jeudi 5 décembre 2013 par Jean-Paul Vialard
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L'éternité d'abord.
La lumière est posée sur les choses avec son bruissement d'abeille. Un effleurement que nul langage ne saurait dire. Un pur présent, une donation que même le corps ne parviendrait à percevoir. L'ondoiement des gouttes d'eau parmi le lacis des algues en serait une manière d'approche. Ou bien le clapotis de l'écume au fin fond d'une conque marine. C'est ainsi, parfois le monde s'annonce à nous avec une telle densité que nous devenons soudain muets, incapables de proférer quoi que ce soit. Et c'est une immobilité qui se saisit de nous, une méditation nous visite, une torpeur s'alanguit dont, jamais, nous ne voudrions qu'elle s'absente de notre aire intime. La plénitude est si rare, avec son sentiment éphémère, insaisissable !
L'heure est clouée au sentiment de la nature. Les fuseaux blancs des aigrettes ne sont pas encore perceptibles, pas plus que la vibration colorée du martin-pêcheur ou la fuite aigüe du sterne. Tout dans la même invisibilité première, dans l'unique élan en lui-même retenu. Heure pareille au corail avant que ne se révèle la bogue nocturne de l'oursin aux piquants hérissés, venimeux. Heure non assignable à quelque réalité, heure avant le prédicat, instant reposant dans l'innommé, dans le singulier, l'unique. Instant proprement sphérique, jamais disposé à l'attaque angulaire, à l'effraction, à la dispersion dans le fragment, la division, l'éparpillement. C'est pour cela que cette aurore en suspens fait phénomène avec sa teinte d'argile et de feuille d'automne. De si belles harmonies. Comme une dernière lumière qui voudrait dire la disposition au recueillement, l'ouverture prochaine à la vision totale, décuplée, le merveilleux séjour dans l'île imaginative.
C'est dans l'essence même de l'eau que repose cette inclination à tout unir, tout rassembler, tout lier dans un réseau serré d'affinités. Les rives du lac, les étalements des estuaires, les ramifications infinies des deltas parmi les arbres aux racines multiples ne font que féconder ce que le paysage porte en lui comme une faveur des dieux, à savoir la simple et pure beauté. Qui ne sait la voir, la reconnaître, s'expose à la brûlure de l'inconnaissance, à la coruscation de la folie ordinaire, à la cécité esthétique. Une errance sans fin, une fermeture à tout ce qui s'annonce comme un chemin à suivre afin que la trace humaine se distingue, à jamais, de tout ce qui rampe et croupit dans les marécages de l'impéritie. Il faut en être alertés, il faut constamment laisser ouverte la meurtrière de la vigilance, le doigté subtil de la conscience, le phare avancé du regard. Et tant mieux si cela ressemble au romantisme, si cela a à voir avec le surréalisme, si le symbolisme est à portée de main, si le panthéisme commence à faire sa symphonie d'eau, de terre, d'air, de feu ! Il n'y a que ce tremplin anthropologique tendu vers la source, élevé vers les ramures de l'arbre, soutenant les boules écumeuses des nuages qui puisse suffisamment s'extraire des contingences ordinaires afin de pénétrer le champ des significations.
Mais nous sentons que, bientôt, cette plaine d'eau qui nous avait fait l'offrande de sa présence au monde, de sa pellicule bienfaitrice, apaisante, est sur le point de se retirer, de basculer sous les assauts des meutes mondaines. Alors se produiront les premières rumeurs sur les agoras aux vastes latitudes, alors commenceront à déferler dans les artères étroites des villes les automobiles aux mufles carrés, alors s'alièneront les foules des Existants selon les lois machiniques dont ils sentent qu'ils ne peuvent s'exonérer. La relation à l'eau passait par un lien intime, sans détour, par une solitude, laquelle réalisait la condition même d'une révélation, d'un déploiement de ce qui avait à se montrer.
Maintenant, il nous faut apprendre à renoncer, à nous écarter de cette faculté que nous pensions avoir acquise de nous inscrire au cœur des choses, d'entrer de plain-pied dans la mise à nu d'une vérité. Maintenant, il nous faut vivre auprès d'elles, les choses, avec une certaine marge d'erreur, dans une manière d'indistinction du réel qui nous cerne de ses bras aux ramures étroites. Déjà, à l'horizon de notre vue, commencent à apparaître, se détachant du long plateau d'étain liquide, quelques minces silhouettes noires, identiques aux griffures du calame sur le parchemin, signes avant-coureurs de l'écriture que nous sommes et que, présentement, nous commençons seulement à déchiffrer. L'homme n'est jamais "un signe privé de sens" comme le prétend Hölderlin dès l'instant où il sait reconnaître, dans le simple événement, aussi bien le reflet du lac que le vol de la libellule, la trace ouverte du dire, l'apparition singulière et toujours renouvelée du chiffre du monde.
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