Les éditions Le Points, 2013
mercredi 7 mai 2014 par Alice GrangerPour imprimer
Ce roman, traduit de l’anglais, a reçu le prix Marie-Claire 2012. L’auteure y raconte son combat pour la vie alors que l’adoption a d’emblée rendu plus vital le fait de devoir défendre à chaque souffle sa version contre la version de sa mère adoptive. Ce qu’une enfant adoptée sent au quart de tour comme une question de vie et de mort, à savoir l’impératif d’écrire sa propre vie singulière et non pas coïncider avec la vie que les parents et en particulier la mère veulent écrire pour elle, ne serait-il pas en vérité un combat que chacun de nous avons aussi mené afin de compter comme quelqu’un de singulier ? Jeanette Winterson écrit : « Je ne me souviens pas d’un temps où je n’aie dû confronter ma version à la sienne. Cela a été mon mode de survie depuis le début. Les enfants adoptifs s’inventent parce qu’ils n’ont pas d’autre solution ; leur existence est marquée dès le départ par une absence, un vide, un point d’interrogation. Un pan déterminant de leur histoire disparaît, aussi violemment que si une bombe avait été logée au creux de ce ventre bombé. »
Cette petite fille adoptée par un couple pentecôtiste a dû lutter à mains nues presque toute sa vie, et son écriture - avec un succès précoce qui s’est incarné comme une violence folle jetée contre sa mère adoptive – est très vite devenue cette lutte à mains nues. Une lutte contre un assourdissant non-dit, qui n’est pas seulement du côté de la famille biologique et de la raison de l’abandon, mais aussi du côté de la mère adoptive. Jusqu’à prendre le risque de la folie. De la psychose. Parce que manque à cette petite fille adoptée un pan entier d’histoire, qui raconterait comment elle est arrivée là, avec ces autres vies. Parce que manquent les mots racontant des histoires, à partir desquelles son histoire à elle pourrait aussi commencer. Par l’écriture, dans le sillage de la lecture, très tôt, et contre des parents adoptifs qui, comme tout parent, prétendent lui offrir une vie normale réparatrice, elle impose sa propre version de son histoire, mais aussi, paradoxalement, elle se met en quête de l’histoire des autres personnages de son enfance, bien sûr celle de sa mère biologique ainsi que celle de son père biologique, mais aussi celle de sa mère adoptive. Comme si, en imposant comme une lutte à mains nues sa version de son histoire, elle finissait par se rendre compte qu’elle ne pouvait pas vraiment l’écrire sans d’abord entendre les phrases de l’histoire de chacun des autres personnages familiaux. Ce n’est pas seulement elle qui veut compter comme quelqu’un, en donnant sa version, ce sont aussi les autres personnages qui demandent audience à celle qui écrit, parce que eux aussi n’ont pas réussi à dire ou l’ont dit de manière sauvage. En fin de compte, son écriture vise l’acte d’amour par lequel chacun des protagonistes familiaux, de la famille biologique à la famille adoptive, peut advenir à son histoire singulière. A la fin du roman, on a en effet l’impression d’entendre non seulement la version de celle qui écrit, mais aussi le commencement de la version de chacun des protagonistes, qui peut s’échapper du non-dit fou à travers l’analyse d’une maltraitance vécue par la narratrice quasiment depuis le début de sa vie.
