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Libre méditation sur "La ligne des glaces" d’Emmanuel Ruben.
dimanche 27 avril 2014 par Jean-Paul Vialard

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L'intraçable frontière

L'intraçable frontière.





"La Mer de glace"

Caspar David Friedrich

Source : Wikipédia.



Libre méditation sur "La ligne des glaces"

d'Emmanuel Ruben.

Payot-Rivages.



"Mais il n'y a pas de frontière extérieure. Crois-moi, la vraie frontière est à l'intérieur.

Elle est infiniment plus proche que tu ne l'imagines, la vraie frontière !"

ER.




4° de couverture :


"Un jeune diplomate en herbe, Samuel Vidouble, est envoyé dans un mystérieux pays de la Baltique orientale, dont il ignore tout. Dès son arrivée à l'ambassade de France, on lui confie la tâche de le cartographier en vue de proposer une délimitation de ses frontières maritimes. Au fil des voyages, des trouvailles, des rencontres et des déconvenues - guidé par Lothar Kalters, un ami linguiste, et par Néva, une jeune fille ensorcelante -, il comprend que cette mission est impossible et s'en désintéresse peu à peu, gagné par une mélancolie que ne fait qu'aviver l'hiver.

Cette exploration romanesque, aussi audacieuse que singulière, des confins de l'Europe nous offre dans un style très imagé une satire troublante de la diplomatie, avec son lot d'intrigues géopolitiques, ainsi que de très beaux tableaux sur les ruines et les tragédies de l'Histoire. À travers les discussions entre les personnages surgissent de belles pages qui nous donnent à voir le véritable objet de ce récit personnel et ambitieux : une interrogation sur les lisières mouvantes du réel et de l'imaginaire."


Commentaire :


"Samuel" d'abord, prénom qui, en hébreu, signifie "le nom de Dieu". C'est lui, Samuel, qui désigne Saül et David, les deux premiers rois d'Israël. Dès lors le cadre est posé qui installe la problématique du peuple Juif. Ensuite "Vidouble", comme pour mieux faire émerger la "double vie" de tout personnage condamné à l'exil. Car, être Samuel Vidouble, on ne peut l'assumer qu'à vivre dans l'intimité de sa chair cette césure de l'Histoire qui condamne un Peuple à une manière d'errance définitive. Il existe une invisible "frontière" qui scinde, clive, réalise une schize dont nul ne se relèvera. Car le sol historique est affecté de tellurisme, de longs glissements, de tectoniques des plaques alors que surgissent des diaclases dressant des continents entiers contre d'autres continents. Comme une immense craquelure, une fissure s'imprimant dans la glaise primitive dont l'homme paraît symboliquement issu. La terre est gercée, ridée, parcourue d'infinies vergetures dont tout humain porte les stigmates, le sachant ou bien à son insu. Le sachant et alors on est Samuel qui jamais n'aura de repos dans sa quête du passé. L'ignorant et l'on marche sur les chemins de hasard avec une écharde plantée dans la conscience.

Samuel installe, au travers d'une intertextualité, un dialogue permanent avec le narrateur du "Kaddish". Chercher à faire émerger l'image d'un Grand-père que l'on n'a pas connu, chercher à retrouver une hypothétique frontière, ceci procède d'une même quête. Il s'agit, toujours, d'une entreprise mémorielle, laquelle est la couture cicatricielle qui partage deux territoires temporels : le passé, le présent. Remonter vers le passé est un essai de reconstituer sa propre généalogie en même temps que se pose, en arrière-fond, l'histoire des origines. Déjà, dans les premières scènes bibliques, s'instaurent les esquisses qui, plus tard, prendront corps dans l'événementiel. Nous sommes entièrement contenus dans le destin du monde, ne faisant que l'actualiser selon les époques successives. Les racines de Samuel s'alimentent à la source vive de Saül, de David. Aujourd'hui il en est l'efflorescence visible, la figure de proue, l'épiphanie terminale. Mais comment vivre avec son visage présent sans être tenté d'arracher le masque, sans vouloir en dévoiler les premiers linéaments ? Vivre dans l'irrésolution de soi est toujours une réactivation de sa propre histoire, laquelle s'emboîte en abyme avec les tragédies successives de la grande Histoire, celle qui édifie et fait se tenir debout le menhir des peuples.

Alors on avance de guingois, alors on s'invente une fiction, alors on voyage en pays d'Utopie, alors on s'enivre afin que les blessures vives ne viennent altérer trop brutalement le cours des choses. Alors on essaie, par sa propre vie prosaïque, de sortir de l'existentialité oppressante et l'on joue à s'inventer des mondes, des territoires, des peuplades disparues, les langues d'une étonnante Babel; alors on se rue dans les mythes, les traditions anecdotiques; alors on s'immerge dans des contrées purement oniriques, lesquelles ne sont pas sans rappeler les rivages flous de quelque Farghestan.

