vallotton raconte, qui se passent à l’âge adulte, lorsque le narrateur est à Paris, et sur le suicide de celui-ci à l’âge de vingt-huit ans. Un suicide qui se met en acte dans le roman, telle une mort symbolique, une page tournée, une ouverture sur un autre temps, tandis que l’artiste continue à vivre. La vie de l’artiste, et le roman, ne se confondent pas. Au contraire, quelque chose se passe dans le roman pour que la vie continue, délivrée. Certes, l’artiste sera peut-être resté sur le seuil d’une autre vie, dans l’ouverture d’une autre perspective, d’un autre temps, mais une chose est certaine, et se voit par ses tableaux, cette sexualité convenue, dite normale, il ne la vit pas. Une autre sexualité se détache, incomprise, comme cette peinture qui ne ressemble à aucune autre. Même cette famille recomposée, comme on dit maintenant, qu’il a choisie par mariage avec une veuve, par ailleurs fille de marchand d’art donc qui ouvre une perspective pour l’œuvre artistique du peintre, il la subvertit quant à sa logique oedipienne… Il ne se place en rien dans une fonction paternelle sacralisant cette structure oedipienne.

Une exposition peut donc être la merveilleuse occasion de dire à quel point chacun de nous est singulier, et le texte de Nasio est un témoignage de ce que l’œuvre d’un artiste est une occurrence pour que la logique inconsciente de chacun de ceux qui s’en trouve interpellés se mette en acte, se dévoile, parle. C’est pour cela qu’il faut lire le texte de Nasio, afin de mettre en œuvre à notre tour, en résonance et en dissonance, notre logique inconsciente et en particulier comment nous faisons avec cette fameuse passion oedipienne.

J’ai pensé aussi que le calvinisme de l’enfance suisse de Vallotton avait une grande importance, et la question de la prédestination n’a-t-elle pas beaucoup joué dans sa conviction d’être porteur d’une influence malfaisante et mortifère ? Une sorte de fatalisme, lié au fait qu’à la naissance tout serait déjà déterminé, ne conduirait-il pas à prendre de la distance, à ne jamais se sentir vraiment concerné, à être cynique, froid, à avoir une maturité en fait trompeuse, en laissant faire jusqu’au bout quelque chose qui doit se faire de toute manière, retournant totalement la question de la culpabilité ?

Je me suis demandé si ce qui était à l’origine d’un tableau devait être appelé « émotion », comme le suggère Nasio, ou bien autre chose. Je me suis demandé si écrire et peindre n’étaient pas très différent. Comment le voir, et un regard singulier, peuvent-ils se mettre en acte, en s’écartant du sentir, en s’appuyant sur une étrange désaliénation, sur une délivrance, sur le crépuscule d’une passion, sur ça que je ne vis pas, au risque de sembler avoir une sexualité appauvrie aux yeux de ceux qui pensent une sexualité normée par l’attachement indéfectible à la mère, mais en peignant l’écartement des corps des femmes de leur circonvention par celui de la mère ? Ce « sentir », ce « ressentir », ces émotions, ces passions qui ne cessent de revenir du passé, ne seraient-ils pas l’affaire de l’écriture, de la mise en roman, scène sur laquelle se joue une sorte de fatalité comme la séduction oedipienne le serait, libérant le regard sur autre chose, sur l’altérité, sur les êtres et leurs intérieurs, sur les paysages ? La sexualité que Vallotton ne vit pas, c’est la sexualité oedipienne : dans leur mise à distance, dans cette froideur précise du regard de l’artiste, il y a effectivement un écran, une vitre, il n’est plus possible de remonter le temps jusqu’à l’intérieur du ventre maternel, c’est irrémédiablement le temps du dehors, de la naissance. Sexualité appauvrie ? Ou sexualité très différente ? Vallotton très en avance ? La petite fille, délivrée, joue au ballon.

Ce regard si singulier du peintre Vallotton n’a-t-il pas requis un écartement radical, une froideur tranchant irrémédiablement avec l’émotionnel ? Comment, aux yeux du peintre, les corps, ceux des femmes en premier lieu, peuvent-ils se graver, prendre du volume, se sculpter, se refermer dans leur altérité, se dessiner de manière si nette dans une sensualité inédite qui n’est pas faite pour prendre à son piège quelqu’un d’autre, et se faire voir en train d’aller dans leurs propres intérieurs ouverts par des portes ? Comment la sculpture des corps, leur dessin, puis les couleurs, peuvent-ils advenir, sinon par quelque chose d’absolument tranchant qui a soudainement refroidi l’émotion et donc refoulé le senti, repoussé ce que le corps du peintre sentait, comme si ça c’était réglé, au profit de ce qu’il peut alors voir, qui s’ouvre, se dessine, prend du volume et des couleurs, dans des scènes de la vie quotidienne et des paysages qui ne tournent plus autour de moi. Ces corps de femmes se laissent voir en train d’éclore à eux-mêmes, rien à voir avec une finalité séductrice, ce sont des fleurs qui s’épanouissent sans pourquoi. Idem les intérieurs qu’on voit par les portes ouvertes : ils ne sont pas tel un ventre maternel prêt à reprendre le fœtus, scène qui serait le modèle pour l’acte sexuel. Non, le peintre peint des intérieurs dans lesquels il ne retourne pas, où il n’est pas chez lui. L’homme au chapeau, c’est quelqu’un d’autre que lui. Il ne sera plus jamais chez lui dans cet espace-là, même pas par des femmes qui continueraient sa mère. Il peint une altérité inviolable. Un autre plaisir naît. De la fin de la prédestination oedipienne. Corps libéré, non plus programmé. L’artiste invité à être son corps non prédestiné, à travers la sexualité dans la norme, à être repris par le ventre maternel tapi dans chaque femme.