C’est depuis le début extrêmement violent entre la petite fille adoptée et sa mère adoptive, tandis que le père adoptif semble impuissant à réparer cette éventration permanente. La vie normale, cela aurait dû être une réparation de la vie mal commencée de la petite fille opérée par les nouveaux et accueillants parents. Mais on a tout de suite l’impression qu’une résistance folle se met en travers de la réalisation de cette vie normale, pour la bousiller, l’éventrer. Une résistance féroce venant à ses risques et périls démentir que la vie normale, c’est-à-dire dans la norme d’une famille fabriquant pour l’enfant une vie avec tout ce dont elle a besoin, ce soit la même chose qu’une vie heureuse. Une résistance qui vient affirmer une paradoxale vie heureuse, avec ce très bon rapport à son corps qu’a la fille tandis que sa mère adoptive en a un très mauvais, à travers une entreprise violente de destruction. Cette résistance féroce, on a toujours l’impression qu’elle n’est pas seulement celle de la petite fille adoptée, qui veut inconsciemment se réapproprier ce pan d’histoire qui lui vient de sa famille biologique et qui a abouti à un abandon, une mise dehors radicale. Cette résistance aussi féroce vient aussi de la mère adoptive. Cette mère adoptive, si elle semble faire tout ce qu’une mère doit faire pour son enfant, veillant à son éducation, en même temps elle fait des choses atroces, elle la met dehors des heures entières, et même des nuits, elle la bat, elle la maltraite. Cette mère adoptive a une conduite très bizarre, elle résiste avec une violence inouïe à accueillir en son intérieur, en sa chair, qui pourtant déborde de partout comme si elle voulait se confondre avec un immense placenta attendant la nidation, la petite fille. Au contraire, comme malgré elle, et dans un geste de colère au-delà de toute raison, elle la met, littéralement, dehors, comme si elle ne la reconnaissait pas. La petite fille passe ainsi la nuit dehors, et, lorsque, au petit matin, le laitier vient remplir les bouteilles, elle les vide pour faire enrager sa mère et elle s’en va à l’école sans être rentrée dans la maison. Ce geste féroce de la mère adoptive d’expulser hors de son giron la petite fille est une version que cette petite fille doit aussi entendre, afin de chercher comment se faire adopter par-delà cet impossible. Le non-dit insiste si violemment, dans cette famille adoptive, que la fille adoptive est forcée de prendre la plume. Son écriture, peu à peu, ramène dans le dire pas seulement sa version à elle, mais aussi, dans cette lutte à mains nues de deux résistances aussi féroces l’une que l’autre, la version de cette mère adoptive maltraitante. Jusqu’à devenir, par son homosexualité, à son insu le garçon du bon berceau vainement attendu par sa mère adoptive ?
Ce qui est très paradoxal, c’est que cette mère adoptive est si ronde, si grosse, qu’elle semble tendre à n’incarner plus qu’une sorte de chair placentaire, berceau d’on ne sait quel fœtus, peut-être elle-même, et qu’en même temps chaque jour, en maltraitant et en mettant dehors sa fille adoptive, elle crie que ce n’est pas elle qui est le bon fœtus qu’elle garde en elle. Cette mère adoptive obèse est décrite comme une incurable dépressive qui attend l’Apocalypse, et effectivement en mettant dehors la petite fille, n’est-ce pas la vérité apocalyptique de la traumatisante naissance qu’elle ne cesse de mettre en acte ? Dans ce roman, nous voyons donc que l’histoire normale, avec de bons parents adoptifs qui s’occupent bien de leur fille adoptive, est sans cesse traversée par les secousses terribles d’une expulsion, d’une coupure, d’un abandon… à la vie. Ce que, inconsciemment, comprend bien la petite fille, puisque, très tôt, elle s’en ira, s’inscrira à Oxford, réussira des études, et deviendra vite une écrivaine connue. Non sans avoir répondu à son insu à l’attente de sa mère adoptive, par son homosexualité, car ainsi c’est bien une sorte bizarre de garçon qui est adopté ? La petite fille adoptée savait tout, inconsciemment ! Et, petite, elle ne voulait pas qu’on lui enlève le short ! Short d’un garçon… Le non-dit se disait autrement…
Une énigme très violente, et douloureuse, est sans cesse jetée au visage de la petite fille : la mère adoptive évoque toujours le mauvais berceau, celui du Diable. Comme s’il y avait eu une erreur, lors de l’adoption, comme si cela devait être un autre berceau, et non pas celui où était la petite fille. Il y a donc ce premier rejet, toujours réitéré, et que l’enfant ne comprend pas. Alors qu’en vérité, la mère adoptive dit quelque chose, une bribe d’histoire, qui vient se mettre en travers, et sépare. L’auteure, en fouillant les affaires de sa mère adoptive après sa mort, découvre les traces d’un acte d’adoption mais rayé, la date de naissance ne correspond pas à la sienne, et il s’agit d’un garçon. Elle ne saura jamais rien de la disparition de ce garçon, pourquoi il a été attendu mais n’est jamais arrivé, elle ne fera que constater l’irrémédiable état dépressif de sa mère. Lorsque cette mère adoptive répète que le berceau dans lequel était la petite fille adoptée n’était pas le bon berceau, c’est donc un premier berceau qui revient toujours, le bon berceau, une sorte de deuil impossible. En tout cas il semblerait que la petite fille qui est là, elle, soit en quelque sorte coupable de ne pas être le bon enfant, surtout parce que les deux premières années elle hurle, comme si elle ne cessait de dire qu’elle ne reconnaissait pas en eux le bon contact de sa mère perdue. Tout cela, jamais pendant son enfance la petite fille ne le comprendra, tout en recevant en pleine figure cette vérité sauvage, irrépressible. Elle aurait dû être ce petit garçon ? Et la mère adoptive maltraitante reste cette masse de chair vouée, en négatif, à ce garçon invisible ? La mère adoptive ne s’aime pas, n’est-ce pas infiniment plus compliquée pour elle d’accueillir et d’aimer une fille ? Surtout si celle-ci, en hurlant, la rejette comme pas la bonne mère, qui a été perdue mais dont la petite garde la trace vivante ?
