lundi 8 décembre 2014 par Jean-Paul Vialard
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Jouir - Catherine Cusset.
Source : Gallimard.
4° de couverture.
« Une femme rencontre un homme. Elle ne veut pas lui faire l'amour. Elle a terriblement envie de lui. Elle livre sa vie amoureuse et charnelle, crûment, de A. à Z., de six à trente-deux ans. Avec un désir : que l'histoire ne se répète pas. »
Incipit de l’œuvre.
« Je ne suis pas fait pour jouir. Il ne faut pas prendre cette phrase dans un sens terre à terre mais en saisir l’intensité métaphysique. – Je me dis toujours que je vais faire ton malheur, que sans moi ta vie n’aurait pas été troublée, qu’un jour viendra où nous nous séparerons (et je m’en indigne d’avance), alors la nausée de la vie me remonte sur les lèvres et j’ai un dégoût de moi-même inouï, et une tendresse toute chrétienne pour toi. »
Gustave Flaubert à Louise Colet,
Nuit du samedi au dimanche,
Minuit, 8-9 août 1846.
Présentation sur le site de l’auteur.
« Sous forme d’une mosaïque d’anecdotes sans commentaire, sans analyse et sans introspection, Jouir est le portrait d’une femme d’aujourd’hui et de toutes les formes que peut prendre son désir. C’est moins un livre érotique qu’un livre sur le conflit entre désir et amour, entre la jouissance immédiate et la peur de trahir. »
Commentaires.
Aborder le livre de Catherine Cusset implique, à l’évidence, deux voies aussi inévitables qu’opposées en leur fond. Ou bien on « jouit » du texte d’une manière instinctuelle, ou bien on en « jouit » littérairement. Nous verrons que l’une est exclusive de l’autre. Mais, d’abord il faut analyser le titre, sa forme elliptique, cet infinitif si proche d’un impératif qu’il finirait par se comporter à la manière d’un énoncé performatif. En quelque sorte ce titre agirait comme une simple et directe injonction, laquelle nous requérait de nous installer d’emblée dans une anatomo-physiologie du désir, donc de camper à l’orée de la chambre des amants, là où le peccamineux et le secret fantasmatique rôdent comme des voleurs dans la nuit. Ici nous avons nommé un érotisme proche d’un voyeurisme, le fait littéraire étant, de ce fait, évacué d’une approche adéquate du texte.
Nous saisissons là combien le dessein de l’auteur est dévoyé de son objet même. Si, incontestablement, le livre est parcouru de scènes « osées » - selon le terme aussi conventionnel qu’indigent -, il ne l’est qu’à servir un projet littéraire, celui inscrit en toutes lettres dans le propos liminaire que constitue la lettre de Flaubert à Louise Colet, véritable fil rouge nous conduisant au sein de cela qui est à comprendre et que nous énoncerons selon la thèse suivante : la narratrice, double halluciné de Louise Colet, destine son amour à celui qui, dans l’ouvrage, est pudiquement nommé d’une seule voyelle « I », silhouette de Flaubert lui-même, « amant » insaisissable que l’art a happé, le soustrayant aux contingences amoureuses et aux « affres » de l’amour physique. Il n’y aurait autre chose à « voir », dans cette œuvre, que la mise en exergue d’un sentiment aussi fort qu’inatteignable par définition puisque Louise Colet, au travers de ses multiples amants (au rang desquels on comptera des écrivains célèbres : Alfred de Vigny, Alfred de Musset, Abel Villemain pour ne citer qu’eux) poursuit la littérature, l’art et, en définitive, l’absolu. Pour y parvenir, ou tenter de le faire, elle utilisera les pouvoirs qui sont les siens, la séduction essentiellement, séduction que refusera Flaubert. L’auteur de « Madame Bovary » est déjà bien au-delà de cette simple réalité physique et sentimentale. Depuis longtemps déjà il a délaissé les rives d’un « réalisme amoureux » pour le transcender et le porter sur les seuls fonts baptismaux recevables à ses yeux, lesquels sont affiliés à l’écriture et à la pratique de cet art exigeant.