Ce livre de Nasio s’écrit sur la base de l’empathie qu’il y aurait entre un peintre et un psychanalyste, parce que chacun d’eux réussirait à faire revenir à la lumière et à la conscience des émotions du passé, oedipiennes bien sûr. En allant des tableaux au roman « La vie meurtrière », et vice-versa, j’ai l’impression qu’en ayant tué, littérairement, par maladie vénérienne, cette femme qui représente la mère en la contaminant lors d’un passage à l’acte sexuel unique, et sans lui dire ensuite la vérité qui l’aurait fait se soigner correctement, l’artiste s’est aussi donné la mort du point de vue d’une vie dans laquelle le garçon croit qu’il peut avoir la mère, qu’il n’y a donc pas de limite, que le père ne voit rien. Dans le roman, cela se réalise, et cet amour incestueux pour une femme représentant la mère contamine tout, ronge de l’intérieur le ventre de cette femme, et est comme un coup de revolver en pleine tête pour le jeune homme, une explosion définitive de cette logique-là. La prédestination de l’influence mortifère du jeune homme a un air d’inceste qui s’accomplit parce qu’aucune limite ne lui est signifiée, et alors la passion folle tombe d’elle-même, et la distanciation est enfin possible, celle qui se voit avec une telle précision dans les tableaux. Il faut noter que, dans le roman, avant qu’il soit question de la passion du narrateur pour une femme mariée qu’il va contaminer à mort, il y a d’abord cette jeune fille, modèle d’un peintre ami du narrateur, elle pose nue sous les yeux à la fois de l’artiste et du jeune homme par ailleurs très bien introduit dans le milieu artistique et littéraire parisien tel un garçon retrouvant une famille qui prend soin de lui et où il se sent chez lui, donc toujours cette structure oedipienne. A la fin de la séance, cette jeune modèle nue veut descendre du lit où elle posait, la logique veut que le jeune homme l’aide, la soutienne, mais celui-ci la soutient mal, comme par hasard, et elle tombe dans le feu de la cheminée, et des brûlures horribles vont d’abord la défigurer au visage et aux seins, puis l’infection, là déjà, va s’y mettre, et la condamner. Autant la jeune fille que la femme à l’allure maternelle vont mourir, dans le roman, parce que le jeune homme, dans sa position d’enfant, de garçon, ne soutient ni l’une ni l’autre. S’il avait soutenu la jeune modèle, en la recevant dans ses bras, il aurait pris la fonction d’un père pour elle, d’un homme assurant son futur statut de mère, selon ce modèle catholique d’une vierge mère fille de son fils. Mais Vallotton n’est pas catholique, son enfance est protestante… Idem la femme mariée qui est dans une logique et une structure maternelle : comme le père mari ne voit rien, c’est-à-dire qu’il ne défend pas le statut sacré, respectable, de cette femme, la laissant habitée de sa passion incestueuse pour le garçon, ce garçon ne va pas respecter cette sacralité, il va la saccager par le passage à l’acte, il ne va pas laisser faire cette sacralisation donc cette domination originaire.

Nasio voit le peintre, à travers ses œuvres, encore tellement éternel adolescent sous le pouvoir de la mère et des femmes séductrices et inquiétantes, voire dominantes et revendicatrices telles que le mouvement féministe naissant les feront apparaître ! Au contraire, je trouve cela assez absent de sa peinture, je ne sens même pas de feu sous la glace, parce que, comme le roman peut le suggérer, l’artiste a pu dans sa vie mais plus encore dans sa littérature d’une manière symbolique, jouer la passion incestueuse au-delà de la limite comme quelque chose de fatal, de prédéterminé. Alors le passage à l’acte réussit à détruire de l’intérieur l’objet unique et désormais empoissonné, l’objet originaire, de cette passion.

Il n’y aurait pas d’amour heureux, écrit Nasio, devant le tableau « La loge de théâtre, le monsieur et la dame » : si le regard du peintre reste, même avec froideur, oedipien, c’est sûr que la scène qu’il va remarquer sera celle d’une jeune femme au chapeau, au visage plus distinct que celui de l’homme qui est avec elle, en retrait, flou, tel un père qui ne voit rien de l’adultère teinté d’inceste qui se trame. Ce regard oedipien, celui du petit garçon qui croit que sa mère le préfère au père et qu’elle n’est pas heureuse avec celui-ci, heureusement qu’elle a son fils, se fait son petit roman. Nasio interprète autrement, l’homme et la femme chacun dans leur monde, avec deux couleurs très tranchées, dans la froideur d’un malentendu irrémédiable. La femme semble seule, délaissée, écrit-il. Et oui, le petit garçon voit sa mère désespérée, et il va pouvoir être le consolateur, elle semble lui tendre sa main gantée. Ce soir-là, elle est ailleurs ? Nasio voit comme cela la femme au chapeau. Mais l’altérité irréductible d’un être humain pourrait-elle être ôtée à une femme ? « Ce joyau de l’art de Vallotton », écrit de ce tableau Nasio, « est une épure limpide de l’éternelle incompatibilité entre deux êtres qui n’existeraient jamais l’un sans l’autre. »