En même temps de son côté, la petite fille en reste aussi à sa vérité : certes elle a été séparée de sa mère biologique alors qu’elle avait quelques mois, mais on dirait qu’elle reste agrippée à la chair maternelle en négatif aussi, ce qui exclut très violemment la mère adoptive, qui ne peut en aucun cas prendre la place. Comme si la petite fille n’avait jamais abandonné ce lien-là, originaire. Comme si elle n’avait pas compris le sens de cet abandon, un sens tourné vers la vie, un abandon pour qu’elle ait plus de chance, un geste d’amour très paradoxal. Mais ce message-là reste forclos.
On a d’une part une mère adoptive qui répète que ce n’est pas le bon berceau, que le diable s’est mis de la partie pour changer le berceau, qui repousse la petite tout en s’enfermant dans une dépression irrémédiable et apocalyptique. Et d’autre part, on a une fille adoptive qui reste envers et contre tout agrippée à une sorte d’entité charnelle maternelle qu’elle ne veut jamais admettre comme perdue, parce que ce qui lui manque est une parole, le début de l’histoire qui va s’écrire ensuite dans une adoption.
Ce début de l’histoire, c’est que l’abandon par la mère est en fait un acte d’amour. L’auteure ne le saura que lorsque, beaucoup plus tard, elle retrouvera sa mère biologique.
Elle comprendra aussi très tard que sa mère adoptive s’était tellement trouvée petite, par-delà son énormité, et qu’elle n’était en vérité elle-même qu’une petite fille désirant vainement qu’on la prenne dans les bras. Bizarrement, elle dira cela de manière très détournée, en se plaignant que sa fille adoptive ne l’aime pas, qu’elle n’est pas affectueuse avec elle, qu’elle est toujours en train de la faire enrager, de ne pas coïncider avec la petite fille gentille que la mère aimerait. Ce qui se dit ainsi, c’est aussi que la mère adoptive n’arrive jamais à s’aimer, tandis que, sous ses yeux, cette petite a au contraire un excellent rapport à son corps, qu’elle tient sans doute de son lien originaire à sa mère biologique. La mère adoptive a en vérité sous ses yeux l’incarnation d’un corps de fille qui fut aimé par sa mère et qui, sauvagement, ne veut pas l’oublier. Sauvage lutte entre une petite fille dont le corps à l’aise dit qu’il fut aimé et ne veut pas l’oublier, et une mère adoptive en laquelle se cache une fille qui ne fut pas aimée, ce qui maintient béante la blessure. Et puis, bizarrement, il y a toujours un petit garçon, invisible, qui se met en travers, qu’elle avait attendu, qu’elle aurait pu aimer.
C’est d’autant plus étrange que la fille adoptive, qui nous semble avoir pris en elle telle une éponge des nœuds de questions restées en rade appartenant à sa mère adoptive mais aussi à sa mère biologique, se découvre très tôt à l’adolescence homosexuelle. Elle aime les filles. Cette homosexualité est une raison supplémentaire pour que sa mère adoptive la rejette encore plus, ne la reconnaisse pas comme sa bonne petite fille, et s’en trouve encore plus meurtrie. Mère adoptive qui aurait voulu pouvoir s’aimer elle-même à travers une fille normale, tout à fait conforme, reconnaissante envers sa mère. Et cette fille semble acquiescer de manière détournée à la demande de cette mère adoptive… en aimant une fille, et peut-être aussi en étant garçon ! Mais cette fille, ne serait-ce pas aussi une sorte de retour de la mère biologique, charnelle, ne serait-ce pas l’abandon effacé ? Et évidemment, dans tout cela, pas de trace de garçon… En tout cas, l’homosexualité est ce qui va séparer définitivement la mère adoptive de sa fille adoptive. Celle-ci s’en ira très jeune, et elles ne se reverront pas. La mère adoptive mourra vite.
