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Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier - Patrick Modiano
lundi 5 janvier 2015 par Jean-Paul Vialard

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Saint-Leu-la-Forêt – la Gare.
Source : Wikipédia

4° de couverture de l’éditeur.

« – Et l’enfant ? demanda Daragane. Vous avez eu des nouvelles de l’enfant ?
– Aucune. Je me suis souvent demandé ce qu’il était devenu... Quel drôle de départ dans la vie...
– Ils l’avaient certainement inscrit à une école...
– Oui. À l’école de la Forêt, rue de Beuvron. Je me souviens avoir écrit un mot pour justifier son absence à cause d’une grippe.
– Et à l’école de la Forêt, on pourrait peut-être trouver une trace de son passage...
– Non, malheureusement. Ils ont détruit l’école de la Forêt il y a deux ans. C’était une toute petite école, vous savez... »

Thématiques et confluences.

Bien évidemment, un auteur tel Patrick Modiano, dont le style est si singulier, ne pouvait s’absenter, dans son dernier livre, des thèmes récurrents qui sont les siens et donnent à tous ses ouvrages cette empreinte inimitable. A ceci l’on reconnaît la marque d’un auteur incontournable dans le champ de la littérature des XX° et XXI° siècles. Citons, pêle-mêle, ces lignes d’écriture obsessionnelles qui fascinent tant le lecteur : une esthétique du lieu en même temps qu’un essai de rédemption de celui-ci ( lieux de transit, de passages : cafés, hôtels, chambres, zones floues de banlieue) ; la recherche fiévreuse d’une identité exhumée d’un passé douloureux ; les strates d’une biographie écrite par d’autres que soi ; le surgissement, à l’improviste, d’une faune interlope entourée de clairs-obscurs, cernés de zones d’ombres indéfinissables ; la persistance d’une douloureuse mémoire toujours teintée d’amnésie ; un constant sentiment d’abandonnisme ; un éternel retour du même sous les espèces des paysages, des situations, des ambiances. Au travers de ce labyrinthe complexe, se dégagent quelques perspectives signifiantes, une manière d’alchimie conduisant à un roman du songe et de la dérive, de la présence et de l’absence, de la conflagration temporelle où, telles des eaux de ruissellement parvenant à l’estuaire, se mêlent les courants divers et contradictoires du passé, du présent et de l’avenir dont la trame, constamment échappe, se dilue, disparaît. Dans la lecture d’un Modiano, on n’est jamais situé soi-même, ballotté que l’on est entre des rives instables, des berges sablonneuses. Mais rien ne servirait de poursuivre dans cet essai de classification puisqu’aussi bien l’œuvre de Modiano est, par définition, inclassable. Sans doute est-il plus utile de déceler, dans son dernier ouvrage, le fondement qui s’y inscrit et soutient de part en part le projet littéraire. Nous essaierons de montrer qu’il s’agit, ici, de la problématique centrale de l’écriture, autrement dit de l’acte créatif et de ses essentielles motivations.

Résumé du livre.

On ne s’étonnera pas que Paris y apparaisse comme le point de focalisation habituel alors que la lointaine banlieue, la petite ville de Saint-Leu-la-Forêt précisément, constituera la source à partir de laquelle toute la structure narrative trouvera à s’édifier. C’est dans cet ilot, près de la forêt, que l’enfance de Jean Daragane, écrivain parvenu au terme de sa carrière, se constitua, il y a un demi-siècle. Dans le présent de la narration, nous sommes en 2010, l’écrivain vit à Paris où il mène une existence solitaire, retiré dans une manière d’autarcie dont il semble faire son ordinaire, ne consacrant presque plus de temps à l’écriture, se laissant bercer par le rythme lénifiant de « L’histoire naturelle » de Buffon, se prenant à longuement rêver, contemplant les frondaisons d’un arbre situé dans la cour d’un immeuble proche. Peut-être cet arbre, « un charme ou un tremble », joue-t-il en écho avec cette forêt de Saint-Leu qui constitua l’abri de l’enfance, certes, mais d’une enfance aux contours flous que, petit à petit, le roman nous dévoilera sous les auspices des divers protagonistes qui s’y illustreront.

