jeudi 15 janvier 2015 par Arnaud Le Vac
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« Je n’entends guère murmurer que le désespoir de ne pouvoir voyager dans les êtres et les choses. »
On s’étonnera un jour que des êtres comme Jarry, Apollinaire, Cravan, Picabia, Tzara, Vaché, Breton, Péret, Bataille, Artaud, Debord, Le Brun, aient tout simplement existé. Ont écrit ce qu’ils ont écrit et vécu ce qu’ils ont vécu, à travers le langage et la pensée, comme ils l’entendaient. Annie Le Brun, qui remet sans cesse en cause son existence, le dit elle-même : « Tout nous appartient et nous ne nous appartenons pas ». Ecrire, lire et vivre demandent une force de subversion peu commune. Une certaine négation à l’œuvre. Annie Le Brun, dont la lecture d’André Breton vient confirmer les plus vives aspirations de sa jeunesse, se confie ainsi au lecteur dès son premier recueil : « Je ne sais pas où je vais mais je sais ce que je méprise. Ne riez pas, vous n’en savez pas plus ». C’est immédiatement une affaire de sensibilité, de sincérité, de poésie. C’est comme ça et pas autrement. Annie Le Brun qui a préfacé les œuvres complètes du marquis de Sade n’a pas peur d’elle-même, de son corps, de sa pensée, de l’histoire. L’imagination et la liberté, dont elle parle volontiers dans Appel d’air (Plon, 1988, Verdier poche, 2011), lui vont à merveille. C’est ce qui fait d’ailleurs le grand jeu d’Ombre pour ombre qui referme ses dix recueils de poésie qui s’étendent de 1967 à 2003. Une œuvre poétique sans concession, qui n’a rien perdu de sa force d’insurrection et, qui par la force de sa parole va aujourd’hui comme hier droit au cœur du lecteur.
L’humour, oui, mais jamais sans la révolte. C’est ainsi que s’écrit pour Annie Le Brun la poésie. Dans un éclat de rire face à la philosophie ? Il faut se démarquer très vite de cette ironie du sort : « Mais j’oublie le temps — et — le temps ne m’oublie pas. J’avoue que j’écris ces deux phrases absurdes pour apaiser et me concilier lâchement les fonctionnaires des fonctionnements de l’être, non fonctionnant dans le non-être. » Annie Le Brun à un corps et sa grande sensibilité lui permet dans l’écriture de s’en servir à propos. « Qu’on ne nous trompe plus : le destin n’est qu’une perversion accidentelle déployée. Le corps est plus étendu qu’on a coutume de le supposer ; il est l’unique salle des pas perdus, et tout ce qui y est joué dépend de l’écho. » Le sens de la pensée concise, sans compromis, est l’une de ses grandes qualités. Annie Le Brun aime d’un tour de main formuler ses pensées : « La nudité de l’amour ne fait que commencer ». Ou encore, au lecteur : « Il faut être un lecteur sur le qui-vive pour découvrir le lien entre les intentions et les apparences ». Que recherche-t-elle ? Emouvante, prévenante, répondre à son seul désir : « A la recherche du feu, mes promenades suivaient les flaques d’eau qui déroulaient Paris entre mes jambes. » Peut-on aller plus loin, c’est-à-dire plus près des choses ? Oui. Annie Le Brun avance, comme un cri de ralliement surréaliste, cette formulation bien sentie (Sur le champ, 1967) : « La délicatesse est sauvage ou ne l’est pas » Et d’ajouter : « Proposition totalitaire par sa formulation passionnée, éthique par ses prétentions passionnelles, révolutionnaire par son contenu faussement paradoxal mais véritablement scandaleux ». Ce qui donne, on le voit, de très belles variations sur le désir : « De vous, des autres, de moi, je veux le feu qu’il est toujours possible de faire jaillir entre les pierres du temps ; mais le feu n’est à personne, le feu dévore les relations de cause à effet, se retrouvera toujours dans des regards que nous ne connaissons pas encore. » Ou bien, celle-ci (Les pâles et fiévreux après-midi des villes, 1972) : « Les pâles et fiévreux après-midi des