D’emblée, J.-D.Nasio se sent pourtant heurté par la brutale innocence de l’œuvre de Vallotton, par le fait qu’elle ne séduise pas toujours. Et oui ! Cette peinture ne nous ouvrirait-elle pas un temps où ça ne fonctionne plus, cette séduction originaire, où on est passé à autre chose, parce que ça s’est délié, ça s’est séparé ? Or, ce que Nasio attend pourtant de l’œuvre du peintre, c’est qu’elle nous fasse éprouver des émotions inédites, en retrouvant celles qui, chez cet artiste, ont été à l’origine du tableau. Oui, sans doute ces émotions ont-elles joué, mais pourquoi pas dans leur énigmatique chute, disparition ? Cependant, l’interprétation du psychanalyste Nasio est très intéressante. Elle nous dit que, devant l’œuvre d’un artiste, ce qui se met en acte est plus la logique inconsciente de la personne qui la voit. L’inconscient est toujours quelque chose qui se met en acte, qui parle, maintenant, parce que quelque chose le suscite, le titille, lui offre l’opportunité d’une nouvelle occurrence. C’est cela qui me frappe dans l’écrit de Nasio : on entend la grande tendresse qu’il garde pour la mère, qui, on l’imagine, surplombe sa vie amoureuse. Si bien qu’il va être, d’abord, heurté par quelque chose de brutalement innocent dans les toiles de Vallotton, quelque chose qu’il ne reconnaît pas, qui ne lui est pas familier.

Comme pour tenter de rattraper ces émotions, jaillissant toutes du creuset oedipien, Nasio s’aide de la biographie de l’artiste et des traits saillants de sa personnalité, et, évidemment, son regard sera sous l’influence des détails de l’enfance de Vallotton, qui est vu marqué à vie par des tourments et une culpabilité glaçante et réussissant à traduire en images, dans ses œuvres, les émotions encore sous-jacentes telles le feu sous la glace. Ces émotions que le psychanalyste, comme se remémorant sa propre enfance, décrit comme grosses de mille sensations et idées qui pénétreraient l’artiste en train de peindre. Nasio raisonne sur la psychologie du peintre.

Or, en m’inspirant moi-aussi de mots, du roman écrit par Vallotton « La vie meurtrière », notamment de l’épilogue tragique où la femme maternelle meurt de la maladie vénérienne que lui a transmise son jeune amant et où celui-ci se tire une balle dans la tête, je dirais au contraire que l’acte transgressif, que la limite et l’interdit une fois franchis sous le regard qui ne voit rien du mari aux traits paternels, ces émotions incestueuses ont explosées, ont contaminé à mort c’est-à-dire ont signé la fin d’une telle passion. Elle n’a plus besoin de se reproduire, parce qu’elle a été possible, la figure paternelle ne l’ayant curieusement pas interdite, laissant la fatalité, la prédestination incestueuse se mettre en acte et frapper. L’interdit, alors, va s’écrire par le fait que cette passion-là va s’éteindre, va sortir de la tête, de l’inconscient, et cela ouvrira vers autre chose, dans une netteté inédite. La question du père est très importante.

Aussi bien dans le tableau de la loge de théâtre que dans le roman, le mari ne voit rien, laisse donc faire, et il est question dans le roman d’une tare héréditaire, d’une folie, d’un trouble de la raison, qui passe du père, qui en est atteint et finit sa vie dans un asile, au fils qui se sent porteur d’une influence mortifère sur ses proches. La question de la prédestination calviniste ne prend-elle pas avec cet artiste et écrivain une signification oedipienne en ce sens que des personnes proches de lui, d’abord, tombent, chutent, s’empoisonnent, se contaminent, jusqu’à ce que lui-même tombe définitivement dans l’acte lui-même qui lui explose la tête, qui lui fait sortir de la tête la passion l’aliénant à la femme séductrice par excellence qu’est la mère quand elle retient, quand elle revient dans chaque femme comme un masque ?

Mais Nasio voit, par exemple dans les auto-portraits, toute l’amertume et toute la tristesse que la culpabilité d’avoir fait du mal à des proches a à jamais mises en lui, l’aliénant encore, faisant de lui un homme qui n’a vécu qu’à travers une vitre. Donc, selon le regard de Nasio devant les toiles de Vallotton, ce peintre est éternellement pris entre l’amertume suscitée par une culpabilité empoisonnante et l’inquiétude méfiante devant la femme séductrice et intimidante, donc pourvue encore d’un pouvoir énorme, inquiétant, humiliant puisque cette toute puissance c’est elle qui en est pourvue, et le garçon est passivement sous son emprise, castré, et lorsqu’il veut se révolter, il va dénoncer ces partenaires féminines si insupportables, si cruelles. En fait, dans la vision qu’a Vallotton des femmes, ne faut-il pas aussi tenir compte du mouvement féministe qui est en train de naître, et qui fait apparaître des femmes revendicatrices, qui voudraient à égalité avec les hommes en avoir, réactualisant comme jamais la figure maternelle inquiétante car toute-puissante ?

