vendredi 14 mars 2014 par Jean-Paul Vialard
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L'hyperbole comme surgissement du réel.
Source : France-Culture.
(Brève méditation sur ce que le style d'un Auteur a à nous dire du monde.)
Parler de langage hyperbolique ne saurait faire l'économie d'un de nos Auteurs majeurs, Le Clézio dont il suffira de citer un fragment éclairant de "Terra Amata", cette œuvre de jeunesse trop peu connue. Pourrait-on parler, dans ces années d'expérimentation romanesque, du "Procès-Verbal" à "Voyages de l'autre côté", d'une "littérature de l'excès" ? Sans doute le qualificatif peut-il paraître péjoratif. Mais c'est exactement du contraire dont il s'agit. Pendant toute cette période, le jeune Écrivain expérimente tout ce qu'il est possible de faire, aussi bien en matière de style, que d'invention, de création toujours renouvelée, dans une manière de vertige sans fin. Langue flamboyante, échappant aussi bien au réel que le métamorphosant. Une seule phrase de "La Fièvre" pourrait s'inscrire à l'incipit de la manière de dire leclézienne d'alors : "Nuage fin (…) gonflé de métamorphoses". Ici l'oxymore s'instaurant entre "fin" et "gonflé", est le témoin de cette écriture vibrante, tendue, installant une tension lexicale permanente, une infinie et radicale dialectique entre Ombre et Lumière. Mais, plutôt que de pérorer sur l'esthétique des œuvres, il suffit de citer quelques phrases significatives repérées par Jean Onimus dans : "Pour lire Le Clézio".
"On pourrait longuement s'attarder à savourer les images qui fourmillent dans cette singulière écriture dont elles font le charme. Nous terminerons en soulignant d'abord l'influence de Lautréamont et des surréalistes dans ce que j'appelle le "style excessif". En voici quelques exemples : on parle de "sentiments qui aient la taille des immeubles de vingt-cinq étages" et l'on invite à "penser comme une ville"; on s'effraie de mots "gigantesques qui recouvrent des murs de cent mètres de haut […] avec leurs lettres rouge sang", mots qui rompent la "communication du silence" ; ailleurs "les mots géants sont écrits en lettres hautes de mille pieds" et la "lumière lance à travers l'espace ses grands coups de faux", cette "lumière des Maîtres" qui "serre ses mâchoires sur les nuques, et l'étau de ses dents ne s'ouvre plus". Ou bien cette étonnante vision des lumières de la ville : "sous la ville qui flottait, pareille à un zeppelin éclairé, les gouffres d'encre étaient préparés".
Bien évidemment, ces fragments de phrases, mis bout à bout, donnent l'impression d'une écriture tellurique, étincelante, chargée d'emphase, de démesure, de surabondance. Mais ce que Le Clézio veut nous délivrer là, c'est une vision écartelée du monde, sa chair multiple mais aussi lacérée, sanguinolente, tragique. Mais aussi un regard sur ce même monde fait d'émerveillement, face à l'éternel ressourcement d'une corde d'abondance qui paraît inépuisable. Chez cet Auteur, c'est une alternance de jour et de nuit, d'enthousiasme et d'abattement devant les apories de l'exister. Constamment confronté à cette turgescence de l'écriture qui n'est que le versant dynamique d'une hyperesthésie, le lecteur est décontenancé. Emporté, tour à tour dans une spirale transcendante, puis dans une perte contingente, sourde, operculée. Mais ici, je dis : il y a littérature, ce qui veut dire que la fiction s'éclaire du-dedans-du-langage (on ne le dira jamais assez !) en direction des consciences qui s'appliquent à essayer d'en décrypter le message. Il y a urgence à connaître, il y a urgence à forer le tissu mondain de façon, qu'en en faisant partie intégrante, les choses commencent à s'ouvrir.
