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L’homme de Die - Nicole Barrière
dimanche 24 août 2014 par Mahamadou Lamine Sagna

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L’homme de Die. Essai d’une poétique de la montagne dans l’œuvre d’Yves Bergeret, Ed Createspace 2014

L’homme de Die, derrière l’excellent titre (qui fait penser à l’homme dédié, l’homme de dieu), se cache une invitation à l’écoute des sensibilités, des paroles, des souffles d’autres populations. D’ailleurs le sous-titre « essai d’une poétique de la montagne d’Yves Bergeret » nous indique clairement le rôle clef de l’environnement et de l’écoute dans la poésie de son collègue, objet de l’essai.

Oui, je dis bien objet, car Yve Bergeret est une entité que construit Nicole Barrière à l’intérieur de la poésie. Mais cet objet est à la fois un sujet chargé d’affects et de concepts. Reconnaissons-le, cette démarche de l’essai est originale et complexe.

Le poète Yves Bergeret, objet et personnage principal du roman, apparaît comme l’incarnation des autres personnages c’est-à-dire comme représentant de sujets qui se reconstruisent perpétuellement dans des actes, dans des élocutions, dans des espaces constamment fugaces.
Décidemment, il y a de quoi être désorienté. Pour m’en sortir, je fais donc un détour par le langage mathématique :

Yves Bergeret = poète = personnage engagé dans l’action avec = personnage conceptuel = objet et sujet, d’où Yves Bergeret = être. C’est par une sorte de transitivité du regard porté par Nicole Barrière que j’appréhende Yves Bergeret, l‘autre être. Autrement dit, l’approche barrérienne fait résonner en moi cette phrase qu’un de mes professeurs de philosophie avait coutume de dire : « entre moi et moi-même, autrui est indispensable ».

Cet essai ou ce roman, je l’ai lu avec les mots clefs suivants : altérité, différence et réflexivité. En effet, ce récit anthropologique nous balance entre singularité et pluralité, entre ici et là-bas, le proche et le lointain. En lisant ce livre, on est comme assis sur une balançoire on cherche se défaire de sa pesanteur pour aller vers le haut. Avec le guide Yves Bergeret, on voyage vers d’autres cultures. Il nous invite à le suivre et à fournir l’effort d’aller au-delà de nos perceptions, en écoutant les productions de pensées des autres pour comprendre la place essentielle de l’être.

On le suit, avec son fardeau, il escalade les montagnes, avance dans la montagne, surmonte les écueils, pour se poser, regarder et peindre ce qui ne se voit pas à l’œil nu : la mythologie et les grands fondements humains. En agissant et en créant ainsi, le poète nous aide à comprendre de l’intérieur la présence de l’ancêtre, l’importance des représentations mythiques. Pour nous faire saisir de l’intérieur ce qui pourrait nous échapper, il effectue des pauses. Mais ces arrêts ne sont pas de tout repos pour lui. Il peint ce que nous montrent les « poseurs de signes ». On le voit, la démarche d’Yves Bergeret s’inscrit dans une dynamique interactive de la poésie et de la peinture. C’est un acte éthique puisqu’il tient compte de l’apport de l’autre dans sa démarche artistique. Comprendre les signaux et signes que donne l’autre, tel semble être le credo du poète peintre. Graver le discours de l’autre dans le poème-peinture, n’est-ce pas inscrire la poésie dans une histoire à plus longue durée d‘une part, et d‘autre part admettre sa différence et accepter d’apprendre de cet autre ce qu’on ne connait pas ?

En nous montrant comment la peinture et la poésie d’Yves Bergeret transforme l’œuvre, le rapport à autrui et donc les liens sociaux, Nicole Barrière nous indique non seulement comment la démarche de ce dernier est éthique, mais également comment son poème et sa peinture sont tour à tour, et simultanément hôtes. Cette forme d’hospitalité, ce lieu d’hébergement de l’être qu’est la poésie-peinture d’Yves Bergeret brise les écarts, rassemble et met en dialogue des ensembles distincts. La poésie-peinture d’Yves Bergeret est le lieu d’intersection du vent, la pluie, la neige ou le grand soleil.

On le voit, Yves Bergeret aime les lieux en turbulence. Nicole Barrière nous dit « Yves Bergeret rapporte le chaos d’un voyage triangulaire qui mène sur le triangle de l’esclavage, et ce triangle s’il a changé de sens, il est toujours présent là à notre porte, à Lampedusa en Sicile, au Mali et en Afrique, aux Antilles et en Guyane. »

Décidemment. Les poètes Yves Bergeret et Nicole Barrière ne vont pas cesser de nous désorienter. C’est par leurs regards portés sur les ilots de pauvreté et richesse, de transport par bateaux, pirogues ou dos d’ânes, d’environnement aquatique ou de sécheresse, qu’ils nous donnent à réfléchir sur la mondialisation. N’est-il pas étonnant que la notion de mondialisation (globalisation) offre cette grande fécondité ethnographique alors que d’un point de vue théorique elle reste, pour tout le monde, fort obscure ?

