Editions 10/18 Traduit de l’américain. 2011
vendredi 2 décembre 2011 par Alice GrangerPour imprimer
Ce livre qui nous raconte d’une manière incroyablement vivante la renaissance de la vie après l’horreur destructive de la dernière guerre mondiale est écrit par l’Américaine Mary Ann Shaffer (décédée en 2008) et par sa nièce Annie Barrows. Le style époustouflant de vivacité, d’humour, de simplicité vient du fait qu’il s’agit d’échanges épistolaires entre Londres et l’île de Guernesey, de janvier à septembre 1946. Le choix de l’écriture de lettres fait que nous voyons la vie en train de se vivre dans chacun de ses détails les plus ordinaires, aussi bien pendant l’Occupation allemande dévastatrice que dans l’année qui suit la fin de la guerre. Sur le terrain brutal de la destruction, qui s’écrit littéralement dans le paysage de l’île occupée, avec la disparition des arbres, les routes défoncées par les blindés allemands, tandis que les habitants ont en permanence la faim au ventre, puis ensuite dans les difficultés de la renaissance de la vie, l’écriture pleine d’humour, de drôleries, de remarques en apparence toutes simples mais toujours jaillissantes, incarne la vie résistante, batailleuse, qui ne s’est jamais laissée intimider par l’horreur. L’écriture comme résistance, par la plume de ces deux auteures américaines qui se proposent comme porte-parole des résistants de l’île occupée de Guernesey. C’est remarquable ! Et revigorant !
Mais l’intérêt de ce livre, outre que l’on a vraiment beaucoup de plaisir à le lire, réside encore plus dans le fait que des habitants jusque-là très éloignés de l’univers des livres et de la culture se découvrent comme par hasard des résistants par l’écriture et grâce à des livres qu’ils ne pensaient pas pouvoir lire. Au rythme de l’échange épistolaire entre l’écrivaine anglaise Juliet Ashton, des habitants de l’île de Guernesey, et deux amis frère et sœur, on voit apparaître des personnages capables de lire des ouvrages de Catulle, des pièces de Shakespeare, etc. L’écrivaine Juliet Ashton, qui se laisse littéralement attirer par l’histoire de cette île occupée dont on lui a parlé, finit par y aller, après de nombreuses lettres échangées qui ont imposé les personnages. C’est elle qui écrit, elle a du succès, un éditeur riche veut l’épouser et elle aurait une vie bien installée et mondaine, mais peu à peu elle y renonce pour ne pas renoncer à autre chose, une sorte d’esprit de résistance de la vie assaillie par l’Occupation, que des personnages insolites derrière leur apparente normalité paysanne lui apprennent. Juliet Ashton est forcée par l’humilité, elle écrit certes, mais l’œuvre s’écrit d’elle-même par ces personnages qui d’abord lui écrivent, racontent, apparaissent si vivants jusque dans le dénuement le plus grand, puis qui lui parlent lorsqu’elle va vivre dans l’île. Ce sont de vrais personnages capables de lire, d’écrire, de parler, de raconter. Capables d’héroïsme, de courage, aussi, pendant la guerre. Juliet ne les regardent pas de haut, avec l’arrogance de la personne cultivée face à des culs-terreux demeurés. Au contraire, elle apprend de ces personnages réels. Elle se laisse attirer jusque sur leur terrain, là où la vie se reconstruit sur les décombres, sans jamais oublier, justement, que la résistance par l’écriture continue, même si la guerre est apparemment terminée. C’est pour cela que Juliet va rester sur l’île, ayant préféré un fermier à son riche éditeur, et gardant auprès d’elle une petite orpheline née de l’histoire d’amour entre une résistante très active et un officier allemand très humain, qui ne survivront pas à la guerre. Juliet, on la sent s’identifier à la petite orpheline, en ce sens qu’elle se déracine de sa vie d’avant, pour aller s’enraciner dans le paysage reverdissant de l’île, une parmi les membres d’une communauté humaine qui continue à être résistante par l’art de la parole, par l’écriture, par les livres. La leçon de ce très beau livre est qu’on peut lire et écrire même si l’on est paysan… !
