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Albert Camus entre les lignes, André Abbou

Editions Séguier, 2009

mardi 3 décembre 2013 par Alice Granger

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Dans ce livre, André Abbou, professeur de linguistique appliquée à l’Université de Paris, dans l’esprit de ses travaux de recherche, très pointus, sur l’œuvre de Camus, qui analysent ses systèmes expressifs et en font ressortir leur incidence sur le sens et la portée des récits ainsi que sur l’évolution de l’art et de la pensée de cet écrivain, oriente sa réflexion sur la dernière partie de sa vie, méconnue, à partir de 1952. André Abbou nous rappelle d’emblée que dès 1955, Albert Camus était décidé à changer de vie et à s’éloigner d’une littérature décadente.

« Or ce qui transparaît dans La Chute, c’est la perte de la place prééminente qu’il avait accordée, précédemment, à la création littéraire, et la décision de quitter une condition de littérateur qui l’avait fait souffrir, au point de le mener aux portes de la mort. » Cette décision s’est doublée, en 1953, d’une crise conjugale.

André Abbou réussit à mettre en lumière que c’est dans cette période-là où Albert Camus fait le choix de s’éloigner de la littérature qu’il se détache paradoxalement, juste en disant non, vraiment dans toute sa singularité, en visionnaire désespéré de constater que le tournant pris par le monde, dans cet après-guerre, n’offre plus les conditions de cette littérature que, jeune, il avait choisie pour justement tenter de vivre et s’éloigner d’une enfance difficile.

Non seulement Camus fait le choix personnel de ne plus faire de la littérature, comme s’il était de plus en plus malade de s’apercevoir qu’elle n’est plus possible et qu’y croire c’est s’enfoncer dans le mensonge, mais il se met à incarner le précurseur du résistant au monde du progrès qui est, à cette époque-là, en train de coloniser toutes les consciences en promettant un avenir radieux par les marchandises, l’économie, la technologie, les sciences qui refoulent à jamais le spectre de la guerre. En somme, Albert Camus décide de ne plus faire de la littérature parce qu’il n’y en a plus vraiment, s’écartant des autres intellectuels de son époque. Il pose la question du sens de cette littérature par sa décision, qui peut sembler suicidaire, mais qui jaillit comme un douloureux cri du cœur en prenant acte qu’elle n’a plus aucun sens dans le nouveau monde d’après-guerre. Son éloignement de la littérature est donc aussi un impératif de santé, l’écrivain se rend douloureusement compte que cet acte d’écrire ne prend plus sens, et comme par hasard des maux reviennent alors qu’il se laisse soumettre par un temps nouveau. Ce fut par la littérature qu’il tenta de vivre, et désormais il se rendait compte qu’elle n’était plus vraiment possible parce que les souffrances anciennes revenaient, accentuant le mensonge, la superficialité, la fausseté de l’époque. Son épreuve de vérité n’était pas favorable à ce qui s’écrivait juste après-guerre. Début des années 50. Lui l’hédoniste se sentait frappé de plein fouet. Personnellement. Avec son corps. Fermeture comme jamais. Hantise de la psychose. Le monde actuel était-il encore pire que le silence d’autrefois, que le mutisme des adultes dans son enfance, le monde d’après-guerre n’était-il pas encore plus fermé que le monde familial où le père n’était pas revenu de la guerre, parce qu’il était mensonger, superficiel, parce qu’il préparait le traitement de masse des humains ?

André Abbou cherche à mettre en relief l’impact réel de cet écrivain non seulement sur la pensée et la littérature de son temps, mais aussi sur celles de nos contemporains. « Gamin, il voulut conquérir la parole pour échapper au silence environnant et animer un monde livré à des adultes énigmatiques, muets, sourds, infirmes, cabotins et inaccessibles aux peines enfantines. »

Par son essai, André Abbou redonne à cette parole qui échappe au silence environnant toute son actualité. « Il choisit de devenir artiste pour corriger un monde indifférent, l’aménager et l’humaniser. » « En 1951, voulant protester au nom de l’humain contre les idéologies qui ne faisaient que réduire et aliéner celui-ci, il crut déceler des facteurs psychiques et des postulations métaphysiques, comme ferments permanents des rébellions humaines, en leur subordonnant les révoltes contre les stratégies de domination économique et contre les objectifs de rapine, qui sous-tendent l’exploitation de l’homme par l’homme. En pleine tourmente des guerres de décolonisation qui se répandaient partout, une telle présentation de la géopolitique équivalait à une provocation ou, mieux, à une chimère. »

