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Le castor, Mohammed Hasan Alwan

Editions du Seuil, 2015, traduit de l’arabe par Stéphanie Dujois

mercredi 8 avril 2015 par Alice Granger

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Face au castor qui est venu vers lui sur la berge de la rivière Willamette, à Portland aux Etats-Unis, tandis qu’il pêche, le quadragénaire saoudien Ghâleb, de retour dans cette petite ville où il fut étudiant pendant quelques mois sans décrocher de diplôme, sent « un passé plein d’angoisse et d’ambiguïté » dans les griffes de cet animal qui arrache la datte qu’il lui tend comme si « c’étaient des fruits qui ne repousseraient pas forcément d’une année sur l’autre. »

Ce castor, en lequel il reconnaît des traits de membres de sa famille (une sœur, sa mère, un frère), qu’il ne sait d’abord nommer, va permettre à ce Saoudien qui ne s’est jamais fixé nulle part de rassembler les bribes éparses d’une logique familiale et, peu à peu, de s’approcher d’une vérité qui, jusqu’à la chute du roman, s’esquive derrière une sorte de mal-être. Une vérité qui pourrait se dire d’abord par ces questions : pourquoi suis-je né, moi le fils aîné de mon père et de ma mère, puisque ma mère a impatiemment attendu que je naisse pour divorcer de mon père, qu’est ma vie si depuis le début je ne suis aimé ni de ma mère ni de mon père, si j’incarne leur séparation ? Et pourquoi est-ce que je me suis toujours dégagé, esquivé, séparé des ambitions qu’ont mises sur moi cette mère et son deuxième mari, ce père et sa deuxième femme, et d’autres ? Quelle est cette énigme qui se dit envers et contre tout par cette continuelle dérobade, et l’empêche de s’arrêter dans une vie réussie aussi bien professionnelle que privée ?

Ce roman sans doute nous offre beaucoup de détails sur la vie et la société saoudienne, mais il va plus loin, il nous interpelle jusque dans nos relations d’homme et de femme.

La liberté de cette femme, mère de Ghâleb, qui demande le divorce au moment même où elle met au monde un fils, ne se sentant pas enchaînée par le fait d’être devenue mère, est très inattendue surtout dans cette Arabie Saoudite où l’on imaginerait les femmes infiniment plus soumises… Au fil de ce livre, gronde la mise en accusation du père par cette mère qui lui oppose un homme qui assume tellement mieux… Curieusement, à cette mise en accusation de l’homme qu’est son père par sa mère, le fils Ghâleb oppose envers et contre tout une résistance à une réussite qui réparerait le père en échouant à tout, se faisant renvoyer de l’université, ne ramenant aucun diplôme de cette Amérique où son père l’a envoyé pour éviter que le beau-père intervienne avec plus de succès pour normaliser ce fils si instable, refusant d’entrer dans les affaires de son père, refusant d’épouser les femmes qu’on lui présente. On dirait que, envers et contre tout, cet homme incarne ce que la mère a reproché à son père au point de le quitter ! Et qu’il incarne une sorte d’impuissance cachée de son père, que celui-ci espère en vain réparer dans son fils !

Ce castor, Ghâleb se demande s’il l’a mal reçu, puisqu’il a fui sans le remercier pour la datte offerte. Mal reçu, c’est-à-dire pas entendu ce dont il s’agit à travers lui ? En tout cas, très vite il évoque son visage « couvert d’éraflures dont j’avais oublié toute l’histoire ». Chez lui, il n’a qu’un tout petit miroir, et après le rasage il s’enfuit « comme un prisonnier se serait évadé d’une salle d’interrogatoire ». Le castor l’aurait-il convoqué à un interrogatoire d’où il ne peut plus s’enfuir ? En tout cas, « Mon visage était une carte toute distordue. Un bout de peau où un général fou aurait griffonné la route de ses conquêtes, avant que la pluie ne s’abatte dessus ! » Un général fou ! Un père désirant que son fils répare ses failles bien cachées derrière d’apparentes conquêtes et réussites professionnelles ? Le visage de Ghâleb est couvert de cicatrices : imprimées certes par des adolescents de son quartier, mais surtout par celles semées par son père. Puis un grave accident de voiture avait couronné cette vie curieusement accidentée. « Ma figure était maintenant une aire de chaos, un terrain de litiges désespérés, et mon nez trônait au milieu comme le siège d’un juge qui aurait quitté les lieux depuis des siècles. » Aucun juge pour le défendre, donc…

