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Limbes, Melania G. Mazzucco

Editions Flammarion 2015. Traduit de l’italien par Dominique Vittoz

jeudi 8 janvier 2015 par Alice Granger

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Ce beau texte de l’italienne Melania G.Mazzucco n’est pas spécifié comme un roman. En tout cas dès que nous l’avons commencé nous n’avons plus envie de le lâcher. Nous croyons que l’auteure raconte sa propre histoire, qu’elle est vraiment allée en Afghanistan comme une jeune militaire chef d’une section ayant pour mission, dans le désert aride et de tous les dangers, de nettoyer les champs de mines, de traquer les insurgés qui trament les attentats, et de reconstruire les écoles, les infrastructures.

Or, c’est un roman, parfaitement documenté. L’héroïne, Manuela Paris, est une femme militaire, et qu’elle soit à la hauteur d’un poste de commandement aussi bien qu’un homme est exceptionnel. Dans l’aride désert afghan, où les conditions d’hygiène sont dures, où la promiscuité est quotidienne, où l’intimité est presque absente, où le danger des mines et des attentats est partout, où la population afghane reste imperméable à la culture occidentale ce qui rend la communication très difficile, où la mort montre sans cesse son visage, la jeune femme fait très vite la preuve qu’elle est une vraie chef, qu’elle a une capacité de commandement et d’endurance dont on doit se demander d’où elle vient. A qui s’identifie-t-elle pour rejoindre une image de sauveuse sur le terrain en ruine le plus miné, le plus nu, le plus impossible, le plus extrême ? Ce roman est-il l’épopée très risquée d’un narcissisme qui vole en éclats en même temps que l’attentat au moment-même où il atteint son but, où l’image est incontestable et reconnue ? L’héroïne en tout cas ne peut rejoindre le lieu d’une jouissance de cette reconnaissance, elle reste inapte ! Le roman commence avec l’attente du retour de cette sorte de fille prodigue par la petite ville où elle est née et où elle a vécu une adolescence difficile. Tout le monde attend l’héroïne qui s’est distinguée dans sa mission en Afghanistan, et dont l’image exceptionnelle s’est visibilisée dans les médias par l’attentat, dont elle est l’unique rescapée !

Ce roman se rythme par un entrelacement entre le récit de la vie de Manuela Paris revenue en Italie, dans la région de son enfance, dans sa famille, après avoir été grièvement blessée dans un attentat, et l’évocation de sa mission en Afghanistan, aux limites de l’impossible, de l’aridité, du danger de mort permanent, et de l’extrême difficulté à se battre pour faire la preuve d’une capacité de commandement d’un peloton composé d’hommes quand on est une femme. Basculement incessant entre l’Afghanistan, où la jeune militaire qui se remet lentement de ses graves blessures espère retourner afin de boucler une mission restée incomplète (l’attentat s’est produit alors que le peloton allait inaugurer une école pourtant pas tout à fait finie), et la vie en Italie, là où il ne se passe jamais rien, là où pourtant la jeune femme jouit d’une notoriété incroyable à la suite de ses blessures, là où enfin elle est célébrée en tant que femme chef militaire. Ses graves blessures, qui ont failli lui faire perdre la vie, qui ont atteint la base de son crâne, et brisé ses jambes, qui l’ont laissée boiteuse, lui valent paradoxalement une reconnaissance des siens, dans son pays, comme inconsciemment elle l’avait toujours rêvé, qu’elle était allée chercher dans ce pays désertique de tous les dangers ! Nous pressentons qu’elle n’y retournera pas, et nous voyons des cicatrices encore rouges et douloureuses. Les cauchemars qui l’empêchent de dormir, ses cris chaque nuit, malgré les sédatifs, ne sont peut-être pas suscités seulement par l’horreur de l’attentat et par la culpabilité qui l’étreint parce qu’elle est la seule survivante de la troupe : on se dit aussi que le deuil d’une vie exceptionnelle dans les conditions de l’extrême, vouée à la reconstruction sur le terrain des ruines et de la violence insidieuse toujours en train de passer à l’acte, y est pour quelque chose. La jeune femme militaire a sans doute la plus grande difficulté à se séparer d’une image d’elle-même comme fille « hors-série » comme la nommait sa mère en contraste avec sa sœur qui n’était qu’une voiture de tourisme. Manuela Paris ne cesse, dans les pages de ce roman, de se ramener par l’évocation dans le désert afghan, là où elle était une femme militaire d’exception à l’égale d’un homme militaire à un poste de commandement, là-bas reconnue aussi pour des qualités humaines pas si courantes que ça, là aussi où elle pouvait croiser son regard avec celui des Afghans, notamment des femmes, et aussi des enfants. Le lent deuil se fait par un travail de mémoire du côté du pays nu où elle était allée mûrir, « L’Afghanistan était ma seule chance ». Mais aussi par le taraudage du sentiment de culpabilité qui atteint la survivante, et lui fait se demander, selon sa théorie de la divergence, qu’est-ce qui est intervenu dans la séquence des menus événements de cette journée-là de l’attentat pour que, infiniment retardée, elle ne soit pas tout à fait au cœur de l’explosion et ne soit que grièvement blessée alors que ses compagnons, devenus très chers à son cœur dans ces conditions extrêmes de leur mission commune, sont tous morts, alors même qu’il ne restait que quelques jours avant de rentrer.