Faire face à ceux qui ne tolérèrent pas ses déviations le conduisit très près de sa perte. « C’est ainsi qu’il se sauva du malconfort d’un siècle, qu’il voulut protéger de ses servitudes et de ses cauchemars. »

Bref, Albert Camus, lorsque s’ouvrit cet avenir radieux de l’après-guerre, sentait déjà quelle catastrophe humaine il signifiait, que lui vivait déjà dans la disparition de sens de l’écrivain qu’il était, qui n’avait jamais renoncé à comprendre et à enchanter le micro-univers de son enfance et des siens. Lorsqu’il s’éloigna de la littérature, il installa ailleurs sa résistance, dans l’éphémère et la magie théâtrale, afin de continuer à s’écarter des singeries et des idéologies de son époque.

En 1955, tandis qu’il s’était éloigné d’une activité littéraire qui était allée jusqu’à menacer sa santé, Albert Camus se met au journalisme après 8 ans de retrait. Ce n’est pas, souligne André Abbou, la question de l’Algérie qui motive ce choix du journalisme, mais sa décision de s’éloigner de la littérature. Les promesses de Jean-Jacques Servan-Schreiber. et de Françoise Giroud accompagnent sa collaboration à L’Express. Mais Camus fut maintenu dans la cage dorée du chroniqueur, coupé de la cohérence avec l’actualité. Au bout de 7 mois, il comprit que sa collaboration impliquait son appartenance à la rédaction du périodique, à ses choix, et que ses contributions relevaient d’un journalisme d’apparat, avec le but de faire converger le lectorat vers une information formatée et contrôlée par la rédaction. Il avait voulu partager une création collective, et sortir de sa solitude, mais il était tombé dans un piège. Echec, donc. Pendant ce temps, en Algérie, se joue une partie qui va aboutir au choix de la guerre, et non pas la recherche d’une solution novatrice. André Abbou cite Albert Camus : « Quand le monde fléchit autour de soi, quand les structures d’une civilisation vacillent/… / Il est bon de rappeler que le génie de la création est, lui aussi, à l’œuvre dans une histoire vouée à la destruction. » C’est frappant de constater à quel point Camus sent que quelque chose disparaît, que dans cet après-guerre se joue un tournant de l’aventure humaine qui sera catastrophique, et qu’il sent comme la disparition de la possibilité de la littérature. Lui-même, dans ce monde nouveau, sent qu’il ne peut plus se battre pour la vie par la littérature. Déjà, en décembre 1955, il dit sa répugnance à participer au cirque médiatique, avec ce que cela implique de formatage des humains. André Abbou souligne que la résistance de Camus par rapport à un journalisme de connivence médiatico-politique, et sa prise de distance, sont surtout en rapport avec son histoire intime. C’est ainsi qu’il va vers le théâtre.

Jusqu’en 1950, Camus pensait pourtant que l’accomplissement d’une vie se faisait par la littérature. Bien sûr, les mots ne changent pas le monde, mais ils permettent de vivre envers et contre tout en quelque sorte. Cela donna « L’Etranger ».

André Abbou, par sa méthode originale qui se fonde sur la constatation que chaque écrivain construit ses représentations en faisant recours à un ensemble commun de primitives sémantico-cognitives structurant son discours, va mettre à jour dans son essai l’originalité et la complexité de l’œuvre de Camus, et surtout dégager son sens, qui est un adieu aux chimères et un solde de tout compte. C’est ainsi qu’il va nous proposer une nouvelle lecture de La Chute , cette œuvre mal lue. Dernier récit publié de son vivant.

Dans ce roman, Camus, nous dit André Abbou, « y proclame sa foi dans la vie, se délivre des chimères qui ont failli l’aliéner et se tire d’affaire là où Clamence s’enferre. » Camus puise toute sa vie dans l’hellénisme sa force vitale. Il réfute toute proximité avec le nouveau roman, ainsi que son ralliement au christianisme. Le récit est énigmatique, pas d’histoire ni d’intrigue, mais « l’évocation réticente d’un événement qui a provoqué une rupture dans sa vie. » Abbou évoque le différent avec Sartre et Les Temps Modernes, et il rappelle qu’avant même la fin de la deuxième guerre mondiale, Camus savait que ce qui surgirait des décombres, ce serait une remise en cause du destin de l’homme et de la notion d’humanité. Le mal-être s’installa au cœur de l’écrivain, il sent qu’une rupture radicale va surgir.

