mardi 3 mars 2015 par Arnaud Le Vac
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« Sur les estampes / Le couple Yuan Yang / Nage au fil de l’eau »
D’azur au triangle vidé de sable est un recueil de poèmes où tout est en situation. Pas un mot, pas une image, pas une pensée qui ne surgissent ici de ce grain de la nuit et ne témoignent du temps présent. Le temps peut-il être semblable à un sablier que l’on retourne où à ces estampes que l’on offre aux mariages et sur lesquelles « Le couple Yuan Yang / Nage au fil de l’eau » ? La couverture de ce recueil reproduit une enluminure de la lettre « A » de la Bible de Wenzel : le plus ancien manuscrit allemand de luxe de la Bible. Le triangle est ici vidé de son sable, de sa substance même, comme l’a perçu « celui qui sait » (dédicataire du livre) dans un poème de Li Po. Le temps en cet azur traversé et habité, vécu à la mesure des plus grands bouleversements de ce siècle (contre-révolutions) et de ces évènements les plus considérables (révolution de 1968), s’écrit ainsi d’une toute autre façon. C’est de ce trait-là, relié au grand courant des choses et du monde, qu’écrit Alice Becker-Ho : « Mais dans la vie / On les envie / Leur air d’indifférence / Est la pire offense / Pour ceux / Nombreux / Qui n’ont pas pu / Qui n’ont pas su / De tous les jeux / Pratiquer le plus périlleux / Le plus heureux / Nager à deux ». C’est de cette distance-là, de cette nage à deux, que s’est tissé pour eux ce qu’il y avait de mieux à faire : « Dix mille années ! / C’est ce que nous nous souhaitions / Les jours anniversaires / Éternelles / Elles passèrent // Dix mille longues années / Déjà / Me séparent / de toi ». Et ainsi de ce qui reste de tout vrai amour, sans compromis avec le temps : « Dis-moi / Quelle est / A ce jour / La nouvelle favorite / Dont le mérite / Est/ De me rendre jalouse/ Qu’à mon tour/ Séduite/ Je l’épouse ». Étrange couple au vingtième siècle que ce couple Yuan Yang qui a réuni à lui seul d’un trait de plume Paris et Shanghai. L’Europe et la Chine : « Nos deux moitiés ne faisaient qu’un / Tu es parti / Une moitié de moi t’a suivi / Quand une moitié de toi / Restait ici en moi » L’un et l’autre, coûte que coûte, fidèle à leur enfance : « L’un comme l’autre / Comme une évidence allant de soi / Étaient assurés de cela / Leurs vies seraient très brèves / Désabusés / Ils sauraient en abuser ». L’histoire s’écrit en se vivant. Et ces viveurs-là savent de quoi ils parlent : « Il y eut les fêtes / Secrètes / Précédant / Et suivant / Les durs rites d’initiation / Le cérémonial / Fondamental / De l’attribution / Des noms // Il y eut / Par paliers / Les combats singuliers / Qu’il fallut / Confirmer / Il y eut / La confiance/ Éprouvée/ En tous lieux/ Sans défiance ». Pas de fausse histoire avec la poésie : « Il faudrait accepter / Mais quoi / Nous disions tout refuser / Le seul inacceptable / Imposerait-il sa loi ». C’est indubitable, il y a des résonances de la poétesse Li Ch’ing-chao (Li Quingzhao) dans la poésie d’Alice Becker-Ho. « Tu disais / Tristement je le crains / En souvenir ne resteront / Que les mauvais moments / J’ai répondu en riant / Je n’en crois rien // J’avais raison / Tu avais tort / Mes seuls souvenirs sont / Que tout fut si bien ». Que tout cela débouche inéluctablement sur une intériorité à toute épreuve, en voici la preuve : « Quelques mots / Très anodins / Tu les disais ainsi / Par jeu / Pour rien / En étirant une syllabe / Sur deux notes / Comme on sifflote // Par nostalgie / Je les redis / Et de nouveau / Chaque fois / Comme un enchantement / J’entends / L’écho de ta voix / Dans ma bouche ». Et il fallait s’y attendre, ce dont il s’agit ici, c’est avant tout un sens exceptionnel du partage : « Il y a que les gens gais / Qui savent être gais / Les gens tristes eux / Ne savent pas être gais / Et c’est bien triste // Mais quand le contraire arrive / Qui est le plus triste ». Se peut-il qu’une grande vision de la vie et de la poésie puissent ainsi voir le jour ? « Il est des lieux où n’entrent pas / Les impurs / Des paroles que n’entendent pas / Ceux qui ne savent pas / Il est des mots qu’on ne peut prononcer / Sans danger / Et des noms différents / Pour une même chose / Qui a bougé / Certains sont sacrés / Qu’on peut seulement chanter / A mi-voix / Comme pour soi ». Comme pour soi, dans un pari tacite fermement tenu, une parole donnée à la parole : « Tu as dit / Vingt-six / Nombre des Dieux / Je m’en acquitte / Au mieux // Un Alphabet / Secret / Doit y passer / Entier // Et chaque page / Porter l’aveu / D’un hommage / A deux ». Ce recueil de poèmes D’azur au triangle vidé de sable, publié en 1998 aux éditions Le temps qu’il fait, sous le nom d’Alice Becker-Ho, a de beaux jours devant lui.
D’azur au triangle vidé de sable, Alice Becker-Ho, 56 pages, 10,00 €, 1998 - Le temps qu’il fait
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