Tout aurait pu se poursuivre ainsi, dans une simple dérive si, un jour, le téléphone n’avait sonné, avec au bout du fil, la voix d’un inconnu, Gilles Ottolini, lequel dit avoir retrouvé un carnet d’adresse appartenant à l’écrivain, objet qu’il souhaite lui remettre en mains propres. Un nom figure dans ce carnet, celui de Torstel, individu impliqué dans un fait divers, mais apparaissant aussi, au titre de personnage, dans le premier romanécrit par Daragane. Le problème est de savoir quel lien mystérieux relie le personnage de la vie réelle à son double de papier. Alors commence une enquête, en même temps qu’un vertige qui conduira l’écrivain sur les rives de son enfance, de sa jeunesse. Ce sera un carrousel de noms divers qui s’entrecroiseront comme le feraient les mailles d’un étrange destin. Personnages s’emboîtant comme des poupées gigognes, chacune contenant l’un des fragments de celui qu’est devenu Jean Daragane, sexagénaire. S’éclaireront, successivement, les silhouettes suivantes : celle d’Annie Arstrand qui recueillit l’enfant et lui servit de mère temporaire ; celle de Maurice Caveing, ancien professeur de philosophie ; celle d’une fille qui se nommaitChantal et son mari Paul auxquels sont associés des jeux dans les casinos, à Enghien, à Forges-les-Eaux ; une certaine Colette Laurent dont le corps avait été retrouvé dans une chambre d’hôtel, simple écho dans les arcanes de la mémoire ; puis aussi, comme dans un brouillard, Bugnand et Perrin de Lara qui « s’étaient perdus dans la nuit des temps » ; Roger Vincent, enfin une kyrielle de patronymes fumeux, comme lorsque l’on sort d’un mauvais rêve. Mais, parmi les feuilles de l’enquête remise par Gilles Ottolini, un nom ressort que Daragane se hâte de mettre en exergue, à la façon d’un précieux talisman, d’une gemme éclairant la nuit de sa demi-conscience :

« Il biffa au fur et à mesure les pages de grands traits au crayon bleu et il encercla de rouge le nom : ANNIE ARSTRAND. »

ANNIE ARSTRAND. Ce nom n’est pas isolé des autres par l’effet d’un pur hasard. Ce nom est plus qu’une simple identité retrouvée. Outre qu’Annie fut, en un temps lointain, une mère et possiblement une amante, elle devient, au fil du temps, l’image autour de laquelle s’ordonne toute écriture. On pensera inévitablement à la figure de l’égérie ou bien d’un amour sublimé dont se nourrit tout auteur pour donner corps à son œuvre. C’est cette présence hantant la mémoire de l’écrivain, de tout écrivain, et constituant la source vive de son inspiration, dont nous essaierons de comprendre l’influence dans ce qui suit. Mais aussi, toutes présences, aujourd’hui évanouies, oubliées, simples buées mais qui, en leur temps, furent fondatrices d’un être-en-devenir, cet être qui, parfois, ne parvient plus à se reconnaître lui-même et qui essaie de se recréer au travers de la résille complexe des souvenirs.

L’itinéraire de la création ou l’archéologie de la mémoire.

« Mais en lisant la biographie d’un écrivain, on découvre parfois un événement marquant de son enfance qui a été comme une matrice de son œuvre future et sans qu’il en ait eu toujours une claire conscience, cet événement marquant est revenu, sous diverses formes, hanter ses livres. »
Que cet extrait du discours de réception du Prix Nobel nous serve de fil conducteur pour comprendre les arcanes avec lesquels l’écrivain Jean Daragane a dû composer, son existence durant, avant d’arriver à ce jour où, retrouvant cet ancien carnet d’adresses, surgissent en lui les linéaments essentiels d’un parcours chaotique. Chaotique car Daragane flotte dans la vie sans réelle identité, simple image floue sur le cliché usé d’un Photomaton, « Enfant non identifié », alors que sa mère d’adoption, Annie Arstrand semble se dissoudre dans les ombres mêmes du passé, ce que Perrin de Lara confirme à l’écrivain, un soir, à la terrasse d’un café :

« La seule chose que je peux vous dire, c’est qu’elle a fait de la prison … je ne sais vraiment rien d’autre sur cette femme … »