En effet, c’est très drôle, comme cela a jailli ! C’est l’Occupation allemande à Guernesey, terrible, destructrice, dangereuse. Le couvre-feu a été instauré, qui interdit d’être dehors à partir d’une certaine heure. Si on ne s’y plie pas, on se fait embarquer, et déporter ! Bien sûr, la résistance s’organise, le système D aussi pour pouvoir manger un peu, en soustrayant de la nourriture aux Allemands. Les habitants sont très doués pour organiser une sorte de vie parallèle, de l’ombre, juste pour ne pas mourir de faim, et aussi, surtout peut-être, maintenir envers et contre tout une vie sociale en se voyant même après le couvre-feu. Bref, une poignée d’hommes et de femmes se sont réunis chez une femme qui a réussi à se garder clandestinement un cochon. Ils vont, pour une fois, se faire un bon repas autour du cochon rôti. Or, ils oublient un peu l’heure, et lorsqu’ils rentrent chez eux à travers champs, ils se font repérer et arrêter par une patrouille allemande. Le risque est très grand. De déportation. De mort. Alors, la trouvaille jaillit, dans une fulgurante intelligence de la résistance : quelqu’un dit aux Allemands qu’ils se sont réunis parce qu’ils ont fondé Le Cercle des amateurs d’épluchures de patates, une sorte de club littéraire où chacun vient parler du livre qu’il a lu, voire lit quelques lignes qu’il a écrit. C’est tellement insolite que la patrouille allemande ne les arrête pas, se bornant à les convoquer pour le lendemain, pour qu’ils s’expliquent plus précisément. Bien sûr, il y aura amende, mais personne ne sera emprisonné ! Mais le mensonge, lui, devra devenir vrai ! Et Le Cercle des amateurs d’épluchures de patates va se mettre en place, et fonctionner à merveille ! Chacun des membres va se surprendre à être capable de lire, écrire, penser. Lisant des livres, ceux qu’ils trouvent en temps de guerre, et qu’ils n’auraient jamais cru faits pour eux ! C’est d’un drôle ! Et cela rend humble ! Se méfier des gens crottés de terre qu’ont croit imperméables à la culture, idiots ! Au contraire, tellement de finesse fleurit de ces lettres, comme la nature elle-même lentement mais sûrement reverdit.
Juste quelques magnifiques citations, pour donner envie de lire : « Mieux vaut commencer par préciser que nous n’étions pas un vrai cercle littéraire, au début. … presque aucun de nous n’avait remis la main sur un livre depuis l’école. Quand nous les choisissions sur les étagères de Mrs. Maugery, nous avions peur d’abîmer du si beau papier. Je n’avais aucun goût pour ce genre d’activité, à l’époque. Je ne me serais jamais résolu à ouvrir mon premier livre, si je n’avais eu à l’esprit l’image du commandant et de la prison. … Plus tard, j’en suis venu à comprendre que MM.Dickens et Wordsworth pensaient à des hommes comme moi en écrivant. Mais, d’eux tous, je crois que c’est William Shakespeare qui y pensait le plus. Remarquez, je n’arrive pas à tout comprendre, mais ça viendra./ J’ai le sentiment que, moins il est dit, plus c’est beau. Savez-vous quelle est sa phrase que j’admire le plus ? ‘Le jour radieux décline, et nous entrons dans les ténèbres.’/ J’aurais aimé connaître ces mots le jour où j’ai regardé les avions allemands atterrir les uns après les autres, et leurs navires déverser des soldats jusque dans notre port ! » « Rémy a décidé de venir à Guernesey, en fin de compte. Dawsey lui a écrit. Il serait capable de convaincre un ange à renoncer au Paradis, quand il se donne la peine de parler… » « Suis-je amoureuse de lui ? Quelle drôle de question. Un véritable éléphant dans un magasin de porcelaine. Je m’attendais à mieux de ta part. La règle d’or du furetage est d’arriver en douce. » « Ma première robe neuve depuis quatre ans. Et quelle robe ! Elle a exactement la même couleur qu’une pêche mûre et ondule magnifiquement autour de mes jambes. » « Aussi improbable que cela puisse paraître, les Allemands autorisaient, voire encourageaient, les initiatives artistiques et culturelles insulaires… Au bureau du commandant, mes amis ont dû payer une petite amende et fournir le nom de notre cercle et la liste de ses membres. Le commandant a déclaré que lui aussi était un amoureux de la littérature : pourrait-il parfois assister à nos réunions avec des officiers partageant la même inclination ? » « Nous avons commencé à nous réunir à cause du commandant, c’est vrai, mais nous avons continué pour le plaisir. Aucun de nous n’ayant la moindre expérience en matière de cercle littéraire, nous avons inventé nos propres règles… »
Alice Granger Guitard
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