L’artiste verrait, mieux que les autres, toutes les choses dans leur pureté originelle, selon le psychanalyste Nasio. La pureté originelle, ça existe ? Pour le psychanalyste peut-être, ça c’est une question de père qui voit, qui inscrit un interdit, et la mère reste pure, tandis que dans le roman de Vallotton, la figure paternelle du mari ne voit rien ce qui rend réalisable la prédestination oedipienne. Pour Nasio, l’artiste rend visible un temps d’enfance innocent, pur, avec des émotions et des sensations qu’un garde-fou puissant empêche d’être empoisonnantes, inquiétantes, incestueuses. Alors, voir virginalement la réalité elle-même ? Cela a-t-il le même sens pour Vallotton et pour Nasio ? Curieusement, il me semble que Vallotton entre dans l’espace virginal après avoir fait exploser la structure oedipienne par une sorte de passage à l’acte sous les yeux d’une figure paternelle qui ne voit rien et laisse faire mais ce laisser faire va constituer un ne pas laisser passer, tandis que Nasio reste dans une structure oedipienne protégée du passage à l’acte par un père qui voit et qui voile de virginité une figure maternelle intacte de passage à l’acte mais pour toujours présente dans chaque femme.

L’enlèvement d’Europe par un taureau, toile de Vallotton, a-t-il par conséquent le même sens pour le peintre et pour le psychanalyste ? La femme, vue de dos, emportée par le taureau vers une autre vie que celle déterminée par la mère séductrice humiliante inquiétante pourvue de tous les pouvoirs, va pénétrer dans l’espace-temps de l’altérité, avec plein de portes qui s’ouvrent sur un espace intérieur non familier, qui se laisse voir mais n’invite pas car chez elle n’est plus chez moi le garçon. Voir chez elle, qui n’est pas chez le garçon, quels magnifiques tableaux se peignent alors ! Pourquoi l’amertume ? Pourquoi pas la délivrance ?

Vallotton serait habité depuis l’enfance par une émotion dominante, un secret douloureux qui serait visible dans ses auto-portraits ? L’émotion dominante, culpabilisante, même si dans l’histoire du peintre elle est liée au fait qu’il aurait été mis en cause dans la mort accidentelle de proches, n’est-elle pas en premier lieu oedipienne, incestueuse ? N’est-elle pas celle qui habite un enfant à qui la limite n’a pas été signifiée, qui habite donc l’espace comme s’il lui appartenait, sur le modèle d’un ventre où il serait chez lui et où il n’y aurait aucun risque hormis celui de ne jamais naître, ? Cette façon d’habiter l’espace comme si chez l’autre c’était chez lui, comme le peintre venu de Suisse sera chez lui à Paris parce que tout de suite introduit dans le milieu artistique et littéraire qu’il faut, ne peut-elle pas surprendre de manière funeste des proches au point qu’ils se blessent mortellement, qu’ils tombent, tellement est forte la présence de cet enfant qui incarne la distraction fatale faisant tomber dans l’accident ? La faute n’est-elle pas toujours d’essence incestueuse ? Le garçon se vivant comme au centre de tout, pouvant occuper sans limite l’espace, est capable de détourner sur lui par exemple l’attention d’un graveur en train d’utiliser un outil qui peut être dangereux s’il ne peut plus faire attention à ce qu’il fait, s’il est déconcentré par la jubilation impromptue du garçon qui entre et auquel on n’a jamais signifié qu’il devait faire attention à l’autre déjà là. L’enfant qui fait la surprise de sa présence, persuadé d’incarner l’événement par excellence, n’a en quelque sorte jamais été éduqué à respecter l’autre en train de faire quelque chose d’intéressant, cet enfant se vit toujours comme plus intéressant que ce que l’autre est en train de faire, et il le fait savoir si bruyamment et si brutalement que l’autre déconcentré se blesse gravement. L’accident qui survient, qui selon la prédestination devait arriver, c’est aussi le parricide. C’est le garçon qui pense que sa présence surgissant par surprise peut éliminer, en la dominant, la présence du père, parce que ce garçon reste comme chez lui dans l’espace matriciel maternel qui est le modèle de tout espace dans cette logique-là.