C’est une compagne qui, en fonctionnant comme troisième mère, va l’accompagner jusqu’au but, les retrouvailles avec la mère biologique. Et là, passé le moment intense où elle apprend qu’elle a été désirée, aimée, et que l’abandon était un acte d’amour, vient vite le désir de s’éloigner, comme si le personnage réel retrouvé ne correspondait pas tout à fait avec celui d’avant l’abandon, comme si un impossible était enfin admis, comme si la perte n’était plus égarée. C’est alors que la fille adoptive, écrivain très reconnue, non seulement nous donne l’impression d’avoir enfin la force d’échapper à la folie, de voir le bout du tunnel de cet enfer, mais aussi commence à se dire que sa mère adoptive a été bénéfique pour sa vie, que sans elle, elle n’aurait pas pu avoir accès à l’éducation, à un niveau de vie, aux études. Une reconnaissance commence à pouvoir se dire.
Ce très beau et complexe roman nous parle aussi beaucoup d’écriture, de féminisme, de liberté de parole et d’acte, ainsi que de l’Angleterre de cette époque, notamment de la région de Manchester, les filatures, l’industrialisation. Nous entendons vraiment le pourquoi de son écriture, qui est une question de vie et de mort pour elle, bien sûr, mais pas seulement. Car elle rend aussi possible une sorte de réparation d’injustice à l’endroit de la mère adoptive, ainsi que des parents biologiques, sans oublier le père adoptif. Par-delà la grande violence que l’on sent dans cette écriture, une sorte de paix émerge à la fin. Et la folie semble un peu lâcher prise.
Un roman très fort.
Quelques citations : « … Mrs Winterson n’était pas du genre interactif ; elle n’aimait pas les humains et elle ne s’est jamais amendée ni bonifiée. Elle me mettait plus bas que terre, puis elle faisait un gâteau pour se rattraper, et il arrivait souvent qu’après m’avoir enfermée dehors, nous allions acheter des fishs and chips le lendemain soir… » « Je ne savais pas qu’on pouvait compter sur l’amour humain. » « Je n’ai cessé de hurler qu’à l’âge de deux ans. A l’évidence, j’étais possédée par le diable. » « Cela me donnait un pouvoir étrange tout en me mettant dans une position particulièrement vulnérable. Je crois que mes nouveaux parents avaient peur de moi… Ma nouvelle mère avait un rapport complexe aux corps – le sien, celui de mon père, leurs corps ensemble et le mien. Elle avait étouffé son corps sous des plis de chair et des couches de vêtements… le soumettait aux médecins qui lui prescrivaient des lavements… et voilà que d’un coup, elle se retrouvait avec une chose qui n’était qu’un corps, sans qu’elle y soit préparée, sans qu’il soit sorti du sien. » « Ma mère, Mrs Winterson, n’aimait pas la vie… Elle m’a dit une fois que l’univers était une poubelle cosmique… » « J’évoluais dans le monde des livres et de l’amour que je m’étais créé. Le monde était pur et saisissant… Maman… J’aime Janey. / _ Et donc tu te vautres sur elle… des corps chauds, des mains partout… Dans ce cas, je vais partir… ai-je dit. » « Quand je suis avec elle, je suis heureuse. Tout bonnement heureuse. » La mère a dit : « Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? » A la bibliothèque municipale, la jeune fille lit les livres par ordre alphabétique, sauf Shakespeare, qu’elle a lu entièrement. « Peu à peu, je me suis aperçue que j’avais de la compagnie. Les écrivains sont souvent des exilés, des fugueurs, des parias. Ces écrivains étaient mes amis. Chaque livre était une bouteille à la mer. Il fallait les ouvrir. » « Donc, je lisais. Je lisais au-delà des frontières de mon histoire et de ma géographie, au-delà des histoires d’orphelins, des briques Nori, au-delà du Diable et du mauvais berceau. Les grands écrivains n’étaient pas inaccessibles ; ils étaient à Accrington. » Comme quoi le rejet, violent, était aussi une formidable ouverture, celle qui la fait devenir écrivain, reconnue non pas dans le giron exigu familial mais par les habitants de la planète… Les pleurs violents de la toute petite fille, qui la présentèrent à ses parents adoptifs comme ne correspondant pas à l’enfant qu’ils désiraient, en provoquant le rejet parce cela ravivait la blessure secrète de la mère adoptive en laquelle il y avait une petite fille que personne n’aimait, furent le début de l’affirmation de sa singularité. L’éventration du douillet huis-clos adoptif était aussi, par-delà l’aspect monstrueux du rejet, une ouverture. « Pour moi qui suis fascinée par