Le castor est l’apparition d’un autre miroir. Dans lequel il sera peu à peu forcé de voir, au bout du roman, un autre lui-même, très différent de cette sorte de fils à papa, sans doute très rebelle, qu’il incarne jusque-là en croyant pouvant sans rien faire vivre jusqu’à sa mort avec l’argent de son père. Le narrateur, aux Etats-Unis où il n’a pas besoin de travailler, comme en Arabie Saoudite où hormis quelques tentatives de travail il a pu toujours se permettre de vivre avec l’argent de son père, dans la villa que celui-ci a mise à sa disposition, semble jouir des moyens de son père comme sa mère aurait voulu le faire mais sans y voir clair comme elle… Il faut dire qu’après le divorce d’avec sa première femme, le père paraît avoir très bien réussi, comme pour réparer la faille…

L’argent du père, qui permet à cet homme de vivre jusqu’à la quarantaine sans jamais avoir à s’assurer matériellement, en voyageant partout dans le monde, disparaissant à tout bout de champ, est le fil conducteur de ce roman. Ce fils explore les moyens du père comme la mère a refusé de le faire, mais il le fait comme sa mère, en ne travaillant pas lui-même. Ce n’est qu’au terme du roman qu’il sera forcé d’admettre cette vérité que sa mère avait très bien vue mais qu’elle a fuie en commençant une nouvelle vie avec un homme ayant le pouvoir de tout réparer et de lui offrir une vie solide… pas une vie dans une maison de castor, fragile barrage sur l’eau filante d’une rivière. Fils écartelé entre mère et père séparés, tentant pendant plus de quarante ans de réconcilier l’inconciliable afin de continuer à habiter la fragile maison du castor sur la rivière ?

« J’avais l’impression que mon père s’insinuait dans mon sang comme une maladie héréditaire et tenace dont je commençais à ressentir très physiquement les symptômes. » Tel un démon le harcelant jour et nuit. « Il était là à observer une longue rangée d’hommes s’avançant vers mon lit… » Une longue rangée d’hommes : des hommes qui ont le pouvoir d’assumer toute une tribu familiale, et dont le discours de (ou des) l’épouse atteste la puissance, la renommée… ou dénonce l’impuissance secrète telle la mère de Ghâleb. Comme si dans cette société d’Arabie Saoudite, par-delà la polygamie, le port du voile, etc. la liberté paradoxale et inattendue des femmes dont la vie matérielle est assurée par le mari (et à défaut par un homme de la tribu familiale) était la preuve de la puissance des hommes. D’un côté des femmes qui, une fois installées dans l’aisance matérielle, sont libres et gardent quelque chose de la petite fille, et de l’autre des hommes qui doivent assurer et fournir les signes extérieurs de richesses en restant un peu les pères de ces filles. En tout cas, cette sorte de sujétion des hommes par les femmes, par-delà une apparence de soumission des femmes, se dit par exemple dans ce roman par une des demi-sœur de Ghâleb, qui s’installe à l’arrière de la voiture de son frère sans le saluer, et attendant qu’il la conduise au lycée comme s’il était son chauffeur.