Au cœur de ces très belles et poignantes pages sur une mission à haut risque en Afghanistan, où l’Italie contribue aussi à la reconstruction, au nettoyage des terrains minés, à l’éradication des insurgés, s’insinue une histoire d’amour avec un inconnu que Manuela Paris remarque de l’appartement où elle vit avec sa famille et qui loge dans une chambre d’un hôtel en cette saison vide. Celui-ci l’observe aussi, sur son balcon. Une idylle naît entre eux, une attirance inexplicable, vertigineuse, peut-être parce qu’il reste très mystérieux, ne disant rien de lui, comme s’il était étrangement coupé de son passé, comme en transit là dans des limbes étranges, toujours sur le qui-vive, interdisant qu’on le prenne en photo, tremblant quelquefois. D’un côté il y a la jeune femme militaire elle aussi dans des limbes d’où il semble difficile de sortir, avec ses douleurs, ses cicatrices rouges, ses béquilles, ses cauchemars, son désir de pouvoir revenir à sa vie héroïque dans le désert afghan pour une mission presque impossible, et de l’autre cet homme séduisant, plus âgé qu’elle, qui comme elle semble amputé de sa vie passée. Peu à peu, ils se reconnaissent l’un dans l’autre. De l’impossible joue entre eux, maintenant une béance radicale quant à une histoire commune qui pourrait se concrétiser. A la fin, quelque chose l’a forcé à disparaître, mais des lettres, qu’elle doit brûler après les avoir lues, lui racontent son histoire et ce qui a fait irrémédiablement basculer sa vie, imprimant une cassure, une séparation, un deuil, une perte, la distance infinie d’un blanc. Manuela Paris, au moment où elle apprend que l’armée la reconnaît inapte à retourner sur le terrain afghan, vit le transfert de la douleur qui la traverse, douleur d’une castration irrémédiable, d’une perte d’elle-même héroïque, hors-série, vers la douleur d’être séparée de l’homme qu’elle aime, un homme qui a perdu son nom, son identité, et dont elle ignore le nouveau nom, la nouvelle vie qu’il va devoir s’inventer. On espère des retrouvailles, dans une sorte de renaissance, de résurrection, mais là le roman s’arrête.

Il y a dans ce beau texte une analyse fine de l’identification de cette fille hors-série, qui résiste à la vie ordinaire dans cette petite ville côtière d’Italie où il ne se passe jamais rien, qui ne cesse à l’adolescence de sortir du rang par des actes rebelles voire délinquants, à un grand père qui fut aussi militaire en Libye en 1940, àauprès de qui sa petite fille, cent fois « sollicitait ces récits abominables » et à force de répétition il devenait un héros qui s’était battu tout seul, « tel Hector sous les murailles de Troie ». Ce grand-père Vittorio (prénom qui signifie victorieux !) Paris a joué le rôle de père. « Il racontait comment sa section avait tenu un avant-poste à six kilomètres de la première oasis, au coude à coude avec des soldats libyens, face à une division ennemie entière, tandis que le front intérieure cédait… cinquante degrés à l’ombre, les vivres qui n’arrivent plus… la faim, l’eau saumâtre, la dysenterie, les cadavres momifiés par le sable du désert… ». En Afghanistan, Manuela Paris retrouvera la même chose, comme si en différé elle partageait avec ce grand-père une expérience extrême commune, héroïque, hors-série, exceptionnelle, une mission par laquelle lui et elle se distingueraient comme des sauveurs, des personnages sortant du lot, de l’ennui du quotidien, de la vie ordinaire. Le grand-père garda sans doute toute sa vie la nostalgie de ce temps héroïque, où il n’était pas comme tout le monde, il resta à part, Manuela était la seule de ses petits-enfants qu’il aimait voir.

Le roman raconte une sorte d’épopée du narcissisme, qui vient se briser sur une blessure qui rend Manuela inapte, alors même que la divergence à laquelle elle doit la vie est ce croisement de regard avec un garçon auquel elle n’avait pu quelques jours avant donner le stylo que sa mère avait demandé pour lui. Le garçon et elle, ce jour-là où les militaires en mission sous son commandement devaient inaugurer l’école, croisèrent leurs regards et elle s’arrêta quelques secondes pour chercher le stylo à lui donner enfin dans son sac. Le garçon s’arracha à son regard et poursuivit son chemin, laissant à Manuela ce stylo qui on l’imagine lui servira pour écrire : l’attentat c’était ce garçon, il se fit exploser ! Quelques secondes de retard, pour raison d’un éclair d’humanité entre lui et elle dans ce pays miné, et elle échappe à la mort. Ce qu’elle perd est de l’ordre du narcissisme : l’image d’une femme si singulière, si résistante à une vie normale, si portée à s’engager dans une mission dangereuse salvatrice. La jeune femme, depuis toute petite, avait désiré être aussi héroïque que son grand-père voulait le rester en évoquant sa guerre en Libye ! Elle rejoignit une image d’elle reconnue qui soit à la hauteur de l’image paternelle de son grand-père que celui-ci garda au rythme des récits qu’il faisait à sa petite-fille.

Déclarée inapte par l’armée, Manuela Paris est forcée de naître à une autre vie, de sortir de ces limbes où ses blessures l’ont confinée, elle est enfin transférée parmi les humains, et contrainte d’être l’une d’entre eux ! Il a suffi d’une infime divergence, d’un éclair d’humanité entre la femme chef militaire et un jeune Afghan qui pourtant était sur le point de se faire sauter pour tuer, pour qu’elle soit donnée à la lumière d’une vie humaine et qu’elle l’accepte, non sans douleur, non sans deuil. Sans doute l’appel de l’amour, la possibilité de retrouvailles avec l’inconnu au nouveau nom, l’aide-t-il à franchir le pas de la vie !

En tout cas, le proverbe afghan mis en exergue du livre a été particulièrement bien choisi ! « Noire est la nuit, blanche sa fin. » Un blanc, une perte, un deuil, préludent à la renaissance dans une autre vie. A vivre. En sortant des limbes telles qu’en parle Dante.

Alice Granger Guitard



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