samedi 23 novembre 2013 par Jean-Paul Vialard
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Mondo
ou l'illumination.
"Mondo" en Folio - Gallimard.
Début du livre.
"Personne n'aurait pu dire d'où venait Mondo. Il était arrivé un jour, par hasard, ici dans notre ville, sans qu'on s'en aperçoive, et puis on s'était habitué à lui. C'était un garçon d'une dizaine d'années, avec un visage tout rond et tranquille, et de beaux yeux noirs un peu obliques. Mais c'était surtout ses cheveux qu'on remarquait, des cheveux brun cendré qui changeaient de couleur selon la lumière, et qui paraissaient presque gris à la tombée de la nuit. On ne savait rien de sa famille, ni de sa maison. peut-être qu'il n'en avait pas. Toujours, quand on ne s'y attendait pas, quand on ne pensait pas à lui, il apparaissait au coin d'une rue, près de la plage, ou sur la place du marché. Il marchait seul, l'air décidé, en regardant autour de lui. Il était habillé tous les jours de la même façon, un pantalon bleu en denim, des chaussures de tennis, et un T-shirt vert un peu trop grand pour lui."
Mondo - page 11.
Mondo est donc ce jeune garçon venu d'on ne sait où, éternel errant dans la ville anonyme, rêveur du bord de mer qu'il contemple longuement. Sa solitude, il la partage avec le monde dont il essaie de percer le chiffre au travers des phénomènes dont, constamment, ce dernier l'abreuve. Au hasard de ses pérégrinations, il fera la rencontre de personnages apparemment étranges, Giordan le Pêcheur; Dadi le Gitan; Le Cosaque; Thi Chin, l'étrange hôtesse de la Maison de la Lumière d'Or. Mondo est en quête d'un ailleurs, d'une contrée merveilleuse où se ressourcer, contempler à l'écart des hommes, se retrouver lui-même, sans doute savoir qui il est. Chaque confluence avec les autres est l'occasion de poser une question récurrente, obsessionnelle : "Voulez-vous m'adopter ?". Ici, l'on comprendra que la demande d'adoption, loin d'être simplement la recherche d'un foyer, d'un lieu auquel s'identifier et trouver repos est une exigence de mettre à jour une essence bien plus fondamentale, de l'ordre d'une révélation, d'une métamorphose intérieure à opérer afin de s'assurer adéquatement de son être. Démarche ontologique s'il en est dont le nom de "Mondo" lui-même, issu du "mondô" japonais - rien n'est gratuit chez Le Clézio -, ouvre les portes d'un tout autre univers que celui de la vie mondaine ordinaire. Mais, pour bien comprendre, il faut préciser en quoi consiste cette pratique d'origine bouddhiste :
"Le mondô est le terme japonais par lequel est désigné un dialogue d'un type bien particulier dans l'enseignement du bouddhisme zen. Il vise à établir une communication entre le maître et le disciple en dehors de la logique intellectuelle, par-delà le sens commun des mots, et à vérifier si l'aspirant est effectivement parvenu au zen, c'est-à-dire à l'illumination grâce à laquelle l'univers se montre dans son unité, par un dépassement de la distinction entre le sujet et l'objet."
François Marotin commente Mondo et autres histoires - Folio - pp. 36 - 37.
Le "foyer " recherché est ici davantage à interpréter comme foyer de l'être et non seulement à titre d'entité hestiologique, laquelle assurerait, au centre de l'habitat, la présence chaleureuse de la flamme s'élevant dans l'âtre. Du reste, dès la lecture des premières lignes citées plus haut, le lecteur doit être alerté quant au fait de faire irruption dans une expérience hors du commun. Combien cet enfant est étrange, en effet ! D'abord le fait qu'il semble venu de nulle part, flottant quelque part dans l'éther, sans origine, sans attache terrestre. Comme un ovni, un extra-terrestre métaphysique dont l'aspect lui-même nous entraîne bien au-delà des conventions habituelles. Enfant sans âge vraiment bien établi - ses cheveux brun cendré en attestent -, sans temporalité repérable - la lumière le métamorphose constamment. Alors nous sommes conviés à une autre pensée, à une autre exigence de lecture. Tout, désormais, fera sens à l'aune d'un délaissement d'un cadre strictement matérialiste pour se porter vers de plus nécessaires sublimations. La spiritualité, l'exigeante philosophie zen sont là qui veillent. Nous n'aurons plus à nous égarer dans les ornières d'un constat banal de l'existence. Il y a mieux à saisir dès que l'intellection a été alertée de fondements à mettre à jour sur lesquels reposent les nervures de l'être. Il s'agit essentiellement d'une initiation à laquelle nous invite l'Auteur, dépassant ainsi le cadre traditionnel de la fiction attachée de près à la restitution d'un réel vraisemblable.