Dans ce début des années 50, il est en pleine contradiction, il s’entend parler à la radio d’un ton dédaigneux, il dérive dans une philosophie donjuanesque, l’adultère ne rencontre jamais la sentence mais une mise en accusation par l’état de son épouse sombrant dans une grave dépression, bref il sent à en être malade qu’il n’est plus en accord avec lui-même et avec sa logique. C’est fou cette résonance entre le monde de l’après-guerre qui signifie la fin de quelque chose et cette grave dépression de l’épouse. C’est fou cette résonance entre l’adultère et ce nouveau monde en train de pousser après la guerre, les idéologies, l’irrésistible renaissance, le développement incroyable de la science, de la technologie… C’est fou comme c’est un drame personnel, conjugal, qui met la puce à l’oreille de Camus à propos de l’incroyable tromperie du nouveau monde qui vient séduire ceux qui ont traversé la guerre, empêchant que cette guerre prenne un sens symbolique. C’est fou comme sa mise en cause comme époux entre en résonance avec sa mise en cause comme intellectuel, et comme tout cela rend compte du drame contemporain en train de s’installer. Camus sent avec paroxysme et dans un malaise de plus en plus menaçant les malentendus avec son époque et avec lui-même. Dans le roman La Chute, il y a de même une perte d’innocence et un changement radical de vie pour le narrateur à partir du moment où il n’a pas porté secours à une femme qui se noyait. Donc, le livre se nourrit d’une crise personnelle et d’un examen de conscience. Le mensonge, écrit André Abbou, devient un thème récurrent de son œuvre, Camus s’aperçoit que l’intelligence moderne est en plein désarroi, et que le monde et l’esprit ont perdu tout point d’appui. Camus a une intelligence fulgurante de ça. Intelligence d’une sorte de tricherie radicale avec les autres et avec soi-même, pas seulement dans sa vie personnelle mais dans la nouvelle logique du monde d’après-guerre. Quelque chose de vital est abandonné, qui s’incarne curieusement dans la femme qui se noie, qui est trompée, qui sombre dans une profonde dépression. C’est incroyable comme pour Camus il n’y a pas vraiment de différence entre l’avenir radieux séducteur qui s’offre à ceux qui ont vécu la guerre et qui vont pouvoir croire faire table rase de toute guerre avec le progrès et les idéologies, et cette vie adultère. Soudain, l’abîme s’ouvre béant, au lieu de voir comme tout le monde l’avenir radieux et en faire littérature, il en voit tout le mensonge, et ce qui le bouleverse, c’est cette épouse qui sombre, qui tombe, c’est ça qu’il voit tout-à-coup comme l’envers d’un monde qui promet de refouler la guerre. A se demander si Albert Camus, par cette épouse qui résiste par sa dépression radicale à la positivité du monde qui se construit sur les ruines et à une sorte de vagabondage adultère de son mari dans ce nouveau monde, ne se fait pas lecteur d’un tout autre texte, celui qu’écrit avec sa chair douloureuse son épouse. Car cette histoire personnelle, ce mensonge, cet adultère, qu’André Abbou met en relief comme ayant eu une importance pour la genèse de l’abandon de la littérature par Camus au même titre que la transformation du monde d’après-guerre, me semble immobiliser la femme dans la posture d’une mère-épouse laissant aller son fils jouir du meilleur des mondes en train de renaître pour toujours des cendres, elle-même devant s’animer par le progrès. Or, celle-ci implose, elle tombe, à la manière d’une matrice en fin de gestation, qui se détruit, abandonnant à la vie l’être né, tel le premier homme. Cette figure matricielle qui devrait s’animer et s’éterniser par le progrès en train de s’épanouir après-guerre à la fois par les idéologies, par le savoir et par la science, et qui devrait être incarnée par une épouse pareillement bercée par la promesse de l’avenir radieux, voici qu’à travers le personnage réel de l’épouse de Camus elle ne marche pas, elle ne va pas dans le sens de ce progrès, de cette sortie de la guerre comme si la destruction n’avait plus jamais à s’inscrire et à s’écrire, elle refuse cette dénégation de la guerre, de son sens symbolique d’anéantissement matriciel, de fin du temps de la gestation. L’adultère, pour Camus, me semble pas seulement s’inscrire dans sa vie personnelle, mais être le paradigme de la vie que l’après-guerre promet, qui séduit, qui entraîne.

