lundi 19 mai 2014 par Jean-Paul Vialard
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La Petite Bijou ou l'attrait du Néant.
Entré d'un bar/peep show figurant
« Le Néant » du roman.
Source : Wikipédia.
Résumé du Roman :
"Thérèse, la Petite Bijou, est une jeune femme de dix-neuf ans qui croise par hasard dans le métro à la station Châtelet une femme en manteau jaune qui physiquement lui rappelle sa mère, officiellement morte au Maroc depuis plusieurs années. Bouleversée par cette rencontre, elle se met à la suivre jusqu'à sa modeste habitation de la rue du Quartier-de-Cavalerie à Vincennes, sans l'aborder, et évoque son enfance avec cette mère distante et immature - qui était appelée « la boche » -, qu'elle a peu connue et qui l'avait confiée à une institution lorsqu'elle avait huit ans. La Petite Bijou dès lors va pister cette « mère » au travers de divers indices et renflouer de sa mémoire ses bribes de souvenirs. Les épisodes douloureux de son enfance continuent de perturber la jeune femme qui ne réussit pas à vivre sa vie, en étant en perpétuelle quête d'explications sur cet abandon et à la recherche de ses origines familiales. Dans un Paris froid et hostile de la gare de Lyon et du bois de Boulogne mais aussi des environs de la place Blanche et de la rue Coustou où elle habite, plusieurs personnages - le traducteur Moreau-Badmaev, une pharmacienne compatissante et tendre - croiseront l'errance et la recherche d'identité de Thérèse, qui après une ultime rencontre et tentative de suicide, renaîtra à la vie."
(Source : Wikipédia).
4° de couverture de l'Éditeur :
«"Quand j'avais sept ans, on m'appelait la Petite Bijou."
Il a souri. Il trouvait certainement cela charmant et tendre pour une petite fille. Lui aussi, j'en étais sûre, sa maman lui avait donné un surnom qu'elle lui murmurait à l'oreille, le soir, avant de l'embrasser. Patoche. Pinky. Poulou.
"Ce n'est pas ce que vous croyez, lui ai-je dit. Moi, c'était mon nom d'artiste."»
(Source : Gallimard).
L'extrait :
[ Thérèse, "La Petite Bijou", rentrant de ses longues errances en banlieue afin d'y retrouver cette Mère fantomatique, hallucinée, cette femme au manteau jaune, éprouve un malaise. Elle entre dans une pharmacie pour y trouver quelque réconfort. La jeune femme qui y travaille se prend d'affection pour la jeune fille égarée. Elle la raccompagne chez elle, et découvre le cabaret "Le Néant". Ensuite, elle passe une partie de la nuit dans la chambre de Thérèse de façon à rassurer cette dernière. ]
"Nous longions le grand immeuble au début de la rue, nous passions devant le cabaret dont le couloir d'entrée était dans la demi-pénombre. Elle a levé la tête vers l'enseigne en lettres noires : Le Néant.
- Vous êtes déjà allée voir ?
Je lui ai répondu que non.
- Ce ne doit pas être très gai.
À cette heure-là, en passant devant Le Néant, j'avais peur d'être entraînée dans le couloir ou plutôt d'y être aspirée, comme si les lois de la pesanteur n'y avaient plus cours. Par superstition, je marchais souvent sur l'autre trottoir. La semaine précédente, j'avais rêvé que j'entrais au Néant. J'étais assise dans l'obscurité. Un projecteur s'allumait, et sa lumière froide et blanche éclairait une petite scène et la salle où je me trouvais assise devant une table ronde. D'autres tables occupées par des silhouettes d'hommes et de femmes immobiles, et dont je savais qu'ils n'étaient plus vivants. Je m'étais réveillée en sursaut. Je crois que j'avais crié."
[…]
Je me suis allongée à côté d'elle. (…) Elle aussi restait silencieuse. J'ai entendu une musique très proche qui semblait venir d'en bas, juste devant l'immeuble. Quelqu'un frappait sur un instrument à percussion. Cela donnait des notes claires et désolées, comme une musique de fond.