Depuis la « crise » vécue par Flaubert, ne lui reste plus comme manifestation physique de l’acte d’amour que cet étroit fétichisme en quoi consistent les pantoufles et le mouchoir de Louise porteur des traces de sang de ses menstrues, fétiche auquel il voue une manière de culte et destine à son activité d’onanisme. Ici, dans cette pratique objectale dans laquelle se devine comme la trace patente d’un sentiment de castration, transparaît cette dimension d’une perte irréversible, même si l’art et le sentiment noble de s’y installer semblent atténuer la rigueur d’une existence somme toute ascétique, coupée de la vie en ses manifestations habituelles. Flaubert, comme il le déclare dans sa lettre du 8-9 août, n’est « pas fait pour jouir » au sens commun. Jouir, oui, mais seulement dans le sentiment esthétique d’une forme à atteindre, cette littérature qui emporte loin au-delà de soi dans la contrée absolue des vérités indépassables.
« Il ne faut pas prendre cette phrase dans un sens terre à terre mais en saisir l’intensité métaphysique ». Ici se dit le nœud serré autour duquel s’articulent aussi bien les réalités tragiques de Flaubert/Colet, que le jeu en miroir de la Narratrice de « Jouir » et son amant de papier, ce fuyant et irréalisable « I » dont l’homosexualité est le pendant sexuel de l’onanisme de Flaubert. Ces deux pratiques s’instituent en tant qu’impossibilité de la relation amoureuse. D’un côté la « physique » de Colet et de la Narratrice ; de l’autre côté la « métaphysique » de Flaubert et de celui qui est nommé « I ». Entre les deux une césure irréconciliable, comme le sont les deux versants d’une montagne, adret et ubac, chacun existant sous le régime de deux principes contradictoires. Il y a là comme un indépassable, une situation limite que Catherine Cusset traduit dans une langue épurée, simple efficace, allant directement au fait brut. Non celui d’un prétendu « érotisme », - ce gadget moderne -, mais celui, ontologiquement enraciné dans la condition humaine de rencontres impossibles par essence. Bien évidemment, ceci reçoit le nom de « tragique ». Tout comme l’art qui est dépossession de soi afin qu’apparaisse cette part irréductible à l’épiphanie du quotidien. Ecrire est cela même qui s’annonce dès que l’on a renoncé au jeu brillant des apparences pour faire sourdre un sens toujours coalescent à une douleur, une souffrance. « La nuit étoilée » de Van Gogh n’aurait jamais trouvé le subjectile où exprimer sa confondante présence au monde si Vincent n’avait extirpé cette œuvre de ses propres tripes, si son ombilic, ce centre métaphorique, n’avait été mobilisé afin que le métaphysique pût, l’espace d’une toile, trouver son exutoire physique. Car les étoiles ne sont que la trace patente du drame d’exister venant allumer notre conscience à l’aune de ces infimes constellations perdues dans l’outre-mer violent du tableau. Violence contre violence. La perdition de van Gogh contre l’éclair de lucidité, le nôtre, un moment convoqué.
Ce qui est indispensable à comprendre, lisant « Jouir », c’est que le sujet du livre n’est nullement la mise en situation d’un « acte sexuel », mais la mise en forme d’un « acte de langage ». Bien évidemment, il y a plus qu’une nuance. Une lecture attentive des premières lignes du livre nous installe d’emblée dans ce qui s’y dessine et y demeurera tout au long de l’œuvre : réactualiser la tragédie Flaubert/Colet grâce au recours à une « fable » moderne. Cependant rien du classicisme initial n’est évacué. C’est de la même exigence dont il est question, laquelle ressort de la correspondance d’août 1846 : créer une insoutenable tension entre une passion physique exacerbée - pour l’amant du point de vue de Louise ; pour l’objet du point de vue de Gustave -, et une passion qui les dépasse et les remet au drame de leur destin, celle de l’art comme motif toujours hors de portée.
*** Ci-dessous, des extraits de l’œuvre dont le regroupement volontairement thématique voudrait donner à voir les préoccupations essentielles qui s’y font jour.