Comment être Juif après la Shoah, les pogroms, l'extermination programmée d'une partie de l'humanité ? Comment être Homme, car la question qui se pose est universelle et ne concerne pas seulement ceux qui ont partie liée avec les "peuples maudits", du moins ceux que certains ont voulu désigner comme tels ? Comment ? Toujours remontent à la conscience, comme des fumeroles jamais éteintes, les flammes vives du passé avec leur odeur de soufre. On essaie d'exorciser le mal, de faire se refermer les plais purulentes mais on sait que ceci n'est nullement possible. Alors on vit à côté et parfois on feint de croire que tout ceci n'a pas existé, que l'on a fait un mauvais rêve. Alors on chemine sur des chemins d'infortune à défaut d'exister pleinement. Parfois, les rumeurs de l'Histoire, on leur accorde la démesure de Wagner, l'ampleur tragique et mystique de Parsifal. Parfois l'on se réfugie dans les gammes d'un Clavier bien tempéré. Vivre ou bien tenter de le faire, c'est cela, cette constante oscillation entre le bien et le mal, entre grandeur et décadence, volupté et dérision. Vivre c'est une continuelle flottaison, une longue dérive parfois, souvent un évitement de glaces qui flottent dans cette Ultima Thulé dont on ne sait plus très bien si elle a existé ou bien si notre imaginaire lui a donné lieu et temps.

Source : Wikipédia.



Le titre : "La ligne des glaces".


Ce titre est pertinent car il nous installe d'emblée, d'une manière métaphorique, au cœur du sujet. A savoir sur la "ligne" floue entre imaginaire et réel. Et puis, nous sommes si près de la débâcle ! Mais regardons plutôt cette "ligne". Jamais apparente, seulement supposée, hallucinée. Ce n'est pas le tableau de Caspar David Friedrich qui nous contredira. En réalité jamais visible, de la même manière que la frontière n'est qu'une idée, un concept, une projection de l'intellection sur le monde. Ainsi les méridiens, les équateurs, les tropiques qui ne sont que des simulacres. Mais les simulacres tels les frontières ont valeur performative. "Je déclare la frontière tracée" et, dès lors sont installées les "lignes" de clivage qui instituent les pays, les langues, le droit, et conséquemment les déboires qui peuvent aller de concert : les partages territoriaux, les guerres, les exclusions, la partition des peuples. Mais si la "Ligne des glaces", au sens d'une frontière réelle, résulte seulement d'une décision humaine, elle en possède les redoutables effets. Et, ici, il faut aller plus loin dans la définition de la "ligne" et dans les conséquences qu'elle suppose. A cet effet, qu'il nous soit permis de citer le titre d'une exposition qui s'est tenue, il y a quelques années, à L'espace Edf-Bazacle à Toulouse, dont le titre était : "L'intraçable frontière", ce même titre figurant à l'incipit de cet article.

Et, citant le début du catalogue de l'exposition, nous verrons vite combien cette nomination de "ligne" peut recouvrir de sens différents, bien souvent contradictoires, selon l'endroit où l'on se situe par rapport à cette fameuse "ligne". Donc la présentation de Claude Llabres :


"Ceux qui pensent encore, que les hommes peuvent tracer une frontière qui sépare normalité et anormalité, ceux qui n'ont pas vu que cette ligne se brouille en chacun d'entre nous, vont voir leurs certitudes se perdre dans le foisonnement des œuvres (…) dont ce catalogue est le reflet.

Haus der Künstler (la Maison des Artistes) est un pavillon qui vit au cœur de l'hôpital psychiatrique Maria Gugging, dans la ville de Vienne, en Autriche. Les artistes et les psychiatres de Gugging vont venir accrocher (…) des œuvres de peintres qui vivent ou ont vécu en hôpital psychiatrique. (…) Ils mêleront leurs travaux à ceux d'autres artistes qui n'ont pas même connu le même parcours comme Robert Combas, Jean-Michel Basquiat, François Rouan, Denis Laget, Arnulf Rainer… (…) Nous vous montrons ces œuvres, car nous les pensons belles, sensibles et fortes. Nous le faisons aussi en pensant à l'avertissement de Bertolt Brecht : "Peuples veillez. Le ventre est encore fécond d'où est sorti la bête immonde."

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Jean-Michel Basquiat

Sans titre - 1982.

Collection A. Toulouse.



Arnold Schmidt;

Figure - 1991

Haus des Künstler.