L’autoportrait en robe de chambre laisse voir, selon Nasio, un air paisible, l’homme est dans son intérieur, tranquille. Nasio se demande pourquoi le peintre s’est complu à faire autant de portraits de lui-même, était-ce de l’amour-propre démesuré, ou bien un dialogue incessant avec lui-même, une sorte de saut au-dedans de lui-même ? Peut-être sont-ils à mettre en résonance avec l’enlèvement d’Europe, qui emmène la femme vers son altérité ? Alors, l’homme aussi se retrouve dans sa propre altérité. Dans ces portraits, le peintre ne se voit-il pas comme un autre, et étrangement adulte, ne cherchant pas à se voir en éternel adolescent ? Le peintre, comme l’écrit Nasio, préfère-t-il vivre l’amertume et se juger coupable une fois pour toutes plutôt que de vivre dans la crainte de commettre une autre faute et d’être encore accusé ? Ou bien, la question de la prédestination et de la prédétermination calviniste aidant, ce peintre n’a-t-il pas d’une certaine manière accomplit l’acte qui, étant déjà écrit, ne pouvait pas être évité, inscrivant alors sa non répétition, et découvrant alors dans la libération un tout autre espace, où l’apaisement fait suite à l’amertume ? N’est-ce pas ainsi qu’il retrouve, comme le souligne le psychanalyste, l’autre en soi ? Le tableau « L’homme poignardé » : Nasio l’interprète en disant que le cadavre nu est Vallotton lui-même dans son innocente nudité d’enfant, et qu’un autre Vallotton, l’artiste maudit, a planté un poignard dans son cadavre. Pour tuer un homme déjà mort, tel le Christ sur sa croix en est descendu ? Mais le déjà mort n’évoque-t-il pas la tare, la prédestination comme être malfaisant, et comme enfant habité par la passion oedipienne malfaisante ? L’artiste peut d’autant mieux se planter un poignard dans le cœur qu’il est déjà mort, dans la structure oedipienne, puisque là, il est piégé, retenu, passif entre des mains toutes puissantes, mis en croix par les émotions infantiles. Le tableau d’Orphée dépecé semble figurer les femmes revendicatives du féminisme naissant, qui font revenir la figure maternelle toute puissante qui s’empare par mille sensations du corps de l’enfant. Mais c’est fou comme Nasio parle d’innocence, de pureté originelle de l’enfance telle que la nudité de l’enfant l’incarnerait. Cela, c’est du Nasio, pas du Vallotton… Mais c’est très intéressant que ce soit l’œuvre d’un peintre qui fait parler l’inconscient de la personne qui la regarde. En ce sens, on a même l’impression que l’œuvre picturale se tient à la place du psychanalyste ! Et Nasio joue formidablement le jeu ! La xylographie « L’assassinat » : le passage à l’acte qui s’accomplit parce qu’une figure paternelle a laissé faire, en ne voyant rien d’autre que de l’innocence justement, tombe sur un « ne laisse pas passer » : c’est un acte qui fait tout exploser, et alors la mère contaminée de l’intérieur ne reviendra plus telle un masque dans chaque femme. Assassinat du jeune homme oedipien. Ensuite, c’est autre chose, et les femmes vues dans leur nudité sont des autres, dans une liberté non revendicatrice.

Voici des autres qui coururent le risque de mort, parce que l’artiste garçon oedipien si envahissant déconcentra un artisan en train de faire une chose dangereuse, parce que l’ombre de ce garçon déconcentra aussi son copain en train de marcher sur un mur au-dessus d’une rivière, parce l’artiste enfant pas suffisamment éduqué au risque de la droguerie par son père propriétaire d’une droguerie donna une poudre verte à un jeune ami qui s’empoisonna à mort avec, parce que le jeune homme à Paris réceptionna mal la jeune fille modèle d’un peintre qui s’élança avec toute la confiance du monde dans ses bras comme dans les bras rassurant d’un père, chacun de ces autres donc, qui n’étaient pas éduqués au risque de la vie, précipitèrent le jeune Félix Vallotton à avoir une conscience froide de ce risque, donc à l’impératif d’un prendre soin de soi qui mit un terme au temps romantique et oedipien. Le corps n’est pas entre les mains matricielles comme dans un ventre auquel tout revient, mais c’est à soi d’en prendre soin face aux risques et aux merveilles de la vie en train de se vivre. Le corps nous appartient, est à soi, pour toujours autre par rapport au statut fœtal. Même pour une fille. Elle est autre, elle aussi, par rapport à la mère, enfin elle peut aller jouer au ballon.