Premier extrait :
"Mondo aimait bien faire ceci : il s'asseyait sur la plage, les bras autour de ses genoux, et il regardait le soleil se lever. A quatre heures cinquante le ciel était pur et gris, avec seulement quelques nuages de vapeur au-dessus de la mer. Le soleil n'apparaissait pas tout de suite, mais Mondo sentait son arrivée, de l'autre côté de l'horizon, quand il montait lentement comme une flamme qui s'allume. Il y avait d'abord une auréole pâle qui élargissait sa tache dans l'air, et on sentait au fond de soi cette vibration bizarre qui faisait trembler l'horizon, comme s'il y avait un effort. Alors le disque apparaissait au-dessus de l'eau, jetait un faisceau de lumière droit dans les yeux, et la mer et la terre semblaient de la même couleur. Un instant après venaient les premières couleurs, les premières ombres. Mais les réverbères de la ville restaient allumés, avec leur lumière pâle et fatiguée, parce qu'on n'était pas très sûr que le jour commençait."
Commentaire :
Mondo, cet enfant de pure magie semble flotter au-dessus du réel avec une grâce toute naturelle. Sustentation dont chacun pourrait s'étonner mais dont le petit prodige semble s'accommoder sans même s'apercevoir qu'il s'agit d'un don extraordinaire. Comme une pure jouissance d'être et de se déployer dans la parution infinie du monde. Alors que les hommes dorment encore ou bien qu'ils dérivent à la limite de leurs rêves, Mondo lui, est face à la mer, dans l'attitude de la contemplation. Il sait l'événement qui ne tardera guère à surgir dont la conscience sera soudain emplie jusqu'à la limite extrême de l'exister. Car cette heure de l'aube est habitée de toutes les merveilles. Tout semble suspendu entre ciel et terre dans une tension qui ne se résoudra qu'à la mesure de la progression du jour. Ce que cherche l'enfant du fond de sa simplicité tellement accordée au rythme des éléments, c'est seulement de faire corps avec ce qui paraît et qui ne saurait recevoir de nom. Nommer, attribuer un quelconque prédicat et alors tout le merveilleux disparaîtrait dans les fibres serrées du réel, dans les mailles ténues des explications, dans l'aridité du concept et les insuffisants aveux des contingences ordinaires.
C'est à une profonde méditation que l'intellect est soumis pendant que le corps s'en remet à une confiance illimitée au regard des choses de la nature. Fusion de l'objet-monde et du sujet-ressentant comme si une intimité les attachait, de l'ordre d'une appartenance réciproque. Mondo-Soleil-Mer-Lumière-Couleurs, le tout repris dans une matière d'unité originelle, avant même que l'assemblage en cosmos ne se dissipe en multiples fragments, en réalité plurielle, en infinité d'esquisses dont l'Existant ordinaire, abreuvé d'images, de sensations et d'occupations diverses ne parvient plus à faire la synthèse. Mondo est celui par qui l'éparpillement trouve à se recentrer, le multiple à s'unifier. Plus rien ne trouble alors puisqu'entre l'homme et ce qui l'accueille ne saurait s'instaurer de division. Le cadre du monde devient immédiatement lisible, directement interprétable sans qu'il soit nécessaire de faire intervenir la raison, de poser des jugements, de faire appel à l'artifice séparateur des catégories. Tout signifie dans une même arche donatrice, tout se dévoile à la conscience de la même façon que le soleil monte au zénith dans un mouvement se suffisant à lui-même, auto-réalisateur, fondé dans sa seule appartenance au rythme cosmologique infini. L'homme n'est plus séparé, il vit de concert avec tout ce qui l'entoure, il fait alliance avec la nature, le ciel, la courbe bleue des eaux, l'étendue sans limite de la plage, le vol blanc du goéland et c'est pour cette raison que "la mer et la terre semblaient de la même couleur", car il n'y avait plus rien qui vînt s'interposer entre l'Existant et la conque qui depuis toujours l'abritait mais dont il n'avait perçu jusqu'alors que les résistances, les tensions, les lignes de fracture.