Par conséquent, lorsque Camus renonce à la littérature, comme nous le dit André Abbou, ne serait-ce pas pour nous faire lire un tout autre texte, qui s’écrit avec la profonde dépression de son épouse et avec son propre menaçant mal-être, et qui est infiniment plus vrai pour l’auteur lui-même ? Alors que le nouveau monde qui est en train de se construire veut faire croire qu’on peut comme jamais grâce au progrès et au développement encore jamais vu à ce point-là de la science et de la technique, revenir habiter la matrice comme si la guerre ne l’avait pas détruite, voici qu’Albert Camus se bat pour continuer à voir la destruction, la chute hors du ventre, et à mettre en avant qu’il n’y a pas de père pour assurer la non destruction de cette matrice à l’heure de naître. Albert Camus, mine de rien, par son choix d’abandonner la littérature, acte qu’André Abbou par son livre a mis en relief comme ce qui fait vraiment la singularité de cet écrivain, un acte qu’avant Abbou personne n’avait analysé, devient l’écrivain inventant un père qui dit non à l’éternisation d’une matrice, afin que les enfants puissent être abandonnés à la vie dehors, c’est-à-dire qu’ils puissent naître.

Camus entre les lignes, également entre les lignes du texte d’André Abbou, c’est le Camus qui nous présente un père qui n’a rien à voir avec père tel qu’il est promu dans notre société qui vient de l’après-guerre, un père des idéologies et du progrès, voici un père qui n’est pas cette mère-bis que nous voyons aujourd’hui et qui perpétue un cocon matriciel parfaitement matérialisé par le monde marchand. Femme qui se noie, dépression profonde de l’épouse : ce temps-là inscrit réellement le NON du père quant à assumer cette perpétuation du cocon matriciel que la société de consommation va au contraire promouvoir. Ce père dit non, tel le père de Camus qui fut tué lors de la première guerre mondiale, il inscrit la fin du temps de la gestation, afin que le temps de la naissance advienne, et que le premier homme puisse enfin voir la lumière. Sans doute culpabilise-t-il d’avoir, par l’adultère, laissé tomber son épouse dans la dépression, et revient-il lire l’effondrement d’un monde matriciel qui s’écrit par cette dépression. Sans doute cette incarnation dépressive vise-t-elle à faire revenir l’homme qui aurait perpétué le cocon matriciel en lequel l’épouse, telle une petite fille avec son père, aurait continué à flotter. Mais Albert Camus achoppe sur le personnage réel de son père qui, ayant été tué à la guerre 14, n’a pas perpétué un cocon familial qui aurait été une matrice éternelle. Albert Camus écrivain jusque dans chaque détail de sa vie devient son père mort à la guerre. En renonçant à la littérature, dans les années 50, il dit que, comme son père, il est un père qui ne revient pas de la guerre pour à nouveau construire un monde dans lequel la destruction de la matrice serait déniée, cette littérature matricielle, il refuse de l’écrire, et ce refus est une autre écriture, celle de l’anéantissement placentaire dont la guerre est le paradigme. Albert Camus écrivain, en génial visionnaire, par cet acte d’abandon de la littérature, met en question cette figure du père assureur du cocon matriciel de notre société de consommation déployée après-guerre, ce père mère-bis, ce père poche kangourou. Le père qui ne revient pas de la guerre, tel le père de Camus ne revint pas de la guerre 14, c’est celui qui, après la naissance, confirme auprès de la mère que sa matrice, son placenta, a été détruit, il promeut à un niveau symbolique la signification de la guerre, au contraire de dénier la destruction qu’elle a perpétrée.