L’écriture - La littérature -
« Ce serait bon qu’il y ait un autre corps avec moi en travers de cet immense lit, avec lequel je ferais l’amour lentement. Pour cesser d’y penser, je me masturbe. » (…) « Cela, je l’écris à la table d’un restaurant français de cette ville moderne, jeune et dynamique, devant un kir royal. Quand je suis entrée dans le restaurant, j’ai demandé au patron s’il pouvait me donner du papier et un crayon – dans le cas contraire il m’aurait été impossible de rester à cause de cette abrupte envie d’écrire qu’il me fallait satisfaire. Du papier, le patron a eu un peu de mal à en trouver. Il m’a apporté deux longues feuilles qui avaient été pliées en quatre comme un accordéon, blanches d’un côté, et portant de l’autre le nom et le numéro de téléphone du restaurant ainsi qu’un dessin de deux arlequins servant du vin et du fromage, autour desquels courra mon écriture tout à l’heure quand j’aurai rempli le côté blanc de ces deux pages et que me tiendra encore l’envie d’écrire. »
[NB : c’est moi qui souligne.]
« Je suis jalouse des homosexuels, jalouse de mes amis pédés, jalouse de Renaud Camus et d’Hervé Guibert, même si Hervé Guibert est mort. Je les lis et les relis. »
« Je me suis maudite d’avoir été assez stupide et égocentrique pour croire qu’il m’aimerait davantage s’il lisait ce que j’avais écrit … »
« Une nuit je commence à lui écrire, et pendant les jours qui suivent je ne peux plus m’arrêter. »
« B.D. adultes. Je l’ai lue avec ravissement et une passion égalant celle avec laquelle je dévorais à cet âge Balzac ou Dostoïevski. »
« … cinq ou six feuillets de papier bible couverts des deux côtés de sa fine écriture, qui me rappelaient qu’en ce monde je n’étais pas seule. »
« … je lisais une page de La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu, toujours la même, racontant un épisode au cours duquel Justine se fait violer de tous côtés par les moines … »
« … quand je l’entends à la radio, avec ses chutes de phrases qui s’enroulent et remontent lentement comme des caresses érotiques alors qu’il parle de Byron ou de Heidegger -, mais cela qu’il aime en moi : l’énergie du désir et de la parole. »
« Je reste plongée dans l’eau chaude et la mousse jusqu’à son réveil, deux ou trois heures plus tard. Je lis La Vie tranquille de Marguerite Duras.»
Le désir coletien « d’I ». (de Flaubert).
« La décision que j’avais prise juste auparavant de rester distante et charmante, femme mariée qui garde la maîtrise de la situation et qui pourrait avoir une aventure mais dans la légèreté et sans compromettre sa vie, je l’oublie. Je suis suspendue à cette voix. »
« Très vite je me suis mise à tout faire en fonction d’I. dont je ne sais presque rien. Ici, dans cette ville moderne, jeune et dynamique, j’ai envie de voir de l’art parce que j’essaie d’imaginer les yeux d’I. sur cet art. Je vais danser la nuit parce que j’aimerais danser avec lui ; son corps svelte et gracieux, il doit avoir le rythme dans la peau. »
« Le soir, à onze heures et quart, j’ai appelé I. pour m’excuser. Il n’était pas impératif de lui téléphoner mais déjà je ne pouvais plus résister. »
« Je l’ai appelé à une heure du matin, soupçonnant qu’il ne serait pas couché. Puis j’ai essayé tous les quarts d’heures jusqu’à ce que je tombe sur lui à trois heures. Il était surpris. »
La complexion flaubertienne d’I. (l’amour refusé).
« I. a dit qu’avec moi rien ne pouvait être léger. Mais c’est avec lui - entre nous - que rien ne peut être léger. »
« La seule chose qui compte, c’est qu’I. n’est pas là. Puis qu’il est là, enfin, à huit heures, juste avant le début du concert. Il semble content de m’entendre. Il s’excuse de ne pas avoir pu m’appeler comme d’une chose négligeable : il était en courses toute la journée, il avait oublié mon numéro chez sa sœur. »
« Il est dix heures cinq. Le répondeur se déclenche. I. n’est pas là. Il savait que j’allais appeler. Il est sorti pour m’éviter. Il fait partie de ces hommes qui n’ont pas le courage de dire non en face. »
Les deux dernières phrases du livre.
« Ce matin, pendant que je préparais le café, Y. [« L’amant du quotidien »] m’a enlacé par derrière, logeant son sexe au creux de mes fesses et posant ses mains sur mes hanches, content d’avoir joui en moi hier.
Nous allons partir. »
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