Sans doute l'histoire de Mondo n'est-elle qu'une fable cosmologique, une utopie surgie du pur éther, une fiction venue dire à l'homme la nécessaire harmonie dont il doit se sentir investi afin que son cheminement sur terre puisse recevoir l'empreinte d'un sens et non plus s'annoncer sous les stigmates de la faute, du péché, de l'incomplétude.
Une simple disposition à être dans la simplicité tout comme les "Rêveries du promeneur solitaire" installaient Rousseau dans une inclination de l'âme à chercher dans le contact avec la nature une manière de ressourcement, dans celui avec l'eau une transparence apaisante, dans les rêveries et l'écriture une parfaite entente avec lui-même dans la réalisation d'un pur présent.
Mais ce genre d'apaisement universel dont Mondo semble porteur trouve fatalement ses limites et bien vite la "morale" ordinaire, les réalités quotidiennes reprennent leurs droits et un jour, "la camionnette grise du Ciapacan" - Police, milice, forces du Destin ? -, avait surgi à l'improviste, embarquant Mondo et ses rêves dans le véhicule impérieux de la Nécessité. Personne ne devait plus revoir l'enfant doué de pouvoirs magiques. Les hommes, semble-t-il, ont peur de ces petits magiciens qui pourraient apporter, grâce à leur don de double vue, des connaissances à même de troubler l'ordre du monde.
Deuxième extrait :
"L'été allait commencer maintenant, et pourtant c'était comme s'il faisait froid. Tous, ici, dans notre ville, nous avons senti cela. les gens continuaient d'aller et venir, de vendre et d'acheter, les autos continuaient à rouler dans les rues et les avenues, en faisant beaucoup de bruit avec leur moteur et leur klaxon. De temps en temps, dans le ciel bleu, un avion passait en laissant derrière lui un long sillage blanc. Les mendiants continuaient à mendier, dans les coins de murs, à la porte de la mairie et des églises. Mais ce n'était plus pareil. C'était comme s'il y avait un nuage invisible qui recouvrait la terre, qui empêchait la lumière d'arriver tout entière."
Commentaire :
Le froid a envahi l'âme des habitants de la ville. C'est comme après un cyclone ou bien une tornade, tout semble figé dans une sourde densité, dans la glu étroite de l'incompréhension. Le Petit Magicien s'en est allé et, avec lui, les rêves de liberté et les images de féerie dont les hommes avaient été habités un instant. La grâce est de telle nature qu'on n'en estime la valeur qu'à l'aune de sa disparition. Maintenant tout reprendra sa place dans la longue caravane des habitudes, tout reposera sur le lit d'un paupérisation existentielle, tout se recouvrira des cendres de l'aporie. Le "nuage invisible" qui recouvre la terre n'est autre que celui de l'incurie des hommes, lesquels abreuvés d'une réalité au plus près du corps n'ont su apercevoir les prodiges de la lumière, cette métaphore indépassable des clartés de la conscience, des pouvoirs infinis de l'esprit, des inclinations de l'âme à se dépasser toujours en direction du souverain Bien, ce Soleil qui n'habite la voûte céleste qu'à la condition qu'on consente à porter le regard au-devant de lui, au sein même de ce qui apparaît comme signification ultime, indépassable. C'est sans doute à cette vision platonicienne de la nouvelle que le lecteur doit s'accorder s'il veut percevoir adéquatement l'essentialité de la parole que Le Clézio confère à Mondo, ce petit prodige sans lequel l'existence ne serait qu'une coquille vide où ne résonnerait que le silence.
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