L’artiste, dès lors, avait beau être sensible aux femmes, il était encore plus sensible au risque, au statut solitaire des corps qui se dessinaient, se sculptaient, dans l’ouverture de ce détachement. La haine, une haine intransitive, non attribuable à quelqu’un, qui est l’assurance du risque et donc l’impératif d’une éducation au risque, n’est-elle pas plus ancienne que l’amour, en particulier cet amour d’une mère qui protégerait de tout et donnerait une confiance en soi pour la vie alors qu’elle incarne le risque de ne pas vivre vraiment, de ne pas sortir d’elle ? Ne serait-ce pas l’éducation au risque qui donnerait plutôt cette confiance en soi, qui est déjà la confiance de la mère et du père en les propres capacités de l’enfant à faire avec le risque ? Le tableau nommé « La haine » n’est-il pas exemplaire de cette intransitivité de la haine, au point que l’homme, dans cette œuvre qui propose une autre lecture, inédite, d’Adam et Eve au paradis terrestre, ne se laisse pas prendre à la pomme, au péché oedipien, il reste froid parce qu’il sait qu’aucune mère dans le masque de la femme ne protège du risque, de la chute, et alors, cette femme démasquée, en colère parce que l’homme ne se précipite pas sur la pomme, est mise en demeure de se sevrer de son pouvoir, de passer par une castration originaire, ce qu’elle accepte très difficilement tandis que son compagnon la regarde goguenard. Nasio fait au contraire une analyse très oedipienne : « la femme n’est pas une épouse en colère, mais une mère stricte et sévère, fâchée tout rouge contre son grand benêt de fils qui vient, une fois de plus, de faire des bêtises. Indignée par sa paresse et sa négligence, elle lui crie ‘Mais qu’est-ce que tu as encore fait !’ et lui, éternel adolescent, tout contrit de sa maladresse, supporte la réprimande en jetant à sa mère un regard chargé d’arrogance. » Je regarde le même tableau, et je ne vois pas la même chose… L’homme ne me semble pas du tout un éternel adolescent que la mère doit encore éduquer, au contraire, c’est un homme adulte déjà éduqué au risque donc froid par rapport au pouvoir maternel, donc déshabillant par rapport aux illusions qu’elle incarnerait, et la précipitant elle aussi vers le risque. Ce qui frappe d’ailleurs, dans les différents autoportrait de Vallotton, c’est que, par exemple celui qui le représente à vingt ans, loin d’être un éternel adolescent il affiche au contraire une maturité incomparable, se regardant comme un autre plutôt qu’avec amertume. L’altérité jaillit et s’érige en rempart contre cette sentimentalité oedipienne qui circonviendrait l’éternel adolescent que serait un homme. Sans doute Vallotton reste-t-il sensible aux femmes, et ses tableaux des nus féminins l’attestent, mais c’est toujours l’homme froid, détaché, celui éduqué aux risques de la vie, celui qui sait que la mort ne peut être empêchée par un amour maternel plus fort que tout gardant l’enfant éternel dans l’ignorance du danger, qui prend le dessus, qui voit, qui est donc sensible à autre chose, à la sculpture et au dessin des corps, aux intérieurs qui s’ouvrent par des portes sur une enfilade de portes, sur des placards, sur des visiteurs. Le jeune homme du tableau, à vingt ans, sait en se regardant comme un autre qu’il n’est pas le centre de tout, et que les femmes ont un corps à elles, une vie à elles, et que leurs intérieurs ne l’invitent pas forcément, que le visiteur dont on aperçoit le chapeau, c’est quelqu’un d’autre que lui. Amertume ? Alors, Vallotton, par ces tableaux si dessinés, serait-il un voyeur de l’altérité, n’ayant jamais pu vivre vraiment, resté derrière une vitre, comme il l’écrit lui-même ? Cela ne pose-t-il pas la question de sa réalité à lui ?

L’inconscient, dit Nasio, c’est quelque chose qui se met en acte maintenant, des émotions anciennes trouvent sans cesse dans le maintenant l’occasion de se réitérer. Lorsque nous lisons le roman de Vallotton, « La vie meurtrière », nous sommes frappés par le hiatus qui s’ouvre entre ces événements violents arrivés à d’autres, qui le mettent en cause et qui auraient dû imprimer la catastrophe dans sa vie, et cette vie qui semble continuer inchangée, il monte à Paris, sa mère lui a légué de quoi vivre avec aisance, lui-même va gagner aussi de l’argent en publiant des articles dans une revue, bref c’est curieux comme il reste dans une sorte d’assurance, dans une reconnaissance qui ne tarde jamais à le faire pénétrer dans le milieu parisien. Certes il se demande comment cela se fait qu’il soit quelqu’un qui apporte la mort à d’autres personnes, certes ces accidents lui ont ouvert un regard froid d’artiste de l’altérité, yeux ouverts sur un autre statut des corps, sur les paysages, sur l’horreur de la guerre, sur les champs de bataille, et sur l’impasse du féminisme qui est en train d’apparaître, mais en même temps, on dirait que lui se vit dans une réalité sans risque. Mais c’est ça, le risque ! Le risque oedipien ! Le passage à l’acte qui ne laisse pas passer !

Comment prendre le risque de vivre, si on reste en retrait, toujours en train de l’éviter parce qu’on l’a bien vu ? En vérité, il est dans le risque, il ne lui résiste pas, il laisse faire, jusqu’au dénouement !