« Enfant non identifié », voici la clé de tout le parcours existentiel de Daragane, voici la raison sur laquelle se fonde son écriture. Il s’agit, avant même de paraître dans le champ littéraire, de se retrouver, de découvrir ses propres assises, de rayonner dans son univers afin de le porter sur les fonts baptismaux du monde réel, celui où l’on vous reconnaît et où l’on vous fait le don d’une identité. Remontant à l’enfance et entreprenant de découvrir les stations de ce que l’on peut nommer un « chemin de croix », voici qu’apparaissent les schèmes signifiants d’un parcours erratique. En réalité, Daragane est cet enfant dont une impossible identification l’a conduit sur les rives d’un autisme. Corps fragmenté, diaspora spatio-temporelle, infinie dissémination de soi dont l’écriture obsessionnelle tâchera de réparer le manque à être, écriture s’essayant, laborieusement, méticuleusement, à rassembler en un possible cosmos les fragments épars d’une conscience éparpillée. Alors, toutes les tentatives narratives, toutes les fictions, y compris les plus invraisemblables n’auront de cesse de reconstituer le puzzle disloqué. Autour de soi, il faudra convoquer, comme autant d’images spéculaires chargées d’assurer la fameuse « assomption jubilatoire » lacanienne, la reconnaissance de soi, toute une multitude de spectres, de lieux, de situations.
Alors se feront jour, pêle-mêle, comme sur l’écran tressautant d’un antique film en noir et blanc, les icônes procédant à une mise en forme d’une architecture existentielle. Alors apparaîtront les cristaux emmêlés d’un troublant kaléidoscope : un fragment de Guy Torstel ; un morceau du magasin du Printemps, avec sa mère ; les pages de son premier roman « Le Noir de l’été » ; la chambre située square du Grésivaudan, la Butte Montmartre, entre Pigalle et Blanche ; la silhouette fuyante de Chantal, la pelouse des champs de courses ; la fuite de sa génitrice, à peine la consistance d’un souffle d’air ; la maison de Saint-Leu-la-Forêt ; Annie Arstrand, celle par qui il aurait pu venir au monde mais qui, toujours, lui échappait dans les brumes du passé ; Fabrizio Lupo, cet auteur que lui avait recommandé, un jour, Perrin de Lara, mais qu’il n’avait jamais lu ; toute une galerie de portraits, toute une suite de figurants indistincts qui se noyaient dans la brume d’automne. Puis, aujourd’hui, Daragane assoupi sur le canapé de son bureau et le téléphone qui sonne : « Presque rien. Comme une piqûre d’insecte qui vous semble d’abord très légère. Du moins c’est ce que vous vous dites à voix basse pour vous rassurer ». Le téléphone en tant que troublante métaphore venue dire à l’écrivain que rien n’existe si ce n’est à l’aune d’une résurgence de la mémoire, que toute écriture n’est que cette vibrante archéologie de soi, cette stalactite élevée dans l’espace à la force de sa conscience. Toute entreprise de création ne saurait se justifier qu’à la lumière d’un mouvement spéculaire, le monde reflétant le soi, le soi reflétant le monde, dans une infinie réverbération, un vertige où les choses n’apparaissent qu’à être cette illusion dont on constitue soi-même le foyer, avec cet éblouissement qui s’appelle la vie, à laquelle nous demandons de signifier.

Toute cette douloureuse recherche trouvait son point d’orgue, aujourd’hui, dans cette manière de no man’s land, « au creux de certains après-midis de solitude », alors que Daragane « se rappelait le titre d’un roman qu’il avait lu : Le Temps des rencontres. » Mais ce temps semblait s’être dissous, l’espace s’étrécissant à la dimension d’une peau de chagrin. La greffe culturelle, anthropologique, avait échoué sur les rivages d’une inconnaissance de soi. Ne demeurait plus que la greffe botanique dont l’ouvrage de Buffon, unique lecture, assurait l’être fragile. Le « passage à vide » devenait, pour l’écrivain parvenu à l’épilogue de sa propre fiction, une faille qu’il comblait à simplement regarder « un charme, ou un tremble, il ne savait plus. », comme si la vertu du végétal parviendrait à réparer cette faille inscrite en lui depuis toujours. « …dans les périodes de cataclysme ou de détresse morale, pas d’autre recours que de chercher un point fixe pour garder l’équilibre et ne pas basculer par-dessus bord. Votre regard s’arrête sur un brin d’herbe, un arbre, les pétales d’une fleur, comme si vous vous accrochiez à une bouée. »
« Un charme, ou un tremble … », comme si le lexique lui-même, indiquant aussi bien la fascination que la trémulation, voulait tracer, en filigrane, ce bonheur de l’écriture qui, toujours, recouvre les traces d’une douleur. Il ne saurait y avoir d’autre voie dans la création, laquelle est toujours, fondamentalement, création de soi.


Extrait.

« Il s’allongea sur le canapé et il ferma les yeux. Il avait décidé de faire un effort sur lui-même et de remonter, ne fût-ce qu’un instant, le cours du temps. Le roman, Le Noir de l’été, il l’avait commencé en automne, le même automne où il était allé un dimanche au Tremblay. Il se rappelait qu’il avait écrit la première page du livre le soir de ce dimanche dans la chambre du square du Grésivaudan. Quelques heures auparavant, quand la voiture de Torstel avait longé les quais de la Marne puis traversé le bois de Vincennes, il avait vraiment senti l’automne peser sur lui : la brume, l’odeur de terre mouillée, les allées jonchées de feuilles mortes. Désormais le mot « Tremblay » serait pour lui toujours associé à cet automne-là.

Et aussi le nom Torstel qu’il avait utilisé autrefois dans le roman. Simplement à cause de sa sonorité. Voilà ce que lui évoquait Torstel. Il ne fallait pas chercher plus loin. C’est tout ce qu’il pouvait dire. Gilles Ottolini serait sans doute déçu. Tant pis. Après tout, il n’était pas obligé de lui donner la moindre explication. Cela ne le regardait pas. »



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