Cette littérature de l'hyperbole est précieuse en ce sens qu'elle nous confronte à notre propre Dasein et nous met en demeure de nous y retrouver avec lui. Littérature de la lucidité qui ne s'obtient qu'à forcer le trait, à délaisser le pastel pour se saisir de l'huile, en appliquer les empâtements au couteau, avec violence, car tout subjectile, donc toute présence, donc tout être doit être appelé à rendre compte de sa présence au monde. Les choses ne sont mutiques qu'à l'aune de notre paresse naturelle, laquelle redoute l'affrontement. Mais il n'y a sens que lorsqu'il y a polémique, combat, et mise à jour d'une vérité. Or celle-ci, la vérité, demeure dans sa bogue, abritée derrière ses piquants, sachant l'incurie de l'homme à regarder sa propre image droit dans les yeux. La misère, l'injustice, l'inégalité, mais aussi bien la beauté, la justesse de l'éthique, le sentiment épanoui du paysage, il faut les asséner à coups de boutoir, il faut planter la dague dans le mitan du dos du Minotaure, afin que, terrassé, il veuille bien consentir à libérer son sang carmin. Seulement lorsqu'il touche la poussière, commence à se révéler l'arche immense de cette vérité qui dormait au creux des chairs denses comme la pierre. Ça a le cuir dur, la vérité, ça rechigne à surgir en pleine lumière, cela préfère le confort de l'ombre, cela préfère la dissimulation.
Le Clézio, ou ses textes - mais est-ce si différent ? - pousse, à sa manière le "Cri" de Munch. C'est du pur expressionnisme pris au pied de la lettre. Cela s'exprime, cela sort, cela fuse, cela montre l'incompréhensible égoïsme des hommes, cela dit l'infini vertige de l'amour, cela dit la beauté partout présente qui fait son ruissellement aussi bien sur les visages de cuivre des Indiens que sur les traces de verre pilé à la crête des vagues où crépitent les étincelles. Ces livres de la première période sont de constantes éjaculations, des orgasmes portés au plein jour, des corridas sous le ciel brûlant ses millions de phosphènes. C'est une cataracte, un convertisseur à la gueule grande ouverte crachant ses scories ignées sur la face des hommes, éblouis ou bien sidérés. Ceci est le même. Ouvrir le "gueuloir" familier à Flaubert, c'est non seulement proférer son texte à haute voix, c'est hurler comme les loups sous la lune blême pour, tout à la fois, dire la beauté, la laideur partout répandues. Car c'est cela le déchirement du Dasein, sa pente vers la déréliction, la configuration simultanée du Bien et du Mal.
La tension est extrême et c'est comme un vent paroxystique, une tornade qui ne s'éteindra qu'avec la disparition des hommes. Alors rien ne sert de se réfugier dans un patient angélisme, rien ne sert de poncer ses phrases à la lime, de toute façon la Mort est au bout, de toute façon le Rocher de Sisyphe est en marche qu'on n'arrêtera pas. Littérature de l'exaltation qui veut simplement dire la nécessité d'un arrêt, d'un suspens, avant qu'il ne soit trop tard. Il y a tellement de choses à voir, tellement de visages à regarder, de terres à fouler avec le regard portant haut sur la voilure blanche au-dessus du plateau d'étain de la mer. Tant de choses à loger dans sa forteresse de peau, à caresser, tellement de menhirs à dresser vers le ciel pour dire le sublime, la force levée de l'homme. Littérature de la parution, de l'éblouissement, parole arquée des phénomènes sur la courbure de la Terre. Littérature de la trace et de l'abîme; littérature de l'ouverture et du renoncement. C'est entre ces deux pôles s'écartant à la vitesse des comètes qu'oscille le dire de cet Auteur au cours de milliers de pages "éblouissantes comme la lampe à arc". Littérature de la conscience. Littérature de la mydriase qui veut dilater notre pupille organique, mais aussi ouvrir la demeure de notre esprit, l'aire libre de notre âme afin que notre cheminement sur le sol de poussière n'ait été qu'un simple égarement.