Alors, cette culpabilité qui plombe à jamais sa vie ? Revenons au roman. Dans ce roman, avec madame Montessac, le narrateur joue le jeu oedipien, alors il nous apparaît un enfant gâté, qui vient dans les jupes maternelles oublier l’horrible scène avec Jeanne la modèle à jamais défigurée, il avait par pitié et pour rester dans un beau rôle accepté de paraître amoureux d’elle, mais à la vue du sein rendu grumeleux et flasque par la cicatrice il s’écarta d’horreur, et la fille à l’air agonisant s’enfuit. A Mme Montessac, il montre encore un beau rôle, celui du jeune homme qui voulut être gentil avec la jeune agonisante, et fut terriblement affecté par ces marques de la mort déjà sur elle. Il avait en vérité toujours voulu paraître aux yeux de la pauvre fille marquée à vie et dont la fin semblait proche comme un homme bien, jamais il ne voulut se sevrer de cette image-là, alors-même qu’il savait qu’il était un autre, bien plus froid. C’est la logique du roman. Racontant l’histoire à la figure maternelle de Mme Montessac, dans une structure oedipienne puisqu’elle est mariée et que le mari voit d’un bon œil qu’il fréquente la maison, c’est encore pour que sa belle image s’éternise dans une sorte de bonne action à l’égard de la pauvre fille. Il faut dire qu’il a bien repéré la femme d’une aventure oedipienne : mariée, qui tient à son mari, mais qui permet à ce jeune homme d’aller très loin avec elle, exactement comme un enfant qui cherche à établir la preuve qu’il peut faire tout ce qu’il veut. Cette femme dit toujours un non qui signifie oui. Alors, il se glorifie de son audace, et de ses lauriers. C’est fou comme cet homme qui devrait sombrer dans la tristesse et la mélancolie en est encore, par exemple avec madame Montessac, à faire l’enfant gâté qui triomphe auprès d’une femme maternelle. C’est pour cela que lorsque Nasio souligne une tristesse et une amertume à jamais présentes chez le peintre, on a du mal à le croire, autant en voyant ses tableaux qu’en lisant ce qu’il écrit. Il se sent glorieux, il croit à sa supériorité. Sans doute l’image de la jeune fille en train d’agoniser lui vient-elle à l’esprit, mais il la balaie vite. La culpabilité ne semble pas très profonde. Lorsque son père perdit définitivement la raison, et fut proche de la mort, il se sentit détaché pour toujours, habité d’une paix étrange. Il ouvre les yeux sur la splendeur des horizons, sur la plaine aux moires violentes, sur les moissons. Rien ne le retient plus au pays de son enfance. Les souvenirs durs s’estompent rapidement. C’est l’artiste de l’aplatissement des rugosités violentes de la vie, comme si quelque chose faisait toujours que cela ne le concernerait jamais. Comme si cette mort, ou en tout cas les accidents, survenus aux autres, mettant en accusation son rôle funeste, l’épargnait. Auprès de l’éditeur Darnac, grâce auquel il peut avoir rapidement sa place dans une revue, il trouve aussi un réconfort tout paternel, lorsqu’il lui écrit, longuement et de manière littéraire, la perte de raison de son père et sa déchéance. Toujours cette mise en scène de l’éternel enfant gâté, qui réussit à se reconstituer une sorte d’abri d’enfance. De sorte que lorsqu’il apprend la mort de la jeune fille, il tombe des nues, et chute dans les pires états, alors même que lorsqu’elle frappa à sa porte, sa mort prochaine était évidente. Il ne se sent concerné que lorsqu’il n’y a plus rien à faire. Conscience du cercle de fatalité, en s’éloignant de la tombe de la jeune fille. Il est celui qui donne la mort. D’où venaient-elles, ces lois de carnage et de sang, quel virus l’infectait, quelles hérédités maléfiques ? Lui revient alors la figure du père dément : père et fils qui portent les mêmes tares. Rien ne peut le distraire de telles pensées dévastatrices, où il se voit dépositaire et propagateur actuel du fléau. Il a peur soudain que sa tendresse pour madame Montessac ne la tue. Dès qu’elle rentre, il s’épanche, il se plaint, elle l’apaise maternellement, le mari dort. De ce côté, la vie devint ouatée. Par ailleurs, avec l’éditeur, tout va bien. Un travail de longue haleine lui est commandé sur la peinture, et vite il peut plus penser à ses affaires qu’à ses malheurs. C’est cela qui est incroyable : la facilité, finalement, avec laquelle il peut sortir des pires choses, de la plus profonde sensation de malheur. Il a bientôt assez du platonisme de sa relation avec madame Montessac. Sa malchance, il l’explique par les accidents du passé. Il se sent un très pauvre garçon. Très jaloux. Au moindre indice. Il lui demande de regarder sa vie : tout y est deuil et cruauté : le petit garçon essaie d’attendrir la femme mère sur son sort. En propriétaire. Ne plus nuire était déjà bien, tellement il avait saccagé ses alentours. Il subit sa destinée. Grande jalousie en entendant parler d’un jeune homme très proche de madame Montessac. Elle avait donc put faire ça, elle ! Le chapeau dans le vestibule, quand il arrive chez elle ! La jalousie va précipiter les choses ! Bref, ça ira jusqu’à la mort, avec cette femme, dans le roman ! Tout est en place pour que la passion oedipienne aille jusqu’au bout, avec ce personnage de femme mariée qui ne peut résister à sa passion maternelle dans l’adultère, qui se précipite, tandis qu’en laissant faire son mari n’est pas le garant de sa pureté ! Ensuite, il y a une autre vie, lorsqu’une vie oedipienne s’arrête à vingt-huit ans, en explosant. La vie qui s’ouvre par les tableaux. L’écriture prépare vraiment la peinture, pour Vallotton.

Je me suis donc demandé, en lisant l’intéressant texte de Nasio, si, en se laissant prendre à la beauté et à l’énigme d’un tableau jusqu’à tenter d’approcher ce qui a, chez le peintre, suscité sa création, on se glisse vraiment dans l’inconscient du peintre, ou bien est-ce qu’on ne se glisse pas au moins autant dans son propre inconscient.