En fait, par une convergence qui ne peut être de hasard, le processus de la mondialisation et les traits que relate Nicole Barrière, corroborent de façon frappante nos inquiétudes sur le devenir du monde.

Elle invoque la violence qui agit sur les structures politiques, et surtout celle qui permet de légitimer cette violence politique. Cette perspective bergeretienne, il faut le reconnaitre, nous invite à appréhender la mondialisation sur un triple registre : le réel, l’imaginaire et le symbolique. Nicole nous permet de voir à travers l’œuvre d’Yves Bergeret chacun de ces points, ou tout à la fois. De ce point de vue, ce livre éclaircit la notion de violence symbolique, car il s’agit d’une violence qui convoque ces trois registres. Elle nous permet également de mieux investir les pistes du sacré, des croyances, de l’estime de soi.

La poétique d’Yves Bergeret est une méthode qui permet de réinterroger aussi les catégories de totalité et de totalisation, de frontière et de mélange, de pluralité des méthodes, de décloisonnement, de rationalité du point de vue « local ». Cette méthode opératoire nous sert à effectuer un calage plus fin de la notion de mondialisation pour pouvoir précisément prêter une attention particulière aux mythes et surtout aux rites qui sont au cœur de la manipulation des hommes à travers les échanges mondiaux.

En vendant aux Africains le rêve d’un « Eldorado européen », on crée les conditions d‘une émigration de millions de gens au péril de leur vie. Et, en vendant aux Européens un tourisme "authentique" africain, on renforce les structures inhumaines du capitalisme.

En d’autres termes, l’Europe est le symbole de ce qui guette l’Afrique, et l’Afrique est le symbole qui guette l’Europe. Ce qui guette tout le monde est donc l’inhumanisme du capitalisme mondialisé, c’est-à-dire un système fondé sur la pauvreté. L’endoctrinement a donc deux faces, les structures mentales sont façonnées et idéologisées de part et d’autre. Nicole Barrière nous montre comment Yves Bergeret nous aide à le déconstruire. Elle montre d‘abord qu’il y a bien un enjeu symbolique dans la nomination du phénomène de la mondialisation actuelle. L’Europe comme l’Afrique est embarquée dans une mondialisation menée par l’Amérique.

En fait, cette déconstruction conduit à la question suivante : qu’est ce qui, au-delà des logiques d’appartenances et des solidarités permet l’efficacité du capitalisme mondialisé ? Comment étudier le domaine symbolique de la domination ? Comment se donnent à voir les rituels ?

Certes ce que Michel Foucault appelle Surveiller et Punir s’opère à travers le langage, les règles, les échanges, les systèmes de signes qui sont au centre des réseaux – mais le problème majeur de la violence du symbolique est celui du croire et du sacré.

En effet, face au capitalisme conquérant, tous doivent affronter l’épreuve d’un morcellement. Chacun, essaie précisément de sortir par un effort de retotalisation. Cette dialectique d’être dedans et dehors, au cœur de la préoccupation identitaire, est du plus haut intérêt pour saisir les mécanismes et les enjeux anthropologiques. Par exemple, en même temps qu’ils veulent prouver leur existence en tant qu’Africains, on leur dit qu’ils n’ont pas d’histoire. De même lorsqu’elles veulent montrer leur insertion dans la société d’accueil, on leur dit qu’elles ne sont pas assez assimilées. Est-ce à dire que l’intégration consiste à se confondre dans la société ? Si tel est le cas l’intégration ne constitue-t-elle pas en dernière instance, une source de désintégration des mythes, qui, rappelons-le, sont effectués travers des rituels.

Dès lors, on peut se demander quels sont les agents qui incitent à cette déritualisation ? Les religions monothéistes ou la modernité, ou les deux ? Mais de la modernité et des religions monothéistes qui a les pratiques dites animistes ?

On sait que depuis Durkheim la culture anthropologique et sociologique a su couper le cordon ombilical qui rattache le rite à la religion. Durkheim a montré la présence dans la société moderne de la religiosité sans religion.

Plus globalement, Nicole Barrière nous rappelle qu’il concerne la modernité ou le domaine religieux, on ne peut pas se démarquer des mythes pour affirmer la spécificité de la problématique et l’autonomie relative de l‘objet rituel. Par conséquent on peut trouver des liens entre le rite animiste et modernité et les religions que certains appelleraient le syncrétisme des rites et mythes animistes et religieux.

Pour tout dire, Nicole Barrière nous montre que si le rite est la reprise dramaturgique des évènements fondateurs qui ont conduit à l’instauration de l’ordre présent des choses, alors on peut effectivement dire avec Yves Bergeret que l’élucidation des rites se donne à voir autour des croyances animistes.

Les mythes et les rites qu’ils soient chrétiens, musulmans ou animistes se traduisent les uns dans les autres. La logique rituelle qu’elle soit dans le pays Dogon ou dans la région parisienne est une logique du faire et du faire dire des croyances, y compris par le corps et la gestuelle. Les pratiques magiques de mélanges d’instruments, de substances végétales ou animales, de sons rythmiques colorées et odorantes permettent de reconstruire des paroles morcelées dans une mise en scène mythique voire mystique. Certes, en suivant cette approche le lecteur pourrait se demander si les pratiques magiques ne sont pas du théâtre ou peut-être comme du théâtre.