- Vous croyez que ça vient du Néant ? m'a-t-elle dit. Et elle a éclaté de rire. (…) Et j'imaginais la scène du Néant éclairée par le projecteur à la lumière blanche. (…) Et, tout à coup, dans le feu du projecteur, apparaissait la femme au manteau jaune, telle que je l'avais vue dans le métro. (…) Elle saluait le public en levant le bras. Mais il n'y avait pas de public. Tout juste, autour des tables rondes, quelques personnes immobiles et embaumées.
- Oui, lui ai-je dit. La musique doit venir du Néant."
Toute l'architecture du livre de Modiano se dispose autour du "Néant", ce cabaret anonyme qui, du fait de sa situation dans la fiction, acquiert statut de symbole. Tout part du "Néant" et tout y retourne dans une manière de frappe destinale dont tous les protagonistes seront atteints. Au Néant l'on n'échappe pas, pas plus dans le roman que dans le parcours terrestre. C'est à une véritable esthétique de l'absence, de la disparition, de l'évanescence que le lecteur est convié, ceci s'accomplissant sous les fourches caudines de lieux incertains, d'êtres de passage, de recherches d'hypothétiques maisons ou bien d'appartements fantômes, de rencontres aussi brèves qu'énigmatiques. La nébulosité est cette qualité de la lumière qui rôde aux lisières de la banlieue; la dérive somnambulique l'empreinte indélébile qui affecte les personnages. Livre de brumes et de désespérance, livre d'oubli et de quête de soi jusqu'à l'absurde, tant l'existence s'annonce sous les traits d'une perte constante. Rien ne tient, les indices s'effacent sitôt qu'apparus, Celle qui se laisse voir - dont on pense qu'elle est la Mère ressuscitée par on ne sait quel enchantement -, ne le fait qu'à être constamment en fuite d'elle-même, des autres aussi. Livre de la dispersion, du non-préhensible, du lieu tremblant pareil à une lointaine utopie, glissant et imperceptible Farghestan que, jamais, l'on n'atteindra.
Le Néant, métaphysique celui-ci, deviendra cette constante obsession qui fera de La Petite Bijou une manière d'objet égaré dans le cosmos. Deux marques insignes de l'écriture, le Blanc, le Vide, s'appliqueront à cerner ce qui ne peut l'être, à savoir l'ombre constante de la déréliction, son irrésolution pathétique.
Le Blanc d'abord. Il est cette nullité d'apparaître, cette couleur indécidable, cette aire ne pouvant guère jouer que par contraste, en mode dialectique avec le Noir, qui l'efface, jamais ne se situant dialogiquement avec l'une des couleurs du spectre. Tout simplement parce que le Blanc est le fond sur lequel se posent les couleurs, tout simplement parce qu'il est fondement originaire, condition de possibilité du surgissement. C'est pour cette raison qu'il se tient en réserve et s'affilie à l'absence du Néant. Deviendrait-il couleur et alors l'édifice des autres couleurs s'effondrerait. Nulle couleur, par essence, ne saurait s'enlever sur ce qui, coloré, est déjà doté d'un prédicat, à savoir d'une tonalité. Le Blanc, en littérature, est cet espace neutre où affecter silence, lieux indistincts et mélancoliques, disparitions, indicible, secrets, impossibles nominations.
"A chaque palier, une grande vitre répandait une lumière claire, presque blanche."
"Une seule grande porte à deux battants sur chaque palier. Blanche."
"Elle est revenue dans la pièce. Elle avait ôté sa blouse blanche…"
"Le chauffeur attendait qu'on lui indique l'adresse. J'ai fini par dire : "Place Blanche."
"Un projecteur s'allumait, et sa lumière froide et blanche éclairait une petite scène et la salle où je me trouvais assise devant une table ronde."
"Et j'imaginais la scène du Néant éclairée par le projecteur à la lumière blanche."
Le Blanc comme une obsession, le Blanc comme pour dire la perte, l'amnésie, la confusion claire des lointains du passé. Le Blanc pour dire la qualité de la lumière qui conduit à la cécité et noie tout dans un même mouvement d'effacement.
Le Vide, ensuite, pour renforcer le sentiment de solitude, pour marteler l'obsédante impression de vacuité, l'irrésolution d'être, la non-constitution identitaire car, s'appeler Thérèse ou bien La petite Bijou, c'est toujours allouer ses déplacements à cet espace inexistant qui vous attire comme un abîme.
"Et là, nous entrions dans un garage qui était toujours vide."