Bref, le titre du recueil que Nasio a consacré à l’exposition de Vallotton, « L’inconscient de Vallotton » m’a semblé pouvoir aussi être « L’inconscient de Nasio devant l’œuvre de Vallotton ». D’ailleurs, l’auteur nous le dit : « Vous parler de Vallotton, c’est parler du Vallotton que j’ai à l’intérieur de moi après avoir intensément fréquenté son œuvre. » Une œuvre, écrit-il, qui « nous renvoie impérieusement à nous-mêmes. » « Vallotton nous aura beaucoup appris sur lui-même et sur nous-mêmes… »

En tout cas, pour écrire son texte, Nasio a non seulement été à l’écoute des tableaux de Vallotton, mais des traits saillants de sa personnalité, ainsi que de sa biographie, et il pense revivre, en plongeant dans l’inconscient de l’artiste, les tourments et l’angoisse « qu’il a su, avec tant de talent, traduire en images. » Il découvre, en plongeant dans l’inconscient de Vallotton par l’écoute de ses toiles, deux émotions, la tristesse, diffuse et permanente, qui est là depuis l’enfance, qui vient de la culpabilité d’avoir fait du mal à des proches ; et l’angoisse viscérale devant la femme séductrice et intimidante, qui peut l’humilier, qui peut lui faire perdre l’estime de soi. Par ailleurs, lorsqu’il s’agit de natures mortes ou de paysages, l’artiste peint avec une sérénité joyeuse.

Le psychanalyste Nasio prend d’abord le temps de souligner les affinités qu’il y a entre l’art et la psychanalyse, même si ce n’est pas la même chose. L’artiste s’adresse à nous tous en regardant et en peignant la réalité nue et sans voile, en nous faisant éprouver des sensations et des émotions qui somnolaient dans l’inconscient et peuvent éclore à l’occasion du tableau, tandis que le psychanalyste ne s’adressera qu’à un être singulier qui souffre. L’artiste réussira à faire violence au langage, aux conventions qui s’interposent entre l’objet dont nous n’avons que l’idée, et nous, et il verra de manière virginale la réalité. La fonction de l’artiste serait de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas en nous-mêmes.

Comme le disait Léonard de Vinci, la peinture est une chose mentale. Le peintre voit quelque chose qu’on ne voit pas si on n’est pas artiste. Mais c’est donc bizarre comme Nasio met toujours l’émotion à l’origine du tableau, qu’il réussirait à mettre en images ! Et si au contraire l’œil se mettait vraiment à voir quelque chose parce que, devant lui, cela s’échappe, cela ne vient pas du tout entretenir l’émotion, la titiller ? Et si l’œil commençait à voir à partir du moment où la structure oedipienne que l’on sent être très chère à Nasio (il faut lire comment il évoque l’amour de la mère et pour la mère) perdait son sens ? On parle de passage du mur du son, là, lorsqu’il s’agit de voir vraiment, c’est un autre passage, on imagine l’enfant entre les mains de ses émotions en étant chéri par sa mère, et puis, un beau jour, il voit que cette femme dont l’amour lui semblait si inconditionnellement donné se détache de lui comme si c’était depuis toujours, et elle s’en va vers sa vie, vers un amant, vers ses appartements dont on aperçoit par les portes ouvertes les meubles, les placards ouverts, les lits, etc. La femme qui s’écarte, qui l’oublie, qui vit sa vie, l’artiste la voit dans sa violence non oedipienne, et même son corps nu est refermé sur lui-même, dans sa violence tranquille, non séductrice. Les mains ne se tendent plus vers l’enfant. Le corps de la mère devenue cette femme nue impénétrable, cette autre, se présente dans son altérité jusque dans ses appartements personnels, ce n’est pas possible de trouver un seul coin de peau qui pourrait garder une trace sensuelle de l’ancien lien d’amour avec l’enfant. L’enfant, l’artiste, n’a plus de mots pour faire revenir cette femme qui, même nue, reste insensible à son regard. Il la voit alors dans son altérité, dans son non besoin de lui, dans son indépendance, et toute sa peau est une frontière désormais impénétrable. La peinture est une chose mentale parce que l’artiste, avant de pouvoir peindre ce qu’il voit, cette altérité, cet éloignement, doit d’abord en prendre mentalement acte, l’admettre. Il n’y a plus de structure oedipienne, il y a cette réalité nue, au-delà de l’inquiétante étrangeté, il n’est plus possible de s’y méprendre, il n’y a aucune brèche, aucun hameçon, sur ce corps de femme, qui permettrait qu’elle soit encore accrochée à l’amour maternel. Or, ce que l’artiste voit, c’est la disparition de la scène d’amour maternel, centré sur lui, exactement comme si elle n’avait jamais existée, et son émotion toute oedipienne se trouve refroidie. L’artiste est en train d’apprendre un tout autre statut des corps, des corps sur lesquels les mains maternelles ne s’attardent plus, des corps rendus à leur altérité, à leur peau frontière, à la solitude de l’être humain qui n’est plus en vase communicant avec un autre corps, le maternel. En s’écartant, le corps maternel a ouvert les yeux de l’enfant sur cette réalité, nous avons chacun un corps à soi, qui n’est pas celui de l’autre, pas celui appartenant à la mère, et le corps de la mère n’appartient pas à l’enfant, c’est celui d’une femme qui s’éloigne de la fonction mère.
Voilà deux écoutes très différentes de la peinture de Vallotton. Nasio est psychanalyste, moi non.

Alice Granger Guitard



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