En nous faisant réfléchir sur ces questions sociales d’une part, et d’autre part, en nous montrant ce qui se passe dans ces iles, des volcans en activité, Yves Bergeret, nous invite à prendre conscience des volcans endormis que sont ces iles de pauvreté et du danger que l’humanité prend. Pour lui, il faut prendre le risque de comprendre, de défaire et d’agir.

La poésie n’est-elle pas une des définitions possibles du risque ? Le poète en s’intéressant à l’altérité se met en risque.

Yves Bergeret prend des risques non seulement en effectuant le poème-peinture de sa propre autobiographie mais aussi en cherchant à nous faire vivre de l’intérieur la vie des autres. Ces risques Yves Bergeret les prend dans des conditions environnementales et climatiques limites : des tempêtes de neige, dans de crêtes escarpées en plein brouillard ou d’encerclement par le feu.

En grande observatrice fine et avertie, Nicole déchiffre la topographie des situations sociales et économiques dans lesquelles s’inscrit l’œuvre d’Yves Bergeret. En collègue, elle saisit de l’intérieur les écarts, et recueille les fragments, les totalités, les ensembles vides des organisations gouvernementales, et nous invite à pousser à leurs transformations pour être des supports réels pour le développement.

En fait, l’analyse sociologique et politique au cœur du livre de Nicole Barrière est du plus haut intérêt pour saisir les mécanismes et les enjeux économiques de la mondialisation.

Comme les autres personnages, Yves Bergeret, est à la recherche d’un meilleur système de droits (politiques, civils, droits de l’homme). A ce titre, il représente le personnage d’action et de conception de toutes les autres personnes qu’il a fréquentées.

Par la solidarité dans l’isolement, les personnages entretiennent des rapports privilégiés avec leurs esprits. A n’en pas douter, Nicole Barrière, touche là un point crucial de la place essentielle du sacré et du sacrifice au cœur de l’échange.

Les contradictions dans les attitudes et comportements des uns qu’Yves Bergeret révèle, renvoient aussi, en partie à nos contradictions propres, à notre société comme totalité. Derrière un soi-disant processus de mondialisation, se profile une volonté d’anéantissement total des valeurs héritées du passé et une prise de risques sur le futur.

C’est dire que le problème de la structure de l’échange ne doit pas servir à cacher le problème affectif, existentiel, éthique, réactionnel et violent de l’échange. On le voit, en travaillant sur les œuvres d’un de ses collègues contemporains, Nicole nous dit que « travailler sur l’autre c’est travailler sur soi, c’est interroger sa propre œuvre car elle passe par une écoute attentive de la parole d’un autre. »

Par une description détaillée, documentée, cohérente et fluide, l’auteur partage avec nous ses frissons, ses angoisses, ses espoirs, en racontant les prises de risque de ce grand poète.

Dans ce texte riche en description on vit pleinement les interactions entre ceux qui ne se sentent que citoyens d’un pays ou du monde ou encore pour tous ceux qui ne se posent pas cette question. On est toujours étranger et citoyen, en fait, il faut saisir ou non la temporalité propre à chaque groupe pour se sentir des leurs ou non.

La conséquence, toute barrérienne du recours au titre de l’homme de Die est que si tout phénomène humain est passible d’une explication multiple, en dernière instance c’est l’homme qui peut en faire une singularité, et vice versa.

En cette période d’incertitude, ce livre est d’une grande opportunité pour tous ceux qui comme moi s’intéressent à la question de la gestion des incertitudes, car il nous montre comment un auteur prend des risques sur lui-même pour nous faire prendre conscience de l’autre.

En plongeant dans ce livre de Nicole Barrière, si riche en description, on ne peut qu’être frappé par la façon dont les croyances nous lient aux êtres intermédiaires entre le monde ici-bas et les dieux. Ces intermédiaires disposant de pouvoirs spécifiques pour dompter les génies par des pratiques magiques n’agissent pas seulement sur les corps individuels, ils interviennent sur le corps social.

De ce point de vue, cet essai constitue un outil pour tous les spécialistes de l’anthropologie des mentalités, des représentations sociales, des systèmes symboliques, des croyances, des religions, des mythes traditionnels, modernes, des rumeurs, des récits et légendes. Elle scrute aussi le champ de l’imaginaire.et porte un regard neuf sur les travaux actuels sur la maladie, la douleur, le corps, le sens du mal, le savoir, le pouvoir, les idéologies.

On le voit le livre de Nicole Barrière est d’une opportunité brûlante pour comprendre comment ce monde atteint par la pathologie, tente de se soigner par des pratiques magiques. En effet, le rite permet de reconstituer la continuité vitale que la maladie cherche à rompre.


Par Mahamadou Lamine Sagna, Enseignant – Chercheur en Socio-anthropologie, spécialiste des questions monétaires, du symbolisme et de la globalisation, a enseigné plus d’une dizaine d’années aux Etats-Unis, notamment à la prestigieuse université de Princeton



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