"Dans cette grande chambre vide et ce lit trop large, je m'attendais à voir entrer quelqu'un qui m'aurait demandé ce que je faisais là."
"…c'était toutes les pièces vides, et elles m'avaient fait penser à cet appartement où j'vais vécu avec ma mère…"
"Mais maintenant qu'il faisait nuit, j'éprouvais une sensation de vide bien plus terrible que le vertige qui me prenait sur le trottoir de la rue Coustou, devant l'entrée du Néant."
"Au milieu de cette fête foraine (…) des traineaux montaient et descendaient les pentes à toute vitesse, mais ils étaient vides."
Dépossession du monde, lequel ne montre plus que sa carcasse décharnée, ses vertèbres saillantes, ses os aigus et ses croisement ossuaires. Comme une prémonition de la Mort. Car, en effet, comment continuer à vivre alors que les pièces ne proposent plus que leurs cimaises de plâtre, les carrousels leurs chevaux de bois sans cavaliers ? Comment poursuivre son chemin alors même que tout est abandonné jusqu'à sa propre identité ? Car, et c'est le troisième volet du triptyque, l'Innomé est ce qui vient parachever l'œuvre de destruction. Le Blanc traçait déjà les premiers contours d'une disparition, que le Vide renforçait, que l'Innomé réduit à Néant. Ce qui veut dire à l'inexister, c'est-à-dire au retrait de Soi du monde.
"Pourtant, le nom de famille de ma mère qui figurait sur mon acte de naissance était Cardères. Et O'Dauyé le nom qu'elle avait pris, son nom d'artiste en quelque sorte. Ça c'était du temps où je m'appelais la Petite Bijou…"
"(…) je voulais rassembler quelques pauvres souvenirs, retrouver des traces de mon enfance, comme le voyageur qui gardera jusqu'à la fin dans sa poche une vieille carte d'identité périmée."
"Il n'existait pas de pays natal, mais une banlieue où personne ne m'attendait."
"Je ne me souviens plus comment s'appelait le chien. Ma mère ne lui avait pas donné de nom."
"Je suis née de père inconnu."
"Heureusement que je portais mon étiquette, sinon je me serais perdue parmi tous ces gens. J'aurais oublié mon nom."
"Alors les visages de Sonia O'Dauyé et de la Petite Bijou seraient rongés par une sorte de moisissure et on ne pourrait plus entendre leurs voix."
Alors, comment mieux dire le Néant, son inscription "en lettres noires", "dans la demi-pénombre" de la vie ? Comment mieux dire la "lumière froide et blanche", la clarté spectrale, livide qui cerne de toutes parts la frêle existence de cette Petite Bijou dont, à la fin, l'on se demande si elle a bien existé, si elle n'est pas une simple hallucination, à la manière de "silhouettes d'hommes et de femmes immobiles", "embaumés", identiques à des momies entourées de leurs étranges bandelettes ? Blanches, les bandelettes, comme les "notes claires et désolées" de cette musique qui "doit venir du Néant", car d'où viendrait cette rumeur qui semble vouloir tout effacer, jusqu'à cette "femme au manteau jaune" qui paraît ne faire phénomène qu'à l'aune d'un mauvais rêve, sans doute d'un cauchemar.
Comment mieux installer une langue qui tourne à l'obsession d'elle-même, qui devient la pâte existentielle travaillée de l'intérieur, tout comme les personnages de la fiction qui ne tiennent debout qu'à être pénétrés du souffle des mots ? Car la Petite Bijou, Moreau-Badmaev - ce jongleur de langage; le couple Valadier - ces lexiques flous -, Thérèse - ce prénom si éthéré qu'il paraîtrait une simple parenthèse -, Sonia O'Dauyé - artiste-saltimbanque pareille à des points de suspension -, tous ces étranges personnages mettent en texte ce qu'ils sont eux-mêmes, à savoir des sémantiques vides à la recherche d'un prédicat qui les installe dans le monde. Nul doute cependant qu'ils y figurent au titre de la littérature. Modiano, en tout cas, nous délivre toujours ces bijoux rares et ciselés qui inscrivent dans la mémoire des lecteurs ces instant amnésiques émouvants à force de sobriété et d'exactitude. Comme une dentelle qui voudrait dire le pathétique des trous qui en entretiennent la tension.
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