Les deux œuvres reproduites ci-dessus, l'une de Jean-Michel Basquiat, peintre-phare des années 80 et celle d'Arnold Schmidt, malade mental, permettent de saisir, de façon visuelle, donc palpable, la troublante similitude des représentations qui nous donnent à voir la figure humaine. Comme si, soudain, devant nos yeux, se dévoilait une cruelle vérité : il n'y a pas de différence fondamentale entre "normalité" et "anormalité", entre "normal" et "pathologique", si ce n'est notre propre façon de voir. Aux yeux du prétendu "fou", nous sommes nous-mêmes des aliénés. Énorme force de la subjectivité, incroyable puissance des pétitions de principe dès lors qu'elles décident, en toute souveraineté, de ce qui est "bien" ou "mal", de ce qui est "art véritable" ou bien "art dégénéré". Et ceci, cette perception souvent erronée des hommes au travers de leurs œuvres, il suffit de la transposer à la catégorie de l'Histoire pour apercevoir là où le bât blesse. "L'en-dehors" de la ligne est l'aire de la normalité, de la liberté, de ce qui est considéré comme étant atteint des plus hautes valeurs. "L'en-dedans" de la ligne est le lieu de l'anormalité, de la perversion, de la faute : les asiles, les prisons, les ghettos. À l'intérieur de la ligne est un univers concentrationnaire, hermétique, clos, scellé. Tout du moins c'est ainsi qu'une certaine société éprise de "pureté" envisage les choses afin de pas se pervertir au contact du Romanichel, du Juif, des victimes de l'exil et de la diaspora. Mais s'il y a diaspora, c'est seulement à l'aune d'un décret des hommes, non en raison d'une loi de la nature qui instituerait des genres, stipulerait des catégories, diviserait le monde en espèces : les nobles d'un côté; les triviaux de l'autre. C'est ainsi, sans doute depuis les fondements de l'humanité, la différence pose toujours problème à ceux qui la visent avec inexactitude ou sous l'imperium de motivations bien peu avouables. Nous tous, les hommes qui parcourons la terre, sommes soumis à cette interrogation de la Justice, du Bien, du Vrai. Tous, sans exception. Cependant les peuples traumatisés, stigmatisés, victimes de génocides ou bien soumis à l'ostracisme de leurs coreligionnaires sont d'autant plus sensibles à cette quête de la différence, certains, parfois, en font l'unique recherche de toute leur existence.

Samuel Vidouble cherchant fiévreusement cette introuvable et fuyante "ligne des glaces" réactualise tout le parcours du "Juif errant", voulant à tout prix faire se rejoindre les deux bords cicatriciels, l'un du passé, l'autre du présent. En termes de religion cela porte le nom de "kaddish", en termes de commémoration celui de "devoir de mémoire". Dans les deux cas, il est toujours question de deuil, de perte, de réparation. Mais si les deux itinéraires paraissent différents, ils n'en visent pas moins le même but, ce travail de recomposition étant cette couture, ce lien qui suture, afin de mieux les effacer, les deux bords de la plaie que les apories événementielles ne manquent jamais de porter sur les fonts baptismaux des histoires individuelles qui, en réalité, ne sont que des hypostases de la Grande Histoire, de ses fastes, mais aussi de ses soubresauts, de ses convulsions.

C'est avec cette étonnante fiction brodée de réel et ourlée d'imaginaire servie par une belle langue qu'Emmanuel Ruben nous livre après son très saisissant "Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu" ce beau livre qui est prétexte à tout un questionnement présent en filigrane. Tout au long de ses livres se constitue un fil rouge : quête d'un grand-père inconnu, quête d'une Histoire déjà dépassée, quête de soi, de ses propres frontières, de ses propres limites ? Y a-t-il vraiment une différence ?


L'extrait. (L'île ghetto).


"Dans ce qui est écrit ci-dessus, je mêle sans cesse le vrai et le faux, je transpose, j'avance masqué, j'invente encore. Mais on ne peut inventer sans limites. Cela, je l'ai découvert le jour où j'ai rencontré Véra Zefer. Le jour où je me suis retrouvé face à la parole, devant l'histoire, en situation et dans la disposition d'écouter pour de bon un témoignage. Je veux parler d'un témoignage de survivant, puisqu'il n'y a de témoignage que de survivant. Qui n'a pas frôlé la mort, qui n'a pas touché le point de non-retour, qui n'a pas eu la révélation qu'il fallait vivre à tout prix, ou survivre, ou revivre, ou ressusciter, remonter à la vie, ne témoigne pas. Il raconte, invente, imagine, brode, tricote, bavarde, comme je l'ai fait jusqu'ici. Véra Zefer ne se contentait pas de raconter son histoire, elle traçait la frontière entre les histoires et l'Histoire, ce qu'elle avait vécu ne se pouvait en aucun cas romancer, ne rentrait pas dans un roman, ne cadrait pas; ma vie était romanesque, futile, insouciante; la sienne ne l'était pas; j'arpentais les tours et les détours d'un pays imaginaire, je vivotais dans les dédales de mon sous-sol intime; elle avait survécu dans les sous-sols de l'Histoire. Une vie à peine croyable, une suite de hasards qui lui avait valu de tomber dans des mains charitables et d'être sauvée des eaux. En écoutant Véra Zefer, je me souvenais d'une phrase de Lothar qui aimait répéter que la géographie peut être imaginaire, l'histoire ne l'est jamais. Là se situe la faille de toutes les utopies, disait Lothar (…) on ne prémunira jamais les utopies de l'éternel retour du chaos, de l'omniprésence de la catastrophe. A la marge de chaque utopie, disait Lothar, il y a toujours un goulag ou un ghetto qui nous guette."




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