Mais je ne saurais mieux dire, pour situer la force de l'hyperbole, que de livrer cette étonnante pépite, laquelle, à elle-seule a la force d'un cosmos, alors que le chaos est là, tout autour dissimulé dans la lumière banche et que l'assaut ne saurait tarder. Dans "Terra Amata", Mina et Chancelade, les deux protagonistes de l'œuvre disent l'événement de la vie, le sentiment à la fois exaltant et la grande affliction par lesquels le monde se donne à voir. Deux situations en seront livrées.
Et, d'abord celle mettant en scène cet étonnant passage figurant sous le sous-titre : AIMÉ.
"En restant trois jours et trois nuits enfermés dans une chambre avec Mina, sans dormir et sans manger. […] Dans la chambre aux rideaux tirés, on sentait qu'il y avait beaucoup de lumière, beaucoup de lumière blanche et dure qui voulait entrer de force dans la pièce. […] On était dans la chambre d'hôtel comme à l'intérieur d'un bateau, à la fois prisonnier et libre, en marche vers un pays inconnu. […] Et il faudrait sortir de la cachette obscure, et affronter la terrible lumière du soleil qui se réverbère sur les particules de mica mêlées à la poussière. […] Le vide bruyant et dangereux était installé dans la chambre, maintenant. On ne pouvait plus le fuir ou le chasser. On ne pouvait que le regarder avancer, se gonfler comme un nuage le long des murs, s'accumuler sur le plafond, étendre ses tentacules transparents entre les pieds de la table, s'asseoir sur les fauteuils, marcher sur les balcons entre les pots de géranium."
Littérature de la déflagration et de la volupté qui maintient l'amour, les Amants, dans un état de tension proche de la syncope alors que la lumière est cette vague blanche qui va conduire au vertige, à la sortie hors de soi en direction de cet extérieur qui s'informe comme ouverture mais aussi comme menace.
Ensuite, il faut s'arrêter un instant sur cet étonnant extrait placé sous l'intitulé : "J'ai vécu dans l'immensité de la conscience". Chancelade, comme à son habitude, erre sans but bien précis dans le dédale des rues :
"Il y a des miroirs partout dans le monde. […] Et par-dessus tout, il y a ce miroir infini, voûté au-dessus de la planète miroitante […] et qui tient dans sa prison indéfectible les clignotements affolés de la vie prise au piège. […] Les vitres étincelaient de lumière, les vitres luisaient férocement. […] On ne pouvait plus se raccrocher à rien. Nulle part il n'y avait d'ouverture. Pas le moindre espace mat, pas la moindre petite surface de pierre ou de goudron où la lumière s'arrête et se repose. […] Partout étaient ces yeux impitoyables qui vous réverbéraient, vous rejetaient, vous détruisaient."
Littérature de l'aimantation et de l'exclusion, littérature asilaire : le constant rutilement des choses reconduit à décrire la condition humaine sous les espèces de la déclaration de guerre. Partout, des quatre coins de l'horizon, surgissent des hordes de hallebardes qui brillent et menacent à la fois. Mais, ce qu'il est urgent de comprendre, lisant le premier Le Clézio c'est que cette radicale dialectique au cours de laquelle s'affrontent les puissances et les destins contraires, n'est que la mise en musique de ce que la beauté pourrait être si les Hommes consentaient à marquer une pause dans la course effrénée qui les conduit à la mort, à l'irrémédiable disparition. Ces magnifiques miroirs que le texte fait briller d'un singulier éclat, sont, bien évidemment, ceux de la conscience dont la pointe extrême est la lucidité. C'est de cette faculté aussi rare que précieuse dont, lecteurs de cette œuvre exigeante, il nous faut nous saisir afin que nous soyons au cœur de ce que le texte veut dire, à savoir être des Hommes-debout qui n'ont peur ni de l'ombre, ni de la lumière. Il en va de notre aptitude à lire.
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