les questions d’identité, la définition de soi, ces livres ont été cruciaux. Se lire soi-même comme une fiction autant que comme un fait est le seul moyen de garder la narration ouverte… La nuit où j’ai quitté la maison, j’ai eu l’impression qu’on m’avait tendu un piège visant à me pousser dehors – non pas tendu par Mrs Winterson, mais par le récit lugubre de notre vie commune. Son fatalisme était si puissant. Mrs Winterson était son propre trou noir qui engloutissait toute la lumière. Elle était constituée de matière noire, et sa force était invisible, imperceptible si ce n’est dans ses effets. » « J’essayais de sortir de l’ombre qu’elle projetait. En fait j’allais nulle part. » « Je n’avais pas de respect pour la vie familiale. » Grâce à Margaret Thatcher « j’avais l’impression que moi aussi, je pouvais réussir. » « … je me battais contre le présupposé selon lequel la littérature serait destinée à une minorité – instruite ou issue d’une classe particulière. » « Je n’ai jamais voulu partir à la recherche de mes parents biologiques. » « Je m’étais inventée. » Découverte du papier officiel de son adoption. Mais un nom est rayé. « Le conte d’hiver. Ma pièce préféré de Shakespeare : un bébé est abandonné. Un monde mal en point qui ne se relèvera que si « ce qui est perdu n’est pas retrouvé ». » Incroyable d’intelligence ! Impossible de persister à croire qu’on peut remonter au ventre ! « Peu après cette découverte, j’ai glissé vers la folie. » « Dans cet espace emmuré, étouffé par le temps, se trouvait ma mère, tel un anachorète. » La fille adoptée met un temps fou à admettre qu’une mère, ça puisse désirer que son enfant sorte d’elle, de sa vie, afin de vivre sa vie singulière. C’est ce morceau inaugural de son histoire qui lui manque. Alors, elle évoque « la porte verrouillée que je n’avais jamais voulu ouvrir. » Retour de la perte égarée : « La porte s’était ouverte. J’étais entrée. La pièce n’avais pas de sol. J’étais tombée, tombée, tombée. Mais j’étais vivante. » Cette fille, au plus sombre de la folie, garde la capacité d’écrire, parce qu’elle a pu acquérir l’arme des mots, et se voir comme un personnage. « la créativité se tient du côté de la santé. » « … l’équilibre mental dans lequel me maintenait la littérature… » « La perte égarée, vécue comme une douleur physique, précède le langage. » « J’ai toujours cru qu’elle était morte… Une histoire de Mrs Winterson. » « Le formulaire révèle que dans la case attribuée à la raison de l’adoption, ma mère avait écrit : C’est mieux pour Janet d’avoir un père et une mère. » Il faudrait ajouter aussi les raisons du couple Winterson pour adopter ! Mais les informations sont confidentielles… « Il y a eu un autre bébé… avant vous… un garçon… Paul. » « Paul ? Mon angélique frère invisible ? Le garçon qu’ils auraient dû avoir. Celui qui n’aurait jamais noyé sa poupée dans l’étang, ou rempli sa housse de pyjama de tomates. Le Diable nous a dirigés vers le mauvais berceau. Sommes-nous revenus au début ? Le certificat de naissance que j’ai trouvé était-il celui de Paul ? » En tout, il existe une lettre dans laquelle Mrs Winterson dit sa grande déception de ne pas avoir le garçon, elle avait déjà acheté les vêtements. N’ayant pas les moyens d’en acheter d’autres, elle habille la fille qu’elle adopte à la place du garçon manquant en… garçon, non pas en tant que Jeanette, mais en tant que Paul ! « Oh non oh non oh non, et moi qui croyais que ma vie n’était qu’une question de choix sexuel et de féminisme, et et… il se trouve qu’au début, j’étais un garçon. » « Est-ce que Mrs Winterson était une lesbienne refoulée ? » demande Ann, la mère biologique, à sa fille retrouvée. « J’ai travaillé sur la base de cette blessure toute ma vie. La cautériser entraînerait la fin d’une identité – l’identité fondatrice… On me reconnaîtra toujours à ma cicatrice. Tout comme ma mère avec qui je partage cette cicatrice… Mrs Winterson était magnifiquement blessée, comme une martyre du Moyen Age, le corps entaillé, se vidant de son sang pour Jésus, et tout le monde a pu la voir porter sa croix. » Comme quoi la fille adoptive avec sa blessure pouvait aussi entrer en résonance avec la blessure de sa mère adoptive… Liées par de l’inguérissable. Peut-être même s’est-elle sentie garçon pour elle, pour incarner ce qu’elle attendit en vain, pour que ce soit le bon berceau ?
Alice Granger Guitard
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