Mais la maladie héréditaire à laquelle il fait allusion ne serait-ce pas une résistance absolue de l’homme à jouer ce rôle du puissant, et en même temps tout faire pour paraître fort, respecté, connu, riche et accueillant ou gardant chez lui pour preuve des gens de son village d’autrefois dans le besoin. Le père de Ghâleb se présente comme quelqu’un qui, déménageant plusieurs fois après avoir quitté son pauvre village pour gagner la ville, changeant de métier et de maison, a réussi. Il a désormais une belle maison, qui peut accueillir non seulement sa famille proche, une sœur, mais aussi beaucoup d’autres personnes dans le besoin et très dévouées. Le fils Ghâleb a sa propre villa, attenante à la maison : le père, ne supportant pas son oisiveté et sa marginalité, l’a repoussé hors de sa vue, mais continue à l’assumer totalement. Le statut matériel de cette tribu familiale, autour de ce père que sa première femme a quitté en installant une faille, un défaut, dans sa puissance phallique, semble solide. Le fils aîné n’en doute pas, en même temps qu’il reste sourd à l’appel de son père pour le seconder et devenir comme lui chef de tribu.

Voici donc dans ce formidable roman un fils qui, tout à la fois, prend la faille du père que dénonça sa mère (et jamais il ne se mariera, ni n’assumera un statut matériel sans lequel aucune femme ne voudra de lui), et prend le mode de vie de sa mère entendant jouir sans accrocs de l’aisance matérielle due par l’homme (ainsi, ce fils croit que la fortune de son père est inépuisable, et qu’il n’aura jamais à travailler).

Pour redoubler ce choix de vie qui nous montre un garçon de plus de quarante ans menant sa vie errante de fils à papa qui ne craint pas que son père ferme le robinet malgré sa désapprobation, il y a sa relation de vingt ans avec une femme mariée Ghâda. Il l’a connue à vingt ans. Le mariage est impossible entre eux : l’incompatibilité entre les familles est un bon alibi, comme cela reste masquée la curieuse « maladie héréditaire » de Ghâleb, qui ne sera jamais comme son père confronté au risque du divorce. Ghâda se marie avec un diplomate, qui lui assure une vie matérielle sans souci ainsi qu’un standing mondain et des enfants. Les occupations et voyages de son mari lui ouvrent un espace de liberté infini, et c’est elle qui décide toujours des retrouvailles amoureuses et sexuelles avec son amant Ghâleb, dans toutes les villes du monde, où elle a les moyens de payer la chambre d’hôtel. Elle commande, il vient aussitôt, il obéit, elle s’en va, il accepte les longues périodes d’absence. Aucune chance qu’elle quitte son mari ! Elle est juste ébranlée lorsqu’elle croit que celui-ci, en polygame, vient de se marier avec une deuxième femme. Ghâda, de même que Ghâleb oscille en étant les deux à la fois entre la faille du père dénoncée par sa mère et le choix de sa mère de jouir sans s’en soucier de l’aisance matérielle assumée par un mari puissant, alterne entre le statut mondain et confortable de la femme de diplomate mère de ses enfants et le statut de l’amante allant rejoindre un autre homme auquel elle est fidèle depuis vingt ans, une sorte de double. Ghâda semble incarner la mère du narrateur qui serait à la fois avec son deuxième mari sans défaut et mais reviendrait lorsqu’elle le déciderait avec son premier mari répudié qu’elle aimerait toujours. Dans cette liaison, on dirait étrangement une réorganisation par procuration du couple parental séparé, où, dans une sorte de maison précaire comme les chambres d’hôtel ou comme les barrages que les castors font sur la rivière, le fils peut rester.

On sent très bien dans le roman que le séjour du narrateur dans la petite ville des Etats-Unis est précaire, même si le visa touriste va se transformer en en carte de séjour. Il n’est pas vraiment intégré à la vie de la ville. Il est là pour rien, pas pour des études, pas pour travailler. Il a une vie marginale dans son petit appartement, il boit et mange avec son voisin aussi résistant que lui à une vie formatée sur leur balcon commun, il trouve toujours des femmes pour le sexe, il va dans des boîtes, il boit beaucoup d’alcool. Bref, on sent qu’il va se passer quelque chose, mais jusqu’au bout on ne s’attend pas à la chute.

