Traduction du grec par Françoise Bienfait et Jérôme Giovendo.
dimanche 7 juin 2015 par penvinsPour imprimer
Cette écriture dédoublée n’est pas nouvelle chez Kapplani, Le petit journal des frontières était déjà écrit de cette façon, à l’image d’une vie partagée entre la Grèce et l’Albanie. Mais dans ce texte intitulé La dernière page et où l’on retrouve cette bipartition du style, soulignée par la mise en italique du roman dans le roman, on entend partout comme un écho, chaque situation porte la trace d’une image fantomatique, d’une part secrète qui revient à la surface. Il y a bien sûr l’histoire du père et de ses parents partis de Thessalonique pour l’Albanie et de ce petit Albert devenu Isa, ce crypto-Juif contraint de perdre son identité pour échapper aux Allemands. Ce personnage secret, ce fantôme, cache, lui aussi, un fantôme, un amour interdit qui réapparaît avant qu’il ne meurt. Alors Melsi, le héros, journaliste et écrivain albanais vivant en Grèce et qui ressemble tant à l’auteur part à la découverte de ce que fût réellement l’histoire de son père à travers la lecture d’une ébauche de roman autobiographique retrouvé dans les affaires du défunt. Un père qui gardait en lui le souvenir d’une liaison éphémère devenue impossible dans cette Albanie d’Enver Hodja. Melsi partagera, lui aussi, ses amours, entre Ariane et une Anna hors de portée comme Méi-Zen l’était pour son père, l’une en Norvège et l’autre en Chine. C’est comme si, dans cette Albanie hors du monde, chacun s’était ingénié à trouver une part de rêve interdit - Peut-être fut-il tenter d’enfreindre un interdit,… , écrit le père du héros dans son roman à propos d’Isa et de Méi-Zen – il y a là comme une vie secrète hors de ce pays pour lequel on éprouve des sentiments ambigus.
Le double, c’est aussi la part de totalitarisme que le héros porte en lui. Isa a conquis Bora, mais sous le régime d’E. Hodja, il sera interrogé par un ancien rival.
C’était Akil O. ? Un ancien camarade de lycée, mais surtout un ancien rival ? Tous deux avaient jeté leur dévolu sur la même fille, Bora.
D’avoir vécu dans ce pays, sous cette dictature subsiste un sentiment de culpabilité Pourquoi et comment peut-on se sentir coupable quand on ne l’est pas
Pourtant, Isa doit se sentir coupable de n’avoir pas su protéger sa femme de son rival tout-puissant et il ne se sentira pas délivré tant qu’il n’aura pas accompli la promesse faite à Bora de le tuer.
Le jour où Bora mourut, le crypto-juif se fit la promesse de tuer l’Enquêteur (Akil O.)
Le roman se déroule sur trois générations, Melsi, son père Albert/Isa, et ses grands-parents. La Grèce et l’Albanie sont ballotées par l’Histoire, Melsi aura vécu sa jeunesse dans un pays cadenassé par un régime autoritaire, c’est ce long passé qu’il se réattribue en lisant le roman de son père. Roman où ce père écrit à propos de lui-même sous les traits de son héros Isa : il prit clairement conscience d’avoir trainé toute sa vie un sentiment de culpabilité. Et si c’était de cela qu’il était question dans ce roman. De se sentir enfin en paix avec soi-même. Et comment fait-on pour trouver la paix ? lui demande Ariane : Quand on reconnaît dans les fantômes qui nous hantent nos propres ancêtres explique-t-il.
Parti d’Albanie, Kapllani/Melsi retrouve des origines grecques, il se vit en descendant des Juifs de Thessalonique, il peut enfin envisager d’avoir un enfant :
Es-tu prêt à ce que nous ayons un enfant ? lui demanda-t-elle soudain.
Nous allons élever notre enfant dans un monde absurde ? lui demanda-t-il à son tour.
Le monde a toujours été absurde, mon amour, fit remarquer Ariane […]
Isa peut désormais, lui aussi se sentir en paix, il n’a pas tué son rival, mais il s’est accusé de l’avoir fait. Dernière page de ce roman lourd de secrets. Ce qui était voué à rester dans l’obscurité le fascinait. Il y puisait – il en était convaincu – son talent d’écrivain.
Le lecteur restera sur cette fascination qui donne envie de relire le roman une deuxième fois. Et pourtant cette deuxième lecture n’épuisera pas un texte riche de toute l’histoire des Balkans et de celle, si particulière, de l’Albanie.
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