villes, comme les jeunes repasseuses, je vous prends dans la bouche ». Ou encore : « Les grandes places à la dérive sous la flanelle des doigts ». Ou bien encore celle-là : « Elle se laissa lécher, en silence, jusqu’à ce que le matin passe sur le fond des faubourgs. » Le temps a-t-il été trouvé, perdu, retrouvé ? Voici ce qu’elle dit : « Par souci d’attitude théorique, j’insisterai sur la puissance et les joies inévitables de la pensée de type spirale, la seule qui puisse encore et sans cesse caresser. » Rien avoir avec la bêtise structuraliste, de près ou de loin, on l’aura compris, comme elle s’en explique dans ce livre redoutable à tout une époque : Du trop de réalité (Plon, 2000, Folio-essai, 2004), qu’est venu compléter depuis, l’admirable Si rien avait une forme, ce serait cela (Gallimard, 2010). Quelles époques qui n’entend rien à rien ! « Un rire éclatant, vraiment éclatant », dit-elle, dans son recueil Tout près, les nomades (1972), « Un rire de bientôt qui s’échappe comme un jaguar hypnotiseur égaré dans ma cage thoracique », et de conclure par cette formulation dont elle aspire avec le plus grand désir : « Il ne s’agit que d’être théâtralement vacant ». Un jeu, après tout, pour le jeu et sans parti pris : « Les seules fêtes sont souterraines comme le désespoir, dit-elle. On y joue à traquer la balle folle de ce qui est et de ce qui n’est pas. » Un jeu où la partie jouée permet entre autres de faire les plus fulgurantes rencontres de son siècle : André Breton et Guy Debord.
Ombre pour ombre, qu’Annie le Brun entend comme « sûrement en deçà de ce qui s’expose », ne relâche jamais son étreinte avec la poésie et la vie. C’est parce que la poésie ne tient à rien, dit-elle dans Appel d’air, qu’elle échappe justement aux autres façons de penser. Qui fait que la question Comment vivre fonde la poésie et la pensée qui demeurent. Rien n’échappe à Annie Le Brun qui, comble du genre, échappe à tout le monde. Ce monde n’est que peu à son image. Il manque d’imagination. Annie Le Brun n’hésite pas à aller au fond des choses pour le dire. Comme ici : « Seins de plumes sang de perdrix dans l’horreur tranquille des grandes villes. Je marche dans Paris, les femmes sont très pâles, balbutiant leur enfance et mangeant des fruits rouges. A chaque amant plus pensives et plus innocentes, elles portent encore au cou la cicatrice moirée de leurs vies imaginaires. » Et non pas de conclure sur cela, mais à l’écoute de la poésie, de renouveler la question sous un nouveau jour : « Quelle étreinte espèrent-elles donc soucieuses mais parées ? (Les écureuils de l’orage, 1974) » Ou encore, dans Annulaire de Lune (1977) : « Enfants du siècle, qu’avez-vous fait de votre cheval de Troie à bascule, de votre folie de sûreté, de votre morale qui n’est pas la leur ? » Un rien d’humour, de beauté et de liberté. De poésie. Face à des femmes et à des hommes refusant ce qu’ils sont, des êtres de désir et de rêve avant toute chose, dans un monde de plus en plus livré à lui-même : « Inutile d’insister, il n’y a plus de paysage porteur d’ombre, seulement une marée montante de signes cherchant à s’engouffrer au fond de nos prunelles. » Ainsi en va-t-il de cette poésie, fait de sursaut et d’éveil, et qui allant à l’encontre de la fatalité, tient fermement le lecteur dans ses pensées après la lecture. Annie Le Brun, d’une sensibilité considérable et d’un érotisme foudroyant, le sait : « L’amour vise toujours contre nature (Ouverture éclair, 1987). » C’est pour le lecteur, toujours désigné dans son écriture et par la complicité qu’elle entretient avec lui, un plaisir de la lire et de la suivre pas à pas dans cette grande aventure de la poésie, de l’amour et de la liberté.
Ombre pour ombre , 232 pages, 18, 30 €, 2004 - Gallimard
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