Pourtant, au fur et à mesure, on s’approche de la vérité. Et on sent s’affirmer la résistance. Celle de l’homme. Même si, de son côté, la femme, incarnée par l’épouse du diplomate, est rassurée, son mari ne va pas épouser une deuxième femme, elle restera la seule à jouir d’un solide et prestigieux niveau de vie, telle une éternelle petite fille. D’ailleurs, lorsque le narrateur fait cette remarque qu’elle est rentrée à Londres rejoindre mari et enfants avec sa tenue en cuir de prostituée qu’elle avait achetée à Portland pour exciter son amant, nous imaginons que c’est pour entreprendre d’exciter le désir d’un mari pour le dissuader d’aller encore voir ailleurs. Autant la situation de Ghâda semble rejoindre un statut solide immuable, autant côté Ghâleb font irruption des éléments annonciateurs d’une bascule, d’un agrandissement de la faille. Bien sûr la mort du père est envisagée. Mais reste le barrage qu’est l’héritage escompté.

Or, la dernière partie du roman fait entrer en scène le grand-père de Ghâled, dont d’abord il ne sait pas grand-chose, mais il poursuit une investigation auprès de personnes qui l’ont connu. Un homme comme par hasard fuyant, qui s’est marié très tard, a eu ce fils, père de Ghâled, qui a vécu là-bas dans le village lointain. Il disparaissait toujours et longtemps, on ne savait pas où il allait, il était peut-être un simple berger. Voilà, nous avons la lignée, le grand-père, le père, le fils. Une lignée de trois hommes qui résistent au fait de devoir être l’homme fort, puissant, riche, assureur d’un confort matériel et d’une réputation pour sa tribu familiale, femme et enfants ainsi que les êtres à leur service.

Le roman s’achève avec le testament du père. Et le fils se trouve nez à nez avec la vérité qu’avait parfaitement vue et fuie sa mère et que son père avait occultée toute sa vie par le barrage sur la rivière emportant tout dans son courant qu’étaient ses activités paraissant solides et lucratives. Soudain, le fils hérite de cette faille, de ce défaut, de cette castration. Et nous imaginons, puisque le roman ne le dit pas, que cet homme signifie alors pour la première fois ouvertement combien il est impossible d’assumer ce que les femmes attendent des hommes, dans la société saoudienne, et peut-être pas seulement. Le testament du père castre le fils en laissant le courant de la rivière emporter la précaire maison du castor, par la vérité sur sa fortune. L’héritier voit enfin son père comme il était en secret, il le voit dans la lignée du grand-père, et il doit s’inscrire à son tour dans cette lignée.

Ce roman extraordinaire de l’écrivain saoudien Mohammed Hasan Alwan réussit une sorte de renversement du statut de l’homme face au désir des femmes (saoudienne ou pas) d’être assumées en passant du père au mari. Voilà un homme qui, soudain, n’a plus rien. C’est ça qu’il hérite. C’est ça que le roman ose montrer. Le refoulé de cette faille que, pourtant, les hommes saoudiens voudraient peut-être se voir reconnaître, au lieu de devoir être forts, puissants, riches, avec à l’intérieur de cette poche de conforts matériels et de réputation toute une tribu familiale dépendante de lui. L’identification du garçon à sa mère, entendant jouir indéfiniment des moyens de son père en fils à papa comme elle est à l’abri de la fortune de son mari, tombe aussi. Si bien que le garçon semble ne pouvoir s’affirmer tel que par la perte, la faille, la castration, tout cela qui lui ouvre le temps d’une liberté très nouvelle.

Ce roman est passionnant, il se lit d’une traite, et témoigne d’une intelligence de la logique humaine complexe et contradictoire qui évoque la psychanalyse. En tout cas, nous partons avec le narrateur à l’intérieur d’un labyrinthe familial qui débouche sur une sortie qui vaut une coupure de cordon ombilical, qu’on imagine abrupte mais faisant hériter de la liberté, tandis qu’homme et femme ne pourront plus attendre l’un de l’autre la même chose. Cette réussite de l’ analyse d’une logique familiale qui va jusqu’à son dénouement, par un auteur d’Arabie Saoudite, nous paraît très inattendue, alors que le statut des hommes et des femmes qu’il nous montre semble par-delà la spécificité de cette civilisation nous interpeller jusque dans nos propres vies. Bravo !

Alice Granger Guitard



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