Un père, pour Albert Camus, ça ne revient pas de cette guerre spéciale qui détruit l’univers matriciel. Ce qui est en question, c’est la signification symbolique de la guerre pour Albert Camus. Pour lui, la guerre, c’est la destruction matricielle, placentaire, qui jette dehors, dans la vie, là où aucun père ne va faire croire que c’est encore la même logique, une logique de gestation. Ce fut comme cela lorsque son père ne revint pas de la première guerre mondiale : à la maison familiale, c’était autre chose qu’une logique matricielle, il était né, tel le premier homme, il sentait ce non du père, cette absence si présente, et le dernier texte que Camus écrira, ce sera justement celui-là : Le premier homme !

Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, très vite il ne se sent pas bien, tandis qu’il s’éloigne dans l’adultère comme dans le ré-enchantement d’un monde qui est en train d’écrire la dénégation de la destruction. On imagine qu’alors il sent en lui se perdre, s’anéantir, cette énigmatique force de vie qui battait en lui, au contraire, pour vaincre la mort, au lendemain de la première guerre mondiale, tandis que son père n’était pas revenu. Camus l’écrivain décide, comme son père, de ne pas revenir, d’être tué sur le champ de bataille, c’est-à-dire de mourir à une logique de gestation, afin de pouvoir naître à une logique de vie, très différente, et que, pourtant, il sent ne pas pouvoir être possible dans la société de consommation en train de se construire et qui, elle, fait revenir le père matriciel comme si la guerre ne l’avait pas tué. La guerre comme métaphore de l’accouchement.

En fin de compte, l’écriture de Camus nous dit entre les lignes à quel point l’après deuxième guerre mondiale s’est acharné dans la dénégation et la forclusion du processus violent de l’accouchement, qui ne peut se faire sans destruction du tissu matriciel. En nous faisant réfléchir sur l’abandon de la littérature par Camus, à un moment où il se sent de plus en plus mal et où son épouse sombre dans la dépression, André Abbou nous met la puce à l’oreille sur le statut du père tel que l’enfant puisse naître à sa vie singulière et battante. Alors que notre société du progrès, de la science, de la technique, de la marchandise, remplaçant celle des idéologies, nous impose un père assureur d’une matrice qui ne connaîtra plus jamais la guerre et nous gardera au chaud du traitement de masse des humains très loin de notre respiration singulière, voici que cet auteur très en avance sur son temps et sur le nôtre nous présente un père qui ne revient pas de cette guerre spéciale qui est accouchement, avec tout le traumatisme que comporte ce déracinement mais avec cette promesse d’une vie dehors qui va s’épanouir et qui ne sera pas un traitement de masse. Le malaise intense que ressent Camus dans les années 50 semble signifier à quel point dans ce monde qui est en train de se construire il est paradoxalement non vivant, alors qu’il est en train de retrouver à son insu au plus profond de sa mémoire à quel point la force de vie l’habitait au contraire au lendemain de la première guerre mondiale, lorsque son père n’était pas revenu des champs de bataille. C’est alors que, jusqu’à sa propre mort, il va partir à la recherche de son enfance, et surtout de ce père, comme pour retrouver cette force de vie que la logique d’après-guerre, paradoxalement, lui avait enlevée.

Bien sûr, tandis qu’André Abbou, dans son travail d’analyse de l’œuvre de Camus, le lit entre les lignes, moi aussi je me suis mise à lire entre les lignes du texte d’Abbou. Car, en effet, le travail passionnant de cet auteur sur l’œuvre de Camus, le fait qu’il insiste sur son abandon de la littérature comme si c’était un enjeu vital pour lui, comme si la littérature c’était autre chose, nous met la puce à l’oreille sur le rôle du père afin qu’un être humain puisse vraiment naître, afin que le premier homme puisse réellement voir la lumière du dehors. C’est alors une autre écriture, une autre littérature, qui se profile entre les lignes non seulement d’Albert Camus, mais aussi d’André Abbou. Soudain, Albert Camus nous apparaît comme QUELQU’UN qui, le premier, a commencé à mettre absolument en question notre société du progrès et de la marchandise, qui, en éternisant une matrice matérielle, nous empêche de naître, nous prive de notre force vitale, nous entraîne vers l’implosion, vers le trou noir.

