mardi 3 juin 2014 par Anne Michel
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Essai d’une poétique de la montagne dans l’oeuvre de Yves Bergeret,
par Nicole Barrière
Cet ouvrage se présente singulièrement semblable à la vie, tissé de faits et d’évènements, d’aventures géographiques et intérieures, de rêves de la pensée et de l’obsédante présence des mythes. Somptueux patchwork que dessine bien haut et clairement enthousiaste la phrase superbe de Nicole Barrière. Centrée sur le thème d’une vie d’artiste dont la soif de connaissance du monde, plus universelle qu’égocentrique, pulvérise la notion de voyage, celle-ci dresse pour nous, enclos dans son work in progress, le portrait du peintre-poète Yves Bergeret pour qui le "devenir Soi" pour, avec et par les autres se vit sans concession aucune. Tout en suivant son parcours pas à pas, parfois au sens propre, le plus souvent par le biais de l’oeuvre poétique, picturale ou par celui de descriptifs plus directement ethnographiques, elle l’accompagne, presque symbiotiquement, jusque dans sa découverte d’un autre ordre de culture. Il s’agit, entre autres, de celle des peintres-paysans de Toro Nomu, au Mali, où cet Homme de Die, centre France et civilisation bien balisée par l’écrit et le rationalisme, devient l’Homme de Koyo, celui qui, tout étranger qu’il soit, sera amené à la suite d’un lent rapprochement avec les artistes du village, à l’acte de transmission.
Le texte de cet essai épouse fidèlement, par son extrême mobilité et sa palpitante densité, les mouvements émotionnel, intellectuel et humaniste de ce "passeur de signes", comme l’écrit Nicole Barrière ; expose avec précision ses itinéraires et ses découvertes concernant des vestiges célèbres ou moins repertoriés comme les oeuvres du néolithique de l’ïle de Chypre ou les pierres levées de Galice.
Dans une démarche dynamique qui n’est pas sans rappeler le propos de Pietro Citati dans sa biographie de Kafka, elle retrace tout en reprenant leurs échos poétiques, les multiples déplacements d’Yves Bergeret. Soulignant le caractère exceptionnel de cette transhumance à travers les cultures et leurs croyances. Conduisant sa réflexion sur l’alchimie quasi organique qui unit le poète, né dans les Monts du Diois, à la montagne. Montagne, objet de la Nature avec son poids de roches visibles ou repliées autour de poches secrètes au sein desquelles des sources et des torrents internes fécondent toute une vie de faune et de flore. Et puis, montagne, symbole du lieu à atteindre ; image de l’ascension qu’elle exige, maitresse glaciale en ses hauteurs, brûlante en ses cratères volcaniques, fertile en ses vertes vallées.
Poète elle-même, elle s’empare du sujet et du personnage, sans pour autant se les approprier, à tel point que le livre se met à respirer au rythme et au souffle d’Yves Bergeret. De même que le poète désigne son expérience :
"En poésie, on n’habite que le lieu que l’on quitte, on ne crée que l’oeuvre dont on se détache, on n’obtient la durée qu’en détruisant le temps",
Nicole Barrière désigne l’artiste comme "l’initié" qui s’arrache à son confort européen pour emplir son existence d’une autre dimension et la faire vibrer d’autres sonorités que celles de ses "humanités".
Cet essai passionné s’appuie sur une narration de plus en plus circonscrite, qui part du voyage en ce qu’il est changement de sol et de ciel pour arriver au voyage symbolique qu’est le poème, lui-même retranscription du chemin concrètement effectué à travers les pays, retrouvailles avec les émerveillements ressentis au cours des différentes étapes ; et, dans un même temps de préhension de l’Histoire humaine, développement dans l’univers exponentiel des figures ou des lieux de mythologie.
Dans le chapitre Poèmes écrits en Grèce, par exemple, il s’agit presque d’une liturgie profane tant tout fusionne en une symphonie de thèmes, d’évocations et de références. Yves Bergeret, poète, peintre, explorateur, comme poussé par son souffle voyageur parcourt et Nicole Barrière, dans un même élan appelle autour de lui les noms de ces créatures surgies d’une terre où foisonnaient les héros et les Dieux... Orphée et Eurydice, Icare et Hadès, sombre maitre des Enfers.
On songe alors à ces auteurs européens qui découvrirent la Grèce avec enchantement, Marguerite Yourcenar qui traduisit entre autres Pindare, Eschyle et Euripide, Nietzsche, mais tout aussi bien Renée Vivien, Lawrence Durell, visiteurs éblouis de ces régions à la terre âpre et sèche, si féconde en mythes..
En ses voyages, l’artiste se cherche, s’égare et se retrouve, s’exalte et se ressource pour affirmer sa volonté de franchir ses propres barricades, psychologiques, artistiques ou sociales.
Pour lesquels poèmes, pour lesquels périples, Nicole Barrière déploie le foisonnement de son érudition en une fructueuse moisson littéraire, musicienne, picturale. L’élan de sa sympathie poétique totalement conquise nous entraîne, subjugués, dans le détail de ce parcours exemplaire, solidaire des contrées qu’il emprunte.
Comme en une acmé respectueuse, cet essai sur la longue maturation d’un artiste et voyageur poète, culmine au Mali dans le chapitre consacré à la participation d’Yves Bergeret aux pratiques rituelles des peintres-paysans de Koyo, village du pays Dogon ; où, durant dix ans, il apprit de leur enseignement à acquérir les gestes concrets ou symboliques, et surtout l’état d’esprit, en vue d’une initiation à l’éthique de cette population animiste, ancestralement uni à la montagne.
Dans cet ouvrage pas de démonstrations conceptuelles sur la poésie ou la peinture, mais une "relation" sur le vif du travail de l’artiste dans son cheminement d’homme au croisement des mondes. Un jaillissement continu d’idées, d’hypothèses, de questions, une langue généreusement imagée, pour comprendre, adhérer, et enfin pour nous dire combien une vocation artistique peut porter ses racines loin de notre routinière existence, les essaimant pourtant en nous, étroitement soudées à chacun de nos actes et de nos pensées. Combien elle engage de forces d’amour et d’amitié dans un travail de façonnage de l’être, un remodelage de l’esprit. Et comment, en une longue reconquête de notre nature et de notre conscience face au monde, sa pratique d’un certain silence et d’une certaine parole oeuvre pour permettre l’écoute de l’autre et de soi-même, car comme l’écrit Nicole Barrière " l’art permet au rêve de l’humanité de remonter à la surface".
Anne Michel
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