dimanche 4 mai 2014 par Jean-Paul Gavard-Perret
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A contre-courants
Philippe Jaffeux, « Courants blancs », Atelier de l’agneau, 80 pages, 16 €, 2014, « Courants 505 : Le vide » (monotypes de Vincent Rougier), Rougier V. Editeur, Soligny la Trappe, 9 E., « N », Trace(s), Passage d’Encres , 56310 Guern, 152 pages, 20 E.
"Il rêvait qu’il parlait d’un silence audible depuis qu’il pensait à voix haute.
Il enchaîna son silence à l’alphabet pour se détacher d’une société babillarde".-Ph. J.
Philippe Jaffeux préfère les lettres aux mots. A cela diverses raisons. Une est d’évidence : nul besoin pour les premiers de respecter leur orthographe... Mais il y a plus : « L’alphabet était un mystère depuis qu’il savait jouer avec sa parole de miraculé » écrit l’auteur dans « Courant 505 ». La lettre ne cesse de renaître dans l’air et se rapproche du cri et du silence qu’à sa manière l’ordinateur revigore même si dit encore l’écrivain « l’alphabet n’est pas de son temps ». Mais la lettre est le premier bond, celui d’avant le verbe - juste avant la première prière d’insérer. Pour preuve : « l’encre noircit le papier afin d’éteindre un alphabet qui brûle nos voix invisibles ». D’une lettre à l’autre se mesure selon Jaffeux la distance du vide à l’enfance et de l’homme à la bête. Là où tout ne semble pas encore énoncé le signe ne fait pas encore le singe : il peut être vu sans être lu.
Dans « Courant blanc » les 26 lettres sont les 26 signes de force par où tout commence. L’auteur les fait fonctionner ici sous forme d’aphorismes et d’éléments denses comme - ailleurs - il multiplie les strophes intempestives, notes critiques, exposants afin d’en offrir le chant. Il commença chez le même éditeur avec « O l’An ». Le texte propose dans sa concentration phrastique une suite par séries de 26 courants alternatifs par page propices à un autre apprentissage de la lecture et afin que le vocabulaire ne creuse pas le lit du « caveaubulaire » (Prigent) et que l’enfant que nous fûmes ne se réduise pas à un « enfantôme ».
Avec « Courant 505 » le mouvement se poursuit. D’une page à l’autre s’ouvre donc une série de champs sémantiques où la taupe faussement dormante capable de décrypter les messages stéréotypés pour offrir une lecture tierce aux dichotomies perverses. Il prouve aussi que pour la littérature l’avenir est dans les 26 œufs de lettres propres à toutes les omelettes que l’auteur continue de manger même lorsque sa bouche est pleine de silence et ce « pour pouvoir continuer de parler ».
Un couple absent-présent nous confronte au coeur d’une émotion paradoxale au sein d’un rituel quasi « plastique ». L’auteur nous ramène au langage, le langage nous ramène à nous en un double mouvement de contamination et d’ironisation. L’inconscient semble toujours frapper à la porte de tels textes où il existe peut-être deux Jaffeux : celui qui ne sait pas (ou trop bien) ce qu’il en est du langage et l’écrivain qui donne sens à ses doutes. A travers le langage la réalité perd de sa solidité, le dehors et le dedans deviennent des notions qui ne fonctionne plus tant il y a des altérations de surface. Mais réalité et pensée ne tombent pas dans le néant. Si la réalité perd sa substance, sa solidité, sa constante,il s’agit d’invoquer, d’exposer, de manifester le trou, le retrait, le vide où se manifeste le langage, Jaffeux aime sa ressemblance à ce qui nous en sépare. D’une certaine manière il parle contre le vide et pour le langage. Ce que nous faisons tous sans le savoir. Philippe Jaffeux fait donc évoluer l’alphabet et l’écriture selon un ordre de la disparition et de la renaissance : « un abcdefghij obsolète s’évapore au contact d’un renversement littéraire pour faire front à des octets calcinés » dont l’azertyuiop trouble le jeu. Ce jeu est plus sérieux qu’on croit. Il fait la part au vide et conjure les hasards.
Jean-Paul Gavard-Perret
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