Lorsque André Abbou évoque ce mensonge dont Camus sent qu’il détruit la femme qui lui est proche, on pourrait lire entre les lignes ce que la société qui se construit après-guerre détruit côté femmes en imposant cette logique du bien-être qui est surplombée par le paradigme de la grossesse éternelle. Camus avait grandi dans cet intervalle de l’entre-deux guerres, il voyait sa mère, cette femme auprès de laquelle le père n’était pas revenu, la laissant privée de matrice fonctionnelle, la faisant si peu maternelle. Quelque chose de très différent ne s’était-il pas entrouvert dans le statut des femmes à ce moment-là, lorsque le père ne revint pas de la guerre ? Une autre littérature ne commençait-elle pas à pousser ? Mais ce qui s’entrouvrait ne s’est-il pas refermé à jamais ? En tout cas, André Abbou nous dit que, si Albert Camus avait pu achever son dernier livre, Le premier homme, sans doute aurait-il été très différent de ce texte inachevé. Sûrement. C’est un texte qui revient sur cet intervalle d’entre les deux guerres, et qui était à la recherche de ces conditions d’une autre littérature et de celles de la vie née. Entre les deux guerres, alors que le père ne revint pas, il aura été possible de naître vraiment, mais une dénégation radicale vint tout détruire, et notre société d’après-guerre, qui organise nos vies par un traitement de masse tel l’enfer d’où il est impossible de sortir ou une guerre qui se poursuit sous des airs de paix, ignore que nous avons des poumons pour respirer si une déchirure nous précipite dans l’air et la lumière au lieu de s’acharner à nous mettre dedans à jamais.

La guerre était violence, mais ensuite, ce fut une violence d’une autre nature, et Camus sentait ça, les temps modernes, l’optimisme marxiste, Sartre… Déshumanisation en cours. Sartre avait moqué l’auteur de « L’homme révolté ». La Hollande, dans La Chute, prend les contours géographiques d’un monde clos, aliéné et voué à la sanction. Enfer d’un monde bourgeois, confortable, intellectualisé. Un voyage en Grèce ouvrira sur les contours géographiques d’une vie possible, n’ayant rien à voir avec l’exil hollandais ou le monde parisien bourgeois, et qui lui redonne, comme le rappelle Abbou, le désir de vivre et de créer.

L’auteur souligne que La Chute est le seul récit de Camus où se croisent des systèmes symboliques très nombreux, de nature diverse, le sacré judéo-chrétien, Dante, la peinture de Rembrandt, Van Eyck, la légende de Lohengrin, F. de Saussure, les sciences humaines.

Mais l’enfer décrit par Camus, dit l’auteur, n’est pas celui de Dante, « C’est un enfer mou, moderne, bourgeois, sans autres vices habituels que la duplicité, le mensonge, la tromperie, la routine, la multiplications des consciences, la lâcheté, le désespoir et la servitude imposée ou subie, vus avec le regard blasé des hommes du XXe siècle. » Et le linguiste précise : « Cette succession, cet entrecroisement, cette bousculade de systèmes symboliques, par-delà les siècles, par-delà les continents et les cultures, et en guise de fresque historique, a le caractère tragico-dérisoire d’un divertissement carnavalesque. » Le divertissement, voilà ! Et Camus voit s’ouvrir un exil pour tous.

La tendance de Camus à rappeler les Ecritures « semble être le contrepoint aux références automatiques d’écrits privilégiés par les marxistes, ceux du Capital notamment, comme le souligna Camus, dans sa lettre à ‘Monsieur le Directeur’ des Temps Modernes. » « Toutes les symboliques administrées pour exorciser les peurs et les malaises se closent donc sur le constat d’une impossibilité à transmuer un réel déprimant. Il y a épuisement des sortilèges. Place à la raison pour s’en sortir. » « L’analyse formelle montre… que c’est le modèle de Faulkner qui fut la base de la matrice en cours de constitution. » Plus que Dostoïevski. D’autres œuvres ont aussi un peu influencé l’écriture de La Chute , mais « Au final, leur contribution à un nouveau système, celui de l’œuvre qui s’accomplit, reste mince. » Les réactions à la publication de cette œuvre sont des exercices obligés. « Le caractère de mise en scène farcesque des débats idéologiques de la période et la manifestation d’une rupture, silencieuse mais décisive, avec la cause littéraire, échappèrent totalement aux commentateurs. » Plus d’un demi-siècle après sa parution, cette œuvre n’est pas délivrée « des ambiguïtés de sens et des interrogations sur le statut de la narration qu’elle déploie. Mais la cause de l’homme qu’il a mise en lumière reste plus que jamais d’actualité. Ce visage d’homme devait s’effacer, selon Michel Foucault. « La Chute… dresse un constat accablant du paysage intellectuel et idéologique français de 1948 à 1956. »

André Abbou va ensuite analyser le système expressif de La Chute, qui est différent des précédentes œuvres. Il y lit le procès « fait à l’artificialité de la création littéraire » plus qu’au langage et à la parole comme d’autres le croient. Camus utilise l’ironie, pour remettre en cause la superficialité des choses. L’écrivain « a refusé de se plier à des recettes ou a des modes », il pense que « L’erreur de l’art moderne est presque toujours de faire passer… la technique avant le sujet ». Camus parodie toutes les ficelles de l’écriture littéraire stéréotypée, le discours de Clamence, bourgeois en rupture de classe, très cultivé et sociable, met en avant la vanité de toute écriture boursouflée. Ses énoncés lapidaires sont des coups de sonde, mais sans portée, son discours est parodique, c’est un pastiche de tous les styles. Camus a adapté la forme au sujet. Fondamentalement, La Chute est une fiction théâtrale, « en quête d’accomplissement, d’un sortilège qui prospère sous nos yeux… toujours à la recherche d’un public, à prendre au jeu du dramaturge. » Abbou note aussi « le processus thérapeutique qui s’y mêle, par lequel l’écrivain se déleste d’un trop plein d’angoisse et reconquiert l’estime de soi qui l’avait quitté. » Voilà : l’estime de soi !

La Chute est le texte que Camus a le plus travaillé. André Abbou s’est penché sur les très nombreux documents intermédiaires, qui rendent compte de l’évolution du texte. Dans le dernier récit de Camus, il y a l’écriture hypertextuelle d’un monde confus et rompu, même si le système expressif de l’œuvre « normé et travaillé, d’apparence même puriste, semble le démentir. » « S’il n’y a pas corrélation idéologique entre le refus proclamé d’un monde soumis à la duplicité et à la déchéance morale et un système expressif qui le véhicule, le discours paraît frappé d’invalidité et mis au compte du seul dire de l’auteur. » Pour échapper à cette apparence d’une écriture orpheline, « abandonnée à la prolixité de son narrateur et à l’exubérance du style de son auteur », André Abbou se dote d’un appareil méthodique adapté. « En tant que texte et discours, La Chute se manifeste par une forme spécifique appréhendable qui donne au monde représenté un sens et une perspective. » En note, l’auteur fait une analyse de l’œuvre, sur un plan linguistique, sémiotique, etc.

La Chute dénonce la fonction usurpée de l’institution littéraire, dans une « France rongée par les mutations sociales et culturelles et en proie à la perte de valeur symbolique. » « Clamence invite rapidement son interlocuteur à quitter les repères de la logique… », la Hollande se situe dans l’imaginaire, dans un songe, dans ce XXe siècle le spectacle a tout envahi. « Dans la symbolique camusienne, toute réalité est duelle et associe des attributs diverses : lieu d’innocence et de culpabilité, lieu de divertissement et de salut. » « Car l’être et la nature ont été assassinés par l’histoire du XXe siècle. » Nostalgie de la Grèce. Il faut aller lire cette analyse érudite et pointue du récit de Camus accomplie par André Abbou, fin linguiste !

Cet auteur nous présente l’itinéraire d’un écrivain enfant du XXe siècle, qui est entré en littérature pour tenter de vivre, pour échapper au statut social d’un relégué, qui a très bien perçu les plaies de son siècle, un progrès et un modernisme dévoyés, rendant insupportable une condition ouvrière de plus en plus paupérisée, et la difficulté pour les exploités de tous les pays à sortir du colonialisme sans tomber dans les plaies des nationalismes et des fanatismes. Il a cherché à vivre hors d’une histoire démente, la vocation de l’homme précaire lui semblant être le bonheur et ayant été son phare.

« Camus fut un hédoniste conscient et résolu, avec pour spécificité le culte de la beauté et le refus de consentir à la mort de l’homme. » C’est un écrivain qui s’est sauvé du traitement de masse des humains, de la laideur et des impostures intellectuelles si fréquentes dans le paysage littéraire français. « C’est par quoi son exemple est signifiant et exceptionnel. » Excellente conclusion !

La lecture de ce texte très intelligent et érudit nous donne envie d’aller relire Albert